• Aucun résultat trouvé

LES TROIS SOURCES DE LA NORME

L a norme s’établit ainsi à travers trois domaines de vérité : le savoir, la morale, le pouvoir. L’injonction qu’elle introduit dans l'ordre technique et dans l’ordre social appartient à l’un de ces domaines, et c ’est là que les acteurs de la construction portent leurs conflits et les argumentent. Il faut considérer ici que le «savoir» sous toutes ses formes, savoir pratique, savoir technique, savoir faire, savoir de contrôle et toutes les connaissances mobilisées à les construire ou à les justifier, est une des sources de cette norme qui règle le rapport entre les formes techniques et les formes sociales de la construction.

- il permet la fédération des métiers. Il autorise la communication entre eux, il apporte à chaque acteur l’information nécessaire pour l’exécu­ tion de sa tâche,

- il fonde la spécificité des métiers, il soutient et justifie leur diversifi­ cation,

- il permet enfin d’exercer le contrôle.

Ce domaine dans lequel la norme puise ses justifications, ses prescrip­ tions et ses modalités mêmes — «le savoir» — est l’objet d’un eqjeu. Les institutions professionnelles visent à obtenir ou à conserver l’auto­ rité sur la production et la transmission du savoir.

La norme règle aussi la conduite et le comportement des acteurs. L’or­ dre règne sur les chantiers et la morale est ici utile à construire une manière de répondre à toutes les situations particulières de la construc­ tion. Elle justifie des stratégies professionnelles, elle construit les lettres de noblesse des métiers, elle transforme l’activité technique en devoir, elle en règle l’accomplissement. Ainsi se construit et s’adapte aux cir­ constances une morale spécifique du bâtiment. L’exhortation morale n’est jamais absente des comptes rendus des réunions de chantier. LE DOMAINE D U SAVOIR

LE DESSIN COMME SAVOIR FEDERATEUR

Le tracé reste un code auquel il faut être initié pour qu’il permette la transmission d’une information. Il ne révèle de l’édifice que la partie dont on entreprend l’exécution. Le tracé est un code opératoire avant d’être instrument de communication. Mais il préfigure le dessin et intro­ duit l’usage des systèmes de projection. C’est en référence à ces métho­ des de chantier qu’a pu être imaginée la représentation en coupe. Le dessin est d’abord la représentation de l’édifice inachevé ou en cours de construction. Le plan figure une étape de l’exécution. Il montre l’inté­ rieur de l’édifice, et, ce qui ne peut se révéler quand il est achevé, la manière dont sont reliés entre eux les ouvrages. Le dessin est fédérateur en ce qu’il désigne la tâche de chacun, définit les limites du travail de chaque corps d’état.

L a « d e scrip tio n des arts» révèle un ch a n ge m e n t rad ical d 'attitu de vis-à - vis du s a v o ir te ch n iq u e . A u lieu d 'e n faire une pratique in tra n sm issib le autrem ent que par l'e x p é rie n c e , et dont l’a p p ren tissage serait l'u n iq u e vo ie d 'a c c è s , on tente de réduire la pratique te ch n iq u e à d e s co n ce p ts et on la co n sid è re co m m e une sim p le a p p lica tio n de « p rin cip e s véritables et d ’e x p é rie n c e s s û re s» .

'Ce mouvement correspond à une modification dans la structure des mé­ tiers. Le pouvoir technique change de main, il passe des corporations de maîtres et d’artisans à l’élite intellectuelle d’une classe sociale en train de conquérir le pouvoir économique.

La description des arts autorise une norme concrète à laquelle soumet­ tre le travail de l’ouvrier et remplace le « savoir-faire » de l’artisan qui soumettait le bourgeois à son « bon vouloir ».

'L'APPLICATION DES SCIENCES

On ne saurait contester le rôle de la science dans la transformation des techniques, mais peut-être imagine-t-on trop facilement qu’elle entraîne ses effets dans les techniques par sa propre logique et dans le cadre de sa propre rationalité. Or, généralement, c ’est le technicien qui sollicite la science, il l’appelle à soutenir sa pratique. Ce n’est pas le scientifique -qui exporte ses découvertes.

