• Aucun résultat trouvé

Cette étude entend décrire cette stratégie d'appropriation du problème et de constitution d'un contre-public, fondée sur l'affirmation de la responsabilité politique des prostitué·e·s, dans une double perspective critique et génétique (Foucault, 1971, pp. 62-63). Je propose ainsi de rendre compte à la fois de ce qui permet et ce qui limite la genèse, les usages et les effets de la catégorie de « travail sexuel » comme contre-problématisation de la prostitution. D'une part la manière dont, en une quarantaine d'année, la catégorie est diffusée et appropriée dans l'espace public, les discours médiatiques, les mouvements sociaux ou encore les recherches scientifiques. D'autre part les raisons pour lesquelles, dans la même période, elle est régulièrement critiquée et contestée, de la part de prostitué·e·s, de militantes ou encore de responsables politiques. L'objectif est de mieux comprendre la situation actuelle des luttes et des conflits en France. C'est pourquoi j'adopte une approche socio-historique, visant à reconstituer les « divers cheminements » de la catégorie (Dufoix, 2011, p. 16). C'est pourquoi aussi je choisis pour point de départ la revendication en 1978 de l'invention du

« sex work », bien qu'elle ait lieu aux États-Uni, et j'inclue encore dans l'étude quelques autres pays, en raison des conditions internationales d'émergence, de diffusion et d'appropriation du « travail sexuel » en France, liées en particulier aux échanges inscrits dans l'espace de la francophonie.

Au début de la recherche, je prévoyais d'associer trois types de sources : des documents, des entretiens et des observations. Tout en complétant la bibliographie en sciences sociales et en suivant l'actualité des débats, j'ai collecté divers documents sur le « travail sexuel » et participé à plusieurs rencontres et manifestations. Rapidement, j'ai eu accès à de nombreux textes, l'opportunité de visiter les locaux de plusieurs associations, de rencontrer leurs salarié·e·s ou de discuter avec des militant·e·s. Autant d'occasions d'observer quelques moments du mouvement et certaines dimensions de la lutte, de me présenter et prendre contact pour des entretiens. Mais je me suis aussi trouvé confronté à une profusion d'informations, en raison notamment de l'actualité des débats, des nombreuses prises de position, de la profondeur des clivages, de la médiatisation du mouvement ou des usages d'internet pour les mobilisations. Pour les sélectionner, j'ai décidé de centrer l'analyse sur un corpus de textes, qui vise à reconstituer une présentation tendant vers l'exhaustivité des usages de la catégorie. En complément, j'ai aussi réalisé une série d'entretiens sur les parcours et positions individuels et collectifs pour contextualiser l'analyse documentaire.

Le corpus documentaire est constitué à partir de trois pistes de recherche : les attributions des origines de la catégorie, une hypothèse sur son introduction en France et des observations sur ses usages dans le débat public contemporain. Pour suivre la première piste, c'est-à-dire les revendications d'une part de l'invention du « sex work » par une militante étasunienne en 1978, d'autre part de sa traduction en français par un collectif québécois en 1992, j'ai réuni des informations sur les mouvements féministes et les formes commerciales de sexualité dans les années 1970 et 1980 aux États-Unis, sur les politiques publiques sur la prostitution et les mobilisations de prostitué·e·s au Canada dans les années 1980 et 1990. Ces informations proviennent surtout de publications scientifiques (en particulier Bronstein, 2011 et Brock, 1998) et d'anthologie produites par le mouvement (notamment Vance, 1984, Delacoste et Alexander, 1998 et Mensah, Thiboutot et Toupin, 2011).

La deuxième piste concerne l'hypothèse d'un lien entre l'introduction de la catégorie en France et l'organisation de la lutte contre l'épidémie à VIH/sida. Pour documenter les relations entre la prostitution et l'épidémie depuis les années 1980 en France, j'ai analysé des revues sur le VIH/sida (TranscriptaseS, le Bulletin

épidémiologique hebdomadaire et la Revue d'épidémiologie et de santé publique), des

revues d'associations de lutte contre le sida (Action d'Act Up-Paris, Transversal de Aides et le Journal du sida d'Arcat), des publications d'associations de santé communautaire en lien avec la prostitution (recherches-actions, évaluations, rapports d'activité et communiqués de presse du Bus des Femmes, de Cabiria et de Grisélidis) et les rapports des recherche menées sur différentes pratiques sexuelles rémunérées depuis la fin des années 1980.

