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2 La prostitution comme risque de contamination au VIH/sida

Le « travail sexuel » en tant que catégorie apparait avec la lutte contre le VIH/sida, en France comme dans d'autres pays occidentaux, en raison de l'association qui émerge au début des années 1980 entre l'épidémie et la prostitution. Les conditions dans lesquelles la catégorie est introduite et diffusée se rapportent donc à celles dans lesquelles est construite cette association, qui résulte moins d'une déduction logique des modes de contamination que de la conjonction de plusieurs facteurs socio-historiques, liés autant à l'épidémie qu'à la prostitution. La problématisation du VIH/sida se fonde sur des connaissances à propos de la maladie, des représentations de ses causes et des perceptions des risques. Mais elle tend aussi à reproduire des distinctions et des hiérarchisations entre des groupes différemment concernés par l'épidémie. Elle participe en particulier d'une stigmatisation renouvelée de groupes déjà minorisés, supposés porter une responsabilité particulière dans la propagation du virus. Les prostitué·e·s se trouvent ainsi impliqué·e·s, sans être particulièrement infecté·e·s, comme « risque de contamination » pour le reste de la population.

2 1 Transmission hétérosexuelle et « fréquentation de prostituées »

Le sida constitue rapidement un problème international de santé publique. Mais ce problème ne touche pas également tous les pays. En France, le nombre de malades et de mort·e·s augmente rapidement, plus vite que dans d'autres pays. Le premier cas est identifié en juillet 1981 à Paris, 47 sont officiellement reconnus l'année suivante. En 1983, sur 267 cas recensés par l'OMS dans quinze pays en Europe, 107 se trouvent en France. Et en 1984, sur les 180 cas reconnus dans le pays, 74 sont décédés (Grmek, 1995, p. 86). Faute de réaction des pouvoirs publics, le problème est d'abord pris en charge par de petites équipes de chercheur·se·s volontaires. Faute aussi de solution clinique, sa prise en charge est d'abord épidémiologique. À partir de janvier 1982, le Groupe de travail français sur le sida (GTFS) réunit des médecins hospitaliers, des représentant·e·s de la Direction Générale de la Santé (DGS, ministère de la Santé) et des membres de l'Association des médecins gais, pour collecter les cas et centraliser des informations, sensibiliser les médecins et avertir la population. En attendant d'identifier des causes médicales expliquant les symptômes et permettant des soins, on cherche des facteurs de risque pour prévenir les nouveaux cas, et « les malades [retiennent] toute l'attention en fournissant l'essentiel de l'information sur la nouvelle pathologie » (Setbon, 1993-1, p. 51).

Le problème ne touche pas non plus également tous les individus. Les « homosexuels masculins » représentent 92 % des malades enregistrés au niveau mondial en 1982, 90 % des malades de nationalité française en 1983, en majorité des hommes blancs de classe moyenne âgés de 30 à 40 ans (Grmek, 1995, pp. 85-86). Le sida, rapidement associé à l'« homosexualité masculine », est qualifié au début de l'épidémie de « Gay-Related Immune Deficiency » ou de « cancer gay ». Inversement, cette association participe aussi à l'identification des malades : la définition de l'homosexualité en « critère essentiel de diagnostic » crée « une sorte d'auto-confirmation » (Grmek, 1995, p. 56). L'association participe enfin à stigmatiser des malades, et par extension des gays en général, publiquement présentés comme responsables de leur situation. « Punis » titre ainsi Le Matin de Paris du 2 janvier 1982.

Elle mêle en effet « deux données distinctes : un fait épidémiologique et un fait social récent, la visibilité du comportement gay » (Defert, 2014-2, p. 288). Selon l'hypothèse du « mode de vie gay », l'épidémie découlerait de la « libération sexuelle » : les malades déclarant souvent un grand nombre de partenaires, les contaminations seraient liées à leur « promiscuité sexuelle » (Epstein, 2001-1, pp. 22-32). D'où une « dialectique de la honte » fondée sur « la tautologie de l'exclusion des sidéens par l'homosexualité et de l'exclusion des homosexuels par le sida » (Act Up-Paris, 1994, p. 207). Contre cette stigmatisation, des communautés gays se mobilisent aux États-Unis, avec par exemple la création en 1982 du Gay Men's Health Crisis à New York. Mais ces organisations participent aussi à reconduire l'association entre l'épidémie émergente et l'homosexualité masculine : « les communautés gays sont obligées de se l'approprier » (Epstein, 2001-1, p. 22).

