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3. Choix théoriques et méthodologiques de la recherche

3.2. Cadre théorique pour l’analyse des interactions

3.2.1. La psychologie sociale des processus cognitifs collaboratifs

La psychologie sociale des processus cognitifs a été développée principalement par le laboratoire CODISANT – mené par Brassac à l’université Nancy 2 depuis les années 2000173. Ses membres ont participé à définir la notion d’intercompréhension, au cœur de leurs recherches sur les processus cognitifs collaboratifs. Ils ont également composé un cadre théorique et épistémologique pertinent dont nous nous inspirons largement : constructivisme, externalisme, et dialogisation des actes de langage qui aboutit à notre notion de ‘valeur interactantielle’, etc. Ils ont enfin conçu une unité minimale d’analyse, l’unité en trois étapes, production d’un acte porteur d’un potentiel de sens, sélection d’un sens/production d’une réaction, et validation de l’hypothèse sélectionnée (présentée en 1.3.4.), reprise dans les analyses.

L’apport des travaux de cette équipe pour notre recherche est significatif : il concerne tant la définition de l’intercompréhension (cf. la définition en 1.3.1. et l’organisation de l’action conjointe en 1.3.4.) que la démarche d’analyse : puisque l’unité minimale d’analyse est composée de trois constituants au minimum, l’analyse de l’intercompréhension pour un acte ou pour une production nécessite de couvrir aussi les deux actes ou productions suivants au minimum, et en fait tout ceux qui sont produits jusqu’à ce que les interactants aient trouvé un accord : c’est ainsi que nous (analyste) construisons une hypothèse sur la ‘valeur interactantielle’ qu’ils y accordent (cf. 3.3.1.).

Enfin, les travaux produits par cette équipe nous ont également confortée dans l’idée que l’interprétant est un participant potentiellement puissant, dont l’hypothèse interprétative a une valeur égale à celle du producteur et qu’il joue un rôle déterminant dans la co-construction de la ‘valeur interactantielle’ des actes produits en interaction.

173 La fusion de l’université de Nancy 2 avec celle de Metz en une université de Lorraine a conduit ce laboratoire à être intégré à l’équipe d’accueil INTERPSY (EA 4432).

124 I. Cadrage théorique et méthodologique de la recherche 3.2.2. L’action conjointe

La théorie de l’action conjointe développée par H. Clark est en lien étroit avec la notion de cognition distribuée décrite plus haut (cf. supra p. 114). Elle permet d’envisager le résultat de l’usage du langage en interaction comme le produit d’une coopération coordonnée :

« Although conversations are created from utterances, they are more than the sum of their parts. » (H. Clark 1996, p. 318). Les interactions sont des actions conjointes, composées à la fois d’actions individuelles et d’un travail commun de coordination et de co-construction.

L’intersubjectivité (notion centrale dans la conception de l’intercompréhension, cf. 1.3.3.

p. 54) et la coordination (analysée au chapitre 6) sont des notions clés de son travail.

Par ailleurs, H. Clark étudie les occasions où des individus s’engagent dans une interaction pour accomplir quelque chose : ils construisent ensemble un projet commun, décident ensemble des parties du projet, et réalisent ensemble le projet ; H. Clark appelle

« opportuniste » cette vision de la conversation. Dans les interactions de service, les agents et les usagers se coordonnent pour définir un objectif adapté aux besoins de l’usager et pour le réaliser ensemble, en mettant en commun leurs compétences complémentaires (cf. 2.3.2. sur la notion de service, p. 83) : les interactions que nous analysons correspondent en tout point à celles qu’étudie H. Clark dans ce cadre.

Cette conception du déroulement des actions est à mettre en regard de celle de Suchman sur les plans et les actions situées. Elle propose l’exemple de la comparaison entre un plan d’attaque de rapides en canoë et la réalisation effective de la descente des rapides :

« The purpose of the plan in this case is not to get your canoe through the rapids, but rather to orient it in such a way that you can obtain the best possible position from which to use those embodied skills on which, in the final analysis, your success depends upon » (1987, p. 52 cité dans 2007, p. 18)

« I take both the projected course and the work done within the rapids to be crucial.

[…] the structuring of behavior is done not a priori, but in reflexive relation to circumstances that are themselves in the process of being generated, through the same actions that they in turn work to make comprehensible. » (Suchman souligne, 2007174, p. 19)

H. Clark et Suchman ont, de ce point de vue, tous deux une conception « opportuniste » des actions en situation. Les effets de cette adaptation spontanée sont particulièrement visibles dans la gestion de l’intercompréhension qu’opèrent les interactants, qui tantôt réussissent tantôt échouent (cf. 5.4. p. 312) et dans la négociation des objectifs à réaliser, qui se construit dans des échanges argumentés au coup par coup ou par des stratégies pas toujours efficaces (cf. 6.2. p. 347).