LE COURS DE CONSTRUCTION

Dans la tradition classique de l’enseignement de l’architecture,, la cons­ truction ne se distingue pas de la théorie de l’architecture. Au début du

X IX ' siècle dans les écoles d’ingénieurs sont créés des cours spécifiques de construction. Ces cours viennent se substituer à un ensemble de cours spécialisés — stérébtomie, fondation, charpente, métré, et les en­ globent dans une problématique commune. Il s ’agit en effet de considé­ rer la construction comme une technique autonome. Le cours de cons­ truction n’est instauré à l’école des Beaux-Arts qu’en 1819. Le premier professeur fut Rondelet, précédemment professeur de stéréotomie. A.M.F. Jay lui succéda en 1826. Ce dernier restera professeur de cons­ truction jusqu'à la réforme de 1863. Cette réforme, inspirée par Viollet- le-Duc, supprime le cours de construction pour n’en faire qu’une partie du cours de «administration et comptabilité, construction et application sur les chantiers ».

Il pourrait paraître curieux qu’une telle réforme soit inspirée par un ar­ chitecte qui attachait tant d'importance à la construction. En fait cette mesure trouve sa cohérence dans la position de Viollet-le-Duc pour qui l’enseignement de l’architecture ne saurait se distinguer de celui de la construction.

Le cours de construction est un regroupement de connaissances diver­ ses, d’éléments empruntés dans divers domaines d’expérience et de connaisance, dont l'organisation est inspirée par la position de l’auteur sur le problème de l’organisation sociale de la construction. Le cour ; de construction fédère des connaissances, il constituerait ainsi un « savoir» au nom duquel organiser sur le chantier la fédération des métiers.

Le savoir technique n'a pas l’autonomie qu’on lui reconnaît, il est im­ possible de le distinguer des autres catégories de savoirs par des carac­ téristiques qui lui seraient spécifiques.

Il emprunte à tous les savoirs constitués et disponibles, et ces emprunts ne sont structurés entre eux que par rapport au problème particulier que pose celui qui les convoque à soutenir sa pratique.

Un savoir de circonstance qu'aucune préoccupation scientifique n'érige en domaine spécifique de connaissance. Le cours lui-même qui ramasse en une théorie particulière l’expérience du professeur ne vise qu’à l’effi­ cacité des futurs praticiens auxquels il s'adresse.

Le savoir technique qu’appelle la construction est une référence pour contrôler. Il est, sous la forme d'une règle concrète, le principe de ce contrôle. Si chaque exécutant conserve le privilège du contrôle et dé­ tient seul les moyens de l'accomplir, aucune fédération n'est possible. Si la règle au contraire introduit un contrôle absolu sur toute partie du

p ro ce ssu s, un ordre m ach in iq u e règne su r le ch a n tie r. L a norm e de co n trô le se co n fo n d a ve c la norm e op érato ire , au cu n e féd ératio n n'est plus n é ce ssa ire , la r è g le établit l’ unité de tous les p a rticip an ts.

E n tre ce s d e u x so lu tio n s extrê m e s s'é ta b lit une règle féd érative q u ’ap­ plique le co n trô le u r. E lle s ’appuie su r un s a v o ir qui s ’intitule « sa v o ir p ra tiq u e » , « sa v o ir te ch n iq u e » , « sa v o ir fa ir e » , « s a v o ir sp é cifiq u e » , et -q u ’ il faut no m m er « sa v o ir de co n trô le » .

LE DOMAINE DE LA MORALE

MORALE ET IDENTITE SOCIALES

-La référence à la morale est ici nécesaire à établir une règle interne de fonctionnement de l’institution professionnelle. Mais elle ne sert pas seulement à rendre les praticiens obéissants et respectueux des valeurs sur lesquelles repose la profession. Cette morale est en fait un discours subtile qui soutient et argumente la position économique de la profes­ sion tout entière. Il s’agit d’une manière d’exprimer une stratégie vis-à- vis des autres métiers dans le but de défendre des formes d’exercices et des positions économiques.