D'autres populations sont touchées par l'épidémie dès son apparition, notamment des usager·e·s de drogues par injection et des personnes originaires de ou ayant voyagé dans les Antilles (pour l'Amérique du Nord) ou en Afrique subsaharienne (pour l'Europe occidentale). Ces groupes sont aussi touchés par les symptômes comme par les stigmates. Mais leurs ressources étant plus limitées, ils suscitent moins d'attention publique que les « homosexuels masculins ». Enfin, apparaissent des cas de contamination d'« innocents » : les hémophiles et transfusé·e·s (Grmek, 1995, p. 70). L'identification de corrélations statistiques participe à la production ou reproduction de distinctions et de hiérarchisations plus ou moins explicitées, entre types de contaminations et groupes de malades, dont certains sont jugés sinon coupables, au moins responsables. L'épidémiologie, par les usages sociaux de ses catégorisations, constitue une « science normative », « employant – et renforçant en retour – des conceptions non discutées de la normalité pour mesurer et classer les écarts à la norme » (Epstein, 2001-1, p. 14). En raison de probabilités statistiques particulières d'exposition à des risques de contamination, dans des proportions différentes et avec des effets variables, gays, usager·e·s de drogues, personnes ayant séjourné dans certains pays, hémophiles et transfusé·e·s sont ainsi constitués en « groupes à risque ».

La prostitution est constituée en problème par son association au VIH/sida et la construction de ces groupes. Si les « femmes » sont absentes des discours sur l'épidémie dans un premier temps, les « mères » (pour la transmission mère-enfant) et les

« prostituées » (pour la contamination des clients) y apparaissent rapidement (Musso, 2005, p. 42). Les prostitué·e·s sont donc identifié·e·s comme groupe social en raison de l'apparition de l'épidémie, mais le groupe ainsi constitué n'est pas équivalent aux autres dits « à risque ». L'intérêt pour la prostitution apparait surtout avec la découverte des modes de transmission de la maladie. Dès 1981, les chercheur·se·s du CDC ont « la conviction intime, sans pouvoir en fournir de preuves irréfutables », qu'elle est causée par une contamination transmise par voie sexuelle (Grmek, 1995, p. 37). D'où le risque que le syndrome sorte des « groupes à risque » et se propage à l'ensemble de la population. Entre 1981 et 1984, la proportion de femmes parmi les personnes infectées, notamment par un rapport hétérosexuel, passe de 3 à 6,5 % aux États-Unis (id., p. 81). Sur les 184 cas de sida déclarés en France entre 1982 et 1984, 55 ne présentent « pas de facteurs de risque connus » (DGS, 1984, p. 3). La multiplication des cas de malades « normaux » affaiblit l'explication de l'épidémie par les « modes de vie ». L'hypothèse alternative d'une infection virale apparait par analogie avec l’hépatite B, fréquente chez les gays, les usager·e·s de drogues et les hémophiles, qui concentrent alors 90 % des cas de sida (anonyme, 1984, p. 2). Le virus est isolé en 1983, son rôle étiologique et ses modes de transmission sont établis en 1984, son nom est adopté en 1986 : le virus de l'immunodéficience humaine (VIH).

Un article du Monde déclare en 1989 que « la prostitution joue un rôle croissant dans la propagation du sida » (Nau, 1989). Mais l'évolution ne concerne pas tant le rôle effectif de la prostitution que l'attention portée aux prostitué·e·s, qui augmente proportionnellement à la transmission hétérosexuelle du virus dans la seconde moitié des années 1980. Dans les déclarations trimestrielles publiées dans le Bulletin

Épidémiologique Hebdomadaire de la DGS, les « hétérosexuels » apparaissent pour la

première fois parmi les « groupes à risque » en juin 1987, en remplacement de la catégorie « pas de facteur [de risque] connu » (DGS, 1987, p. 126). Et à partir de 1988, la « fréquentation de prostituées » apparait comme l'un des « autres risques » pouvant être déclarés (DGS, 1988-1, p. 13), puis parmi les cas de contamination « indéterminée » (DGS, 1988-2, p. 73). La même année, dans une enquête menée aux États-Unis sur le multipartenariat et les risques de contamination, on propose pour la classification des partenaires sexuels : « quelqu'un que vous avez payé ou qui vous a payé pour un rapport sexuel » (AIDS Program center for infections diseases et al., 1989, p. 41). En 1989, le lien