174 Cet écrit fait partie des réponses que l’auteur formule aux lectures faites de la première édition : il n’est pas présent dans l’édition de 1987, d’où notre référence à l’ouvrage de 2007, qui est référencé dans la bibliographie sous Suchman (1987 [2007]).

3. Choix théoriques et méthodologiques de la recherche 125 3.2.3. L’analyse des discours médiés

L’analyse des discours médiés, branche de l’analyse des discours, s’est développée aux États-Unis dans les années 1990 sous l’impulsion de R. Scollon. Cette forme d’analyse permet d’étudier la relation entre les actions sociales et les moyens qui médiatisent ces actions.

L’unité d’analyse de l’analyse des discours médiés est l’action médiée (mediated action), produite grâce à des moyens matériels médiatisants (Wertsch 1998) dans des circonstances particulières (sites of engagement). Les moyens médiatisants sont entendus dans un sens large : discours, corps, artéfacts, gestes, etc.

Sur le sujet de la relation entre discours et action, R. Scollon prend le contrepied des théories austiniennes sur le langage : Austin place au cœur de sa réflexion les actions qui sont réalisées par le langage175, R. Scollon s’intéresse aux discours qui servent les actions, qui les encadrent, les guident, les autorisent, etc., et aux discours qui sont induits par les activités des hommes.

Les productions verbales peuvent être des causes ou des conséquences des actions, en plus d’être des actes de langage. Certaines actions co-construites peuvent avoir besoin d’interactions verbales pour être produites, tandis que d’autres semblent pouvoir se passer de discours pour les médier. Les interactions verbales peuvent alors émerger, accompagnant une interaction sociale parallèle. Les échanges verbaux des transactions de service organisent et participent à mener les actions individuelles et conjointes nécessaires à la définition puis à la réalisation de l’objectif. Ces actions peuvent être verbales (conseil, renseignement, écriture, etc.) ou non verbales (échanger des documents, vérifier une information, tamponner un document, photocopier, imprimer, téléphoner, etc. Par ailleurs, les usagers ont besoin d’agir en dehors des interactions de service pour réaliser un objectif : les discours servent en grande partie à guider les usagers dans leurs actions (ce que nous analysons du point de vue de la construction des attentes, cf. 5.1. p. 211) ou à décrire ou évaluer les actions déjà engagées (cf. l’analyse de l’exposition de la situation-problème et de la construction du ‘dossier mental’, 6.1. p. 327).

La notion de « pratiques » est également importante dans l’analyse des discours médiés : R.

Scollon en fait le titre de son ouvrage de 2001, The Nexus of Practice (le « maillage des pratiques »176). Cette notion désigne le fait que les pratiques dans lesquelles les actions sont produites sont socialement et historiquement ancrées, dans un lien de « genre » (vertical) avec l’ensemble des autres expériences de cette même pratique, et dans un lien de temps (horizontal) avec les pratiques qui la précèdent et qui la suivent. Elle constitue un apport utile dans l’analyse des interactions administratives (comme elle l’est pour l’analyse des discours des professionnels du médicament étudiés par Mourlhon-Dallies, 2006, 2008) en ceci que ces interactions s’inscrivent dans une procédure plus large, dans une situation qui les dépasse ;

175 Quand dire, c’est faire dit le titre français de l’ouvrage archivant ses William James Lectures à Harvard en 1955.

176 Traduction de de Saint-Georges (2006) reprise par Mourlhon-Dallies (2009).

126 I. Cadrage théorique et méthodologique de la recherche

elles se construisent en fonction des interactions qui les ont précédées et de celles qui vont les suivre : chaque pratique à l’intérieur de ces interactions est produite en fonction de ce qui a déjà été dit ou fait et de ce qui reste à dire ou à faire. Mourlhon-Dallies considère que l’analyse des discours médiés, et en particulier cette notion de maillage des pratiques, permet d’analyser les « trous » du discours :

« Cette notion légitime également notre traque des ‘blancs’ du discours, de ses non-dits, qui sont autant d’évidences pour certaines praticiens et autant de chausse-trapes pour les néophytes extérieurs au domaine d’activité » (2009, p. 43-44).

Nous analysons la façon dont le maillage des pratiques rend la construction des attentes complexe, morcelée et chaque fois partielle (cf. 5.1. p. 211).