UNE MORALE POUR L'ARCHITECTE

La morale de l’architecte s’affirme comme morale libérale, contre la morale du commerçant ou celle de l’industriel. Elle consacre le choix, qui depuis la création de l’Académie a été fait par la profession d’un statut d’artiste parmi tous les autres statuts possibles. C’est dans la compétition entre les acteurs de la construction qu’est nécessaire cette référence.

UNE MORALE POUR LE BATIMENT— UNE ETHIQUE INDUSTRIELLE

Il y a une morale «bâtiment». Elle n’est pas explicite mais on la constate sur le chantier. Elle est présente dans le discours du coordina­ teur. Il ne gouverne pas le chantier avec les ordres qui sont transcrits sur le cahier de rendez-vous ni avec la menace d'utiliser les pouvoirs que lui donne le marché de différer le paiement ou de refuser l’ouvrage. Il dirige par son autorité personnelle. Elle repose tout entière sur sa capacité à tenir un discours persuasif. Le ton diffère suivant le person­ nage. mais le ressort est toujours le même, il est moral et la parole •moralisante.

LA RELATION AU POUVOIR

La reconnaissance sociale de l’activité de construire, l’institution des rôles dans des statuts ne résultent jamais que d’une concession accor­ dée par le pouvoir politique. Les métiers en échange de leur statut et des privilèges qui s'y attachent doivent assurer un service public ou payer ceux qui l’assurent à leur place. Ils participent ainsi à l’organisa­ tion de la sécurité et de la police, à l’administration politique et parfois même constituent la structure de l’organisation militaire. L’histoire des métiers est faite d’une série de connivences avec le pouvoir. En échange de leur fidélité à prendre en charge l’intérêt général, les métiers obtiennent délégation de pouvoir pour définir les règles de la protection du public. Ils s’efforcent, en établissant ces règles générales, de sauve­ garder leurs intérêts particuliers. Mais l’histoire des techniques est faite aussi de l’histoire des révoltes et des rébellions des techniciens contre le pouvoir.

Elle est jalonnée de diverses formes que prend le rêve sans cesse répété des professions de se substituer au pouvoir politique et d’utiliser le « sa­ voir technique» pour justifier leur compétence et revendiquer l’autorité .qu’elles auraient d’organiser la cité.

LES METIERS ET LA PROTECTION DU POUVOIR

Les métiers opposent une résistance farouche à toute tentative du pou­ voir royal de porter atteinte à leur privilège, et finalement, en 1776, l’édit Turgot supprime les corps de métiers.

LES METIERS- L'ORGANISATION MILITAIRE- LE SERVICE PUBLIC

L ’art de construire est ainsi souvent associé à l’ordre militaire. Le constructeur sait évoquer sa participation guerrière pour organiser sa propre pratique technique, et, de même qu’il conserve le souvenir de ses rapports à l'ordre religieux, il peut aussi à l'occasion s'inspirer du modèle militaire.

Les vocabulaires techniques de ces deux domaines de l’art échangent leurs termes, c’est leurs conceptions qu’ainsi ils s’empruntent, de là vient cette similitude qui apparaît dans leurs objets ou leurs projets. La norme de la construction ne s’établit que dans le difficile rapport qu'entretient l’activité de construire avec le pouvoir politique.

Comme le militaire, le constructeur présente son travail et sa force, comme neutre et disponible à tout projet que le pouvoir pourrait lui assigner.

DELEGATION DE POUVOIR ET QUALIFICATION PROFESSIONNELLE

L e pouvoir politique a remis aux professions le privilège de la qualification. L e s professions s'attachent à exercer ce privilège. Le u r objectif n’est pas de recons­ tituer un état de monopole au niveau de l'exercice professionnel, mais bien da­ vantage de conserver l'autorité sur la définition même de l’activité technique.

CHAPITRE IV