entre multipartenariat, prostitution et transmission hétérosexuelle est explicité dans une synthèse des connaissances épidémiologiques : « La surveillance épidémiologique des sujets hétérosexuels à partenaires multiples, prostituées en particulier, pourrait permettre de détecter rapidement l'apparition du V.I.H. dans la population hétérosexuelle » (Vincenzi, 1989, p. 165). La rémunération des rapports sexuels, considérée comme signe de multipartenariat, devient un critère d'évaluation des risques de transmission, en particulier pour les clients hétérosexuels. Les prostitué·e·s apparaissent alors comme un « groupe à risque » particulier : « risque de contacter la maladie mais surtout risque de la transmettre » (Herzlich et Pierret, 1988, p. 1122).

2 2 La construction des risques de contamination

De même que la stigmatisation des « groupes à risque » en général, la problématisation de la prostitution par sa définition comme « risque de contamination » en particulier est d'autant plus efficace qu'elle renouvelle des représentations antérieures concernant plusieurs groupes minorisés (Patton, 2013). La relation entre prostitution et sida résulte d'abord de l'appartenance de certain·e·s prostitué·e·s à des groupes considérés comme « à risque ». Au cours des années 1980, d'une part la « prostitution masculine » augmente fortement, cette désignation regroupant le plus souvent les hommes, les travesti·e·s et les trans ; et une prostitution informelle apparait d'autre part, distincte des groupes et espaces historiques, généralement liée à la consommation de drogues. Ces évolutions de l'espace de la prostitution sont alors mal connues et les relations supposées relèvent plutôt de représentations : « prostitution », « homosexualité » et « toxicomanie » sont des pratiques déviantes, historiquement associées à des groupes marginalisés, pour certaines définies juridiquement comme « fléaux sociaux »29 (Cabiria, 2005-1, p. 71). La focalisation sur les relations sexuelles entre hommes et les injecteur·trice·s de drogues associe les prostitué·e·s aux « groupes à risque » les plus stigmatisés et construit ainsi la prostitution comme « l’espace du cumul des dangers épidémiologiques » (Deschamps, 2006-2, p. 2).

29 La loi n° 60-773 du 30 juillet 1960 autorise le gouvernement à prendre par ordonnance toute mesure pour lutter contre les « fléaux sociaux », parmi lesquels l'alcoolisme, la prostitution et l'homosexualité.

Cette relation entre prostitution et sida résulte aussi d'une représentation historique de la prostitution comme contamination, en France comme Canada ou dans d'autres pays occidentaux. Les prostituées sont « construites comme un danger pour la santé publique au XIXe siècle, en réponse aux paniques morales sur les maladies sexuellement transmissibles » (Sanders et al., 2009, p. 46). Le règlementarisme est par exemple théorisé par un médecin hygiéniste : un système de règlementations et d'institutions mis en place en France à la fin du XIXe siècle pour organiser le contrôle sanitaire des « filles soumises », avec leur enregistrement sur les registres municipaux, une surveillance gynécologique régulière et l'enfermement des « vénériennes » (Parent-Duchâtelet, 2008). Dans les premières années du XXe siècle, une campagne de lutte contre le « péril vénérien », en particulier la syphilis, défend encore un renforcement du règlementarisme et une surveillance accrue des filles publiques (Corbin, 1982, pp. 386-405). Ce système est finalement abandonné après la Seconde Guerre mondiale, suite au constat de son échec à limiter les épidémies d'IST. Dans les années 1980, l'homosexualité masculine est associée à la contamination « en partie parce que le mode de vie sexuel [des homosexuels] est dépeint dans la littérature comme posant des problèmes médicaux » (Epstein, 2001-1, p. 16). De même, la prostitution féminine apparait dans certaines publications spécialisées sur les IST (DGS, 1986, p. 2).