Enfin, la troisième piste de recherche est constituée à partir du recensement des groupes impliqués dans le débat public contemporain. Cette partie du corpus concerne en particulier les publications du STRASS et du collectif Droits et Prostitution, des associations de santé communautaire et de lutte contre le VIH/sida, des réseaux internationaux d'organisations de travailleur·se·s sexuel·le·s, de leurs membres et d'autres travailleur·se·s sexuel·le·s (surtout des communiqués, dossiers de presse, tribunes ou manifestes). Elle concerne aussi, dans une moindre mesure, les publications d'individus ou d'organisations défendant l'abolition de la prostitution et s'opposant explicitement au « travail sexuel » (comme la revue Prostitution et société du Mouvement du Nid, les rapports de la Fondation Scelles, la campagne « Abolition 2012 », des tribunes ou des pétitions). Elle concerne plus généralement les différentes positions exprimées publiquement, par exemple par des organisations comme le Planning Familial, Europe Écologie Les Verts, Médecins du Monde ou encore Osez le Féminisme, des institutions comme l'Organisation Mondiale de la Santé ou le Conseil National du Sida (notamment des communiqués, tribunes, interviews, recommandations, rapports…).

L'ensemble de ces documents sont issus de fonds documentaires (les centres de documentation du Crips Île-de-France et de la Fondation Scelles), d'archives d'associations (Cabiria, Act Up-Paris, Grisélidis, le Bus des Femmes et la délégation du Rhône du Mouvement du Nid) et pour la majorité publiés sur internet. Enfin, j'ai complété les sources issues de ces trois pistes par des articles de presse portant sur

certains groupes ou évènements particuliers. Leur réunion constitue un corpus hétérogène de documents publics évoquant le « travail sexuel ». Si la profusion des productions francophones sur ce thème ne me permet pas de garantir leur exhaustivité, l'explicitation des pistes de recherche et des critères de sélection et l'analyse systématique de certains types de publication doit permettre de restituer au mieux la diversité des usages de la catégorie.

J'ai aussi réalisé une trentaine d'entretiens pour compléter et contextualiser les informations issues du corpus documentaire. À partir de l'analyse des documents ou de conseils d'autres informateur·trice·s, j'ai identifié et sélectionné des personnes qui ont exprimé une position publique – individuelle ou collective – sur le « travail sexuel », qui ont joué un rôle central dans les groupes concernés ou plus largement qui ont participé à certains moments des luttes et des conflits sur cette catégorie. Autant que possible, j'ai privilégié dans le choix des informateur·trice·s les personnes qui ont une expérience personnelle du « travail sexuel ». Là encore, je n'ai pas cherché à produire un panel représentatif mais à prendre en compte la diversité des expériences et des positions liées au « travail sexuel », en fonction des catégories exprimées dans les documents analysés et par les personnes rencontrées : prostitution de rue / sur internet / pornographie / autres activités ; régulière / occasionnelle ; identité de genre et sexualités ; parcours migratoire, situation administrative et langues parlées ; âge et génération. J'ai par exemple interrogé des médiatrices culturelles des associations de santé communautaire pour inclure les points de vue des femmes originaires de pays de l'Est de l'Europe ou d'Afrique subsaharienne, qui constituent une part importante de leurs usager·e·s mais sont peu visibles dans les discours publiques. J'ai donc rencontré des « travailleur·se·s sexuel·le·s » – quelles que soient les activités exercées et leurs manières de les nommer –, mais aussi des salarié·e·s ou bénévoles de différents collectifs ou associations, porte-paroles ou chargé·e·s de prévention, ou encore des chercheur·se·s en sciences sociales. La plupart se présentent aussi comme militant·e·s, et sont plus généralement multi-positionné·e·s entre plusieurs groupes et activités.

La majorité des entretiens réalisés (liste en annexe) font suite à des évènements militants auxquels j'ai participé, qui m'ont donné l'occasion de rencontrer directement certaines personnes et de discuter avec elles du projet. Dans les autres cas, j'ai contacté les personnes par mail et/ou téléphone pour leur proposer de réaliser un entretien, en

faisant valoir quand c'était possible une première rencontre ou une connaissance commune. Quelques entretiens ne sont pas réalisés en raison de difficultés à contacter les personnes identifiées ou à trouver une disponibilité commune. Enfin, une quinzaine de personnes n'ont pas répondu pas à mes sollicitations, en particulier des militant·e·s pour l'abolition de la prostitution, mais aussi d'autres pour les droits des prostitué·e·s. Les absences de réponse, par définition, ne sont pas motivées et sont difficiles à expliquer. Mais des hypothèses peuvent tout de même être formulées : ces personnes ont peut-être perçu le projet comme servant le camp adverse ; d'autres ont pris des distances avec la prostitution ou le militantisme ; d'autres enfin sont régulièrement sollicitées par des étudiant·e·s ou des journalistes et se sont déjà exprimées sur cet objet. De manière générale, ces cas ont en commun mon impossibilité de faire valoir un lien d'inter-connaissance comme base de confiance.

