• Aucun résultat trouvé

1 Un mouvement international pour les droits des prostitué·e·s

La circulation du « sex work » résulte d'abord du projet, dans quelques organisations pour les droits des prostitué·e·s, de construire un mouvement international. L'idée est évoquée par Margo St. James dès 1975, mais elle prend forme dix ans plus tard, suite à sa rencontre avec Gail Pheterson, en lien avec le mouvement étasunien, en particulier Coyote et le NTFP, mais aussi l'organisation néerlandaise De Rode Draad (le Fil rouge). L'ICPR, créé en 1985, constitue alors une fédération des organisations apparues depuis le début des années 1970 dans différents pays, et permet la production et la diffusion internationale d'un corpus d'analyses, de critiques et de revendications sur le « sex work ».

Après avoir soutenu une thèse de psychologie sociale à l'université de Californie en 1974, Gail Pheterson s'installe aux Pays-Bas pour enseigner à l'Institut des hautes études en sciences sociales d'Amsterdam puis à l'Université d'Utrecht. À partir de 1979, elle met en place des « groupes d'alliance entre femmes », à partir des pratiques féministes de conscientisation, pour comprendre l'intériorisation et l'imbrication des oppressions. Sa rencontre avec Margo St. James, à l'occasion d'un colloque féministe à San Francisco en 1982, constitue « une opportunité de développer auprès des prostituées ses travaux sur les conditions de "prise de conscience" de leur domination par les femmes affectées d'un stigmate » (Mathieu, 2001, p. 132). Elle s'implique progressivement dans le mouvement pour les droits des prostitué·e·s. En 1984, elle assiste par exemple à un congrès du NTFP. Elle crée aussi un groupe de travail en Californie, avec entre autres Margo St. James, Priscilla Alexander et Carol Leigh (Pheterson, 2001, pp. 178-183).

De retour à Amsterdam, elle présente la situation du mouvement étasunien à un « groupe de parole » d'une dizaine de prostituées, qui se développe et devient en 1985 une organisation de défense de leurs intérêts, De Rode Draad. En 1987, il obtient des subventions, embauche des salarié·e·s et ouvre un local. Il propose différents services aux prostituées et développe une action « largement tournée vers l'information de l'"opinion publique", afin de lutter contre la stigmatisation des prostituées et de transformer les représentations communes de leur activité » (Mathieu, 2001, p. 126).

L'organisation bénéficie du soutien du Roze Draad (le Fil rose), un groupe d'une quinzaine de militantes féministes auquel participe Gail Pheterson, qui lui fournissent un support matériel et technique ou diffusent ses revendications, tout en préservant son autonomie de décision. Elle bénéficie aussi d'un soutien institutionnel lié au contexte de réforme de la législation sur la prostitution. Après une période associant législation abolitionniste, application règlementariste et tolérance de fait, une règlementation est adoptée aux Pays-Bas au milieu des années 1980, moment de construction de l'intégration européenne et d'augmentation des migrations internationales. Fondée sur une distinction entre prostitutions libre et forcée, elle vise notamment à accroitre le contrôle de l'immigration. Cette reconnaissance juridique partielle favorise alors l'adoption de discours sur la prostitution comme travail. Les pouvoirs publics se donnent pour mission de « se charger des conditions de travail des prostituées qui se prostituent librement, de la même façon qu'ils le font pour d'autres métiers », et le Rode Draad de « défendre, comme le ferait un syndicat, les intérêts de toutes les prostituées travaillant aux Pays-Bas » (Buijs, 1991, p. 11).

Le Rode Draad invite rapidement Margo St. James à Amsterdam, qui organise alors avec Gail Pheterson les deux World Whore's Congress (Congrès Mondiaux des Putains). Le premier, qui a lieu du 13 au 15 février 1985 à Amsterdam, réunit 80 personnes qui échangent sur la situation de la prostitution dans leurs différents pays. Elles rédigent la Charte mondiale pour les droits des prostituées : « Nous sommes solidaires de toutes les travailleuses et de tous les travailleurs de l’industrie du sexe » (ICPR, 1985 et en annexe). Enfin, elles annoncent la fondation de l'ICPR lors d'une conférence de presse regroupant des journalistes de différents pays. Même si « le congrès tend non pas à produire les "travailleuses du sexe" en tant que collectif organisé, mais davantage à consolider un groupe de représentantes professionnelles ou semi-professionnelles », sa médiatisation est « considérable » au niveau international (Mathieu, 2001, p. 143). Le second congrès, organisé en octobre 1986 au parlement européen de Bruxelles, réunit plus d'une centaine de prostituées de 18 pays qui adoptent notamment trois déclarations officielles sur les droits humaines, la santé et le féminisme.