La représentation historique de la prostitution comme contamination perdure, l'apparition d'une nouvelle épidémie la réactive, d'autant plus en l'absence de politique sanitaire spécifique, autrement dit de moyen de contrôler les prostitué·e·s. Le système règlementariste est en effet abandonné en plusieurs étapes. En 1946, la loi du 13 avril promulgue la fermeture des maisons de tolérance en métropole, et celle du 24 avril instaure un fichier sanitaire et social des prostituées. Puis la Convention des Nations Unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui est ratifiée par la France le 28 juillet 196030. Deux ordonnances sont alors publiées les 25 et 27 novembre de la même année pour mettre le droit français en conformité : la première accroit la répression du proxénétisme, la seconde abroge le fichier sanitaire et social, soumet les prostituées au régime sanitaire de droit

30 La Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui, adoptée par l'assemblée générale des Nations Unies le 2 décembre 1949, considère notamment que « la prostitution et le mal qui l'accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine et mettent en danger le bien-être de l'individu, de la famille et de la communauté ».

commun et crée les Services de Prévention et de Réadaptation Sociale (SPRS), dépendants de la Direction départementale des Affaires sanitaires et sociales (DDASS) et chargés de la réinsertion des prostituées. Cette règlementation se fonde sur « une définition proprement sociale » de la prostitution, par opposition à « sa définition antérieure comme problème sanitaire, jugée discriminatoire » (Mathieu, 1999, p. 73).

Si la « réadaptation sociale » se construit bien en opposition au contrôle sanitaire, elle n'empêche pourtant pas le maintien d'un contrôle social. Dans les grandes agglomérations, des brigades de police sont chargées de la répression du racolage et du proxénétisme et répertorient fréquemment dans un fichier les prostitué·e·s actif·ve·s. En découlent des relations « généralement ambigües », prises dans des « stratégies croisées d'instrumentalisation » (Mathieu, 2007, p. 145), voire « des pratiques complètement mafieuses » de chantage au PV [entretien n° 21]. À Marseille par exemple, la brigade des mœurs associe au début des années 1990 le fichage informel à un « procès verbal arbitrairement mensualisé pour racolage » (Gaissad, 2010). L'abrogation de la règlementation de la prostitution et la définition des prostitué·e·s comme « victimes » s'accompagnent donc de pratiques qui les maintiennent dans des situations de dépendance et d'exclusion. L'apparition de l'épidémie de VIH/sida vient alors « remettre en question la pertinence des principes abolitionnistes d'appréhension et de gestion du phénomène prostitutionnel » (Mathieu, 2000-2, p. 69). Dans les débats sur le dépistage entre 1985 et 1987 par exemple, les prostitué·e·s sont évoqué·e·s dans les groupes spécifiques pour un dépistage obligatoire. Alors que le maintien d'une surveillance sociale participe à leur marginalisation, l'absence de contrôle sanitaire entretient les craintes anciennes que les prostitué·e·s contribuent à propager l'épidémie à l'ensemble de la population.

2 3 La responsabilité « dramatisée » des prostitué·e·s

La relation entre sida et prostitution apparait en 1983 dans l'espace public en France : Le quotidien de Paris du 11 août titre « Alerte au sida à Paris » en une, avec un article intitulé « Sida : le syndrome est dans le bois » (le Bois de Boulogne à Paris, lieu de prostitution pour des travesti·e·s et trans). « Au début de l'été 1983, la nouvelle maladie

est l'occasion (…) d'élaborer des clivages, des oppositions, de construire de l'autre une image négative et de le proclamer coupable. L'information sur le sida est dominée par un discours de l'accusation, du rejet, de la faute : c'est un discours sur l'autre et sur la menace qu'il représente » (Herzlich et Pierret, 1988, p. 1124). En 1987, un article du

Monde intitulé « Apparition du virus dans les milieux de la prostitution à Paris »

présente les résultats de dépistages menés dans un laboratoire d'analyse. Sur les 134 femmes prostituées testées, cinq sont séropositives, et tou·te·s le sont parmi une dizaine de travesti·e·s. Conclusion : « Les femmes et les hommes concernés, parce qu'ils n'ont pas cessé leur activité professionnelle, constituent déjà depuis plusieurs mois un risque important de dissémination du virus dans des milieux qui n'étaient pas connus jusqu'à présent pour être à risques » (Nau, 1987). La définition de la prostitution comme risque résulte donc autant de discours médiatiques que de connaissances scientifiques.