Une personne a explicitement refusé de me rencontrer. Elle a fondé son opposition sur sa relation au directeur de la thèse, qu'elle considère avoir personnellement bénéficié d'expériences collectives, à la fois scientifiques et militantes13. Cette rencontre, au début de la deuxième année de l'enquête, m'est apparue comme un rappel des liens multiples, parfois inattendus et incontrôlables, avec l'objet de recherche et de son histoire constituée notamment de relations antérieures à mon irruption, autrement dit comme un exemple concret des enjeux politiques de la recherche et de l'autonomie relative des chercheur·se·s. Elle m'a aussi permis de prendre conscience des limites de toute prétention à participer, par un projet de recherche, à une lutte politique : si l'enquête est bien un processus collectif, les bénéfices des résultats sont toujours d'abord individuels. D'une manière plus générale, certaines limites de cette enquête apparaissent, qui résultent de l'approche de ces luttes et ces conflits par le « travail sexuel » et les discours publics. Une première difficulté porte sur la prise en compte des positions des personnes qui n'ont pas accès à une parole publique (qui n'en produisent pas ou ne parviennent pas à la rendre publique), une autre porte sur la possibilité de rencontrer des personnes impliquées dans le mouvement abolitionniste ou s'opposant au « travail sexuel » (avec lesquelles je ne réalise que deux entretiens au final). Si mes liens, en partie antérieurs ou extérieurs à la recherche, avec

13 Pour un autre point de vue sur cette relation, voir le retour réflexif proposé par Lilian Mathieu (Mathieu, 2009).

certaines personnes ou certains groupes facilitent l'« entrée sur le terrain », ils participent donc aussi à le délimiter.

Pour réaliser ces entretiens semi-directifs, j'ai constitué un guide variable selon les personnes interrogées, portant généralement sur leur trajectoire et leurs propriétés sociales (notamment leur parcours militant et/ou professionnel), leurs pratiques et leurs positions par rapport au « travail sexuel » (les liens avec différents groupes comme les usages de la catégorie). J'ai pris en compte, pour les analyser, les conditions de leur production, c'est-à-dire la relation qui me lie à chacune des personnes interrogées et la situation d'interaction qui détermine les réponses formulées. Mais j'ai utilisé ces résultats comme des informations pour reconstituer le contexte de production et de diffusion des archives. Autrement dit, je ne leur donne pas un statut équivalent à celui aux discours sur le « travail sexuel » produits pour une diffusion publique, qui constituent le corpus principal de cette recherche. À chaque entretien, j'ai proposé aux personnes interrogées de relire et modifier la transcription si elles le voulaient. Certaines l'ont relue, quelques-unes ont apporté des corrections ou précisions, mais la plupart s'en sont abstenues. Je leur ai aussi proposé de choisir la manière dont elles sont présentées dans la thèse. Certaines personnes ont voulu rester anonyme, d'autres ont préféré que leur nom soit cité. Cependant, la plupart des personnes citées étant sélectionnées en raison des discours qu'elles portent publiquement, anonymiser les entretiens ne permet pas toujours de garantir la confidentialité de celles qui ne veulent pas être nommées. Avec ces méthodes, malgré ces limites, j'espère néanmoins restituer au mieux la parole des personnes que la recherche concerne en général et de celles qui y participent en particulier.

Plan

La thèse est constituée de cinq chapitres, portant chacun sur une étape du processus de construction du « travail sexuel ». Le premier, en décrivant l'émergence d'un secteur commercial du sexe et sa problématisation féministe conflictuelle dans les États-Unis des années 1970, présente l'« invention » du « sex work » comme une tentative d'inclure les premières « sex workers » dans le mouvement féministe. Le

deuxième chapitre, à partir de l'internationalisation du mouvement des sex workers dans les années 1980, liée en particulier à l'apparition de la lutte contre le VIH/sida, montre le processus de circulation et les conditions d'appropriation de la catégorie et sa traduction au Québec en « travail du sexe ». Le troisième chapitre porte sur l'introduction du « travail sexuel » en France dans les années 1990, pour désigner les prostitué·e·s sans les stigmatiser dans les recherches scientifiques et la prévention sanitaire, en réaction à la problématisation renouvelée de la prostitution avec l'apparition de l'épidémie de VIH/sida. Le quatrième chapitre analyse les premières appropriations du « travail sexuel » par des prostitué·e·s au cours des années 2000, comme construction d'un groupe par sa représentation, contre sa double définition par une problématisation migratoire et des politiques répressives comme « victimes » et « coupables ». Le cinquième chapitre enfin, de la création du STRASS à l'adoption de la pénalisation des clients, montre la définition du « travail sexuel » par la constitution d'un groupe organisé pour son autodétermination et sa reconnaissance, produisant une appropriation partielle du problème et un déplacement des objets et espaces de la lutte.