Ces représentations de la prostitution comme contamination sont aussi relayées par des responsables politiques ou scientifiques. Une série de réactions se concentre en particulier sur le Bois de Boulogne. En juin 1990, Michèle Barzach, ancienne ministre de la Santé et adjointe chargée des Affaires sociales et sanitaires à la mairie de Paris, propose de ré-ouvrir les maisons closes :

« La situation actuelle est inacceptable et effrayante. Les travestis en particulier sont pratiquement tous toxicomanes et séropositifs. Le bois de Boulogne est devenu le boulevard du Sida : on ne peut plus, on ne doit plus rester indifférent. Songez que les hommes qui fréquentent les prostituées du bois de Boulogne sont souvent mariés et que c'est comme cela que démarre bien souvent une chaîne de contamination hétérosexuelle. » (Nouchi, 1990)

En janvier 1992, après une campagne médiatique et plusieurs interventions policières, le préfet de Paris ferme les principales allées du Bois de Boulogne à la circulation automobile à partir de 21 heures. Cette décision, présentée comme une mesure de santé publique pour limiter la propagation du VIH, provoque surtout un déplacement de la prostitution vers les boulevards périphériques, accroissant l'isolement et les risques pour les prostitué·e·s. Jacques Ruffié, « professeur au Collège de France, membre de l'Institut », réagit « sur le plan de l'épidémiologie médicale » en publiant une tribune dans Le Monde : « le plus sûr moyen de freiner la contamination est d'isoler autant que faire se peut les porteurs de virus ». À l'inverse, « la fermeture des allées ne résout pas le problème : elle l'aggrave. En effet, toute cette faune pitoyable, et dans la grande majorité

des cas contaminante, ne va pas disparaitre du jour au lendemain. Désormais, elle s'infiltre dans les zones les plus fréquentées de la capitale » (Ruffié, 1992). Les prostitué·e·s, présenté·e·s comme majoritairement contaminés pour les hommes, potentiellement contaminantes pour les femmes, sont associé·e·s aux « toxicomanes », « homosexuels » et « travestis », moins parce que des pratiques seraient communes, que parce que les groupes se confondraient. Territoires et populations devraient donc être contrôlés pour éviter la « chaîne de contamination » hors de cette « faune pitoyable ».

Ces associations et appréhensions se diffusent dans les représentations de la population. Selon une enquête de 1987 sur la perception du VIH en France, 90 % des personnes interrogées sont favorables à un dépistage obligatoire pour les prostituées (le plus fort pourcentage parmi les différents groupes proposés) (Dab et al., 1988, p. 46). Dans une autre enquête la même année, à la question « qui peut attraper le virus HIV ? », « surtout les prostituées » arrive en deuxième (42 % des réponses), après « tout le monde » et avant « surtout les homosexuels » et « surtout les toxicomanes » (Trinquaz et Zorman, 1988, p. 19). La même année encore, la « prostitution » apparait pour la première fois dans le classement des « principales caractéristiques » et des « raisons invoquées » par les patients ayant demandé un test (Massari et al. 1987, p. 99). Les premières classifications épidémiologiques définissent bien la « fréquentation de prostituées » comme risque de contamination. Mais ces représentations restent dans un premier temps limitées à certaines publications scientifiques ou administratives spécialisées en santé publique. La stigmatisation des prostitué·e·s apparait avec la publicisation du problème et leur désignation comme portant une « responsabilité causale » dans la transmission de l'épidémie (Gusfield, 2009, p. 14). Les discours médiatiques sur le VIH/sida et les positions de divers responsables politiques ou scientifiques ne jouent pas un simple rôle de diffusion de ces représentations : ils participent à la stigmatisation des prostitué·e·s par leur « dramatisation » de la situation (Dodier, 2003, p. 144).

Les réactions à l'apparition de l'épidémie de VIH/sida reproduisent des distinctions et des hiérarchisations antérieures, notamment par les classifications de malades, des modes de contamination et des types de risques. La prostitution se trouve incluse dans ces classifications par son association à l'épidémie, du fait de normes

sociales antérieures concernant certains groupes minorisés ; de la stigmatisation des malades et des groupes les plus touchés ; de la réactivation d'une association historique entre prostitution et contamination ; de l'absence de politique sanitaire permettant un contrôle des prostitué·e·s ; enfin, d'une attention accrue avec l'augmentation des transmissions hétérosexuelles du virus. Au début des années 1990, les publications épidémiologiques définissent finalement moins « les prostitué·e·s » comme un « groupe à risque » que « la fréquentation de prostitué·e·s » comme « facteur de risque ». Mais ces classifications sont largement diffusées par des représentations médiatiques et des positionnements politiques, qui problématisent et publicisent la situation des prostitué·e·s, justifiant par leur « dramatisation » des réactions stigmatisantes et répressives. Ces réactions jouent alors un rôle structurant dans la construction d'un mouvement de lutte contre l'épidémie.