Chapitre 1 : L' « invention » du « sex work »

En novembre 1978, le groupe Women Against Violence in Pornography and Media organise à San Francisco la première rencontre féministe sur la pornographie,

Feminist perspectives on pornography. L'objectif est de définir une analyse féministe et

de développer une stratégie de lutte à propos de la pornographie et de ses effets sur les femmes. Pendant trois jours, des ateliers, conférences et tables rondes réunissent 350 femmes dont plusieurs figures du mouvement. La conférence se termine par une marche de nuit, « Take back the night » (Reprendre la nuit), lors de laquelle 3 000 femmes défilent à North Beach, un quartier dans lequel se concentrent salons de massages,

strip-clubs, librairies pour adultes et cinémas X (Bronstein, 2011, pp. 157-168). L'une des

participantes, Carol Leigh, publie par la suite un récit de la conférence, intitulé « Inventing sex work » (texte en annexe). Elle milite déjà dans des groupes féministes

depuis plusieurs années quand, à son arrivée à San Francisco deux mois auparavant, elle commence à travailler comme prostituée dans un salon de massages. Pendant la conférence, elle participe notamment à un atelier sur la prostitution, intitulé sex use

industry (industrie de consommation ou d’exploitation sexuelle). En réaction à ce terme

« used », par lequel elle se sent « objectified » (chosifiée), elle propose de renommer l'atelier sex work industry (industrie du travail sexuel). Ainsi revendique-t-elle l'« invention » du « sex work ».

Les termes « sex work » et « sex worker » apparaissent avant 1978. L'Oxford

English Dictionary signale des occurrences du premier dès les années 1930, défini

d'abord comme « étude scientifique des comportements ou des pratiques sexuels », puis à partir de 1970 comme « travail dans l'industrie du sexe, en particulier la prostitution », « sex worker » désignant alors une personne qui travaille dans cette « industrie »14. Si le terme apparaît avant, avec Carol Leigh c'est sans doute la première fois que le « sex

work » est approprié par une « sex worker » s'exprimant publiquement en tant que telle.

À partir de la mise en récit de cette « invention », il s'agit de restituer les conditions qui ont permis l'apparition et la circulation des premiers discours sur le « sex work » et des premiers groupes de « sex workers », au croisement de transformations socio-économiques et de mobilisations contestataires. Suite à la définition d'une « industrie du sexe » comme problème féministe, un conflit oppose certains groupes de ce mouvement à des femmes exerçant dans cette « industrie ». La redéfinition de leur activité comme « travail » constitue alors une tentative de dépassement de la contradiction apparente entre les analyses des unes et les expériences des autres.

Les années 1960 et 1970 sont marquées à la fois par un mouvement politique de « libération sexuelle » et par la visibilité croissante de formes commerciales de sexualité. À la même période émerge une remobilisation du mouvement féministe, avec notamment un courant « radical » qui développe une analyse de la situation des femmes associant violence et sexualité, en particulier à propos de la pornographie ou de la prostitution. Dans le même temps, ces groupes sont aussi critiqués par des personnes exerçant notamment la prostitution, notamment dans l'organisation Coyote ds défense

14 Un article de 1971 dans le New York Times énumère par exemple « les travailleur·se·s du bâtiment, les voleur·se·s, les postier·ère·s, les travailleur·se·s sexuel·le·s, les ouvrier·ère·s, et les inévitables chômeur·se·s » (Riley, 1971). Cf. Oxford English Dictionary, version en ligne, entrées « sex work » et « sex worker ». URL : http://www.oed.com (consulté le 12 septembre 2014).

des droits des prostitué·e·s, qui participent à la diffusion d'analyses, de critiques et de revendications de leurs activités en termes de « travail ». C'est finalement l'émergence d'un nouveau courant féministe et la contestation des analyses « radicales » qui permet l'inclusion des « travailleur·se·s sexuel·le·s » dans le mouvement féministe.