L'ICPR, issu de la rencontre entre ses deux codirectrices et des relations entre plusieurs organisations, bénéficie donc par leur inscription dans différents réseaux de

ressources relationnelles, militantes et institutionnelles issues du mouvement féministe, d'organisations politiques ou de réseaux universitaires. Le comité bénéficie aussi de la participation de groupes de prostitué·e·s, qui lui donnent notamment une légitimité spécifique comme organisation du mouvement. Les congrès réunissent des membres de Coyote et du Rode Draad, mais aussi de l'English Collective of Prostitutes (Royaume-Uni), d'Hydra (Berlin), de Huren wehren sich gemeinsam (Francfort), du Comitato per i Diritti Civili delle Prostitute (Italie) ou encore d'Aspasie (Genève). La majorité des participant·e·s ont une expérience de la prostitution avec, pour « un nombre significatif », « une position relativement favorisée dans l'"industrie du sexe" » (Mathieu, 2001, p. 135). Les autres sont militantes féministes, intellectuelles, travailleuses sociales, professionnel·le·s de santé… Et la plupart sont originaires d'Amérique du Nord et d'Europe occidentale, faisant du caractère international du mouvement « davantage un vœu pieux qu'une réalité politique » (Kempadoo, 2003, p. 146). Mais à la suite des congrès, le comité entre aussi en relation avec des individus ou des groupes aux Philippines, en Thaïlande, Indonésie, Burkina Faso, Kenya ou Brésil (Pheterson, 1989, partie 4).

Il constitue surtout, en dehors de ces deux rencontres, un réseau de groupes locaux et permet la diffusion internationale de revendications. Il publie deux numéros d'une revue dirigée par les codirectrices, World Wide Whore's News, sur les organisations de prostitué·e·s et la situation dans différents pays. En 1989 est aussi publiée A Vindication of The Rights of Whores, une anthologie dirigée par Gail Pheterson présentant l'ICPR et ses principales membres, positions et revendications (Pheterson, 1989). Le comité produit des analyses de la prostitution inscrite dans des rapports de genre ou des échanges économiques et la défend notamment comme enjeu féministe et comme activité légitime. Il développe ainsi une « entreprise de normalisation », notamment dans le registre du travail, avec des discours sur les sex workers, la revendication de décriminalisation, de contrats, de droit de syndicalisation et d'amélioration des conditions de travail (Mathieu, 2001, p. 183). La notion de « sex

work » en particulier fonctionne comme un « opérateur d'agrégation », pour faire de

l'ICPR un représentant de l'ensemble des acteur·ice·s de l'« industrie du sexe » (id., p. 179).

Ce regroupement n'est toutefois pas évident et des conflits apparaissent, à propos par exemple des actrices de films pornographiques ou des hommes prostitués. Au Congrès d'Amsterdam, certaines militantes critiquent la distinction entre prostitution et pornographie, qui crée une inégalité de traitement, divise les femmes et renforce la domination des hommes. « Les tentatives de se distinguer du travail sexuel explicite renforcent le préjudice à l'encontre des prostituées et renforcent la honte sexuelle parmi les femmes » (Pheterson, 1989, p. 194). Mais des prostituées de la rue Saint Denis à Paris, régulièrement verbalisées pour racolage alors que la pornographie n'est pas réprimée, s'opposent à l'intégration d'actrices de spectacles et films érotiques. Un compromis est convenu sur une déclaration générale sans mention de la pornographie : « Nous sommes solidaires de toutes les travailleuses de l'industrie du sexe ». Ce « nous », unique dans les déclarations du comité, « devrait s'étendre les années suivantes avec une auto-représentation croissante de diverses travailleuses sexuelles » (id., p. 35). Le mouvement international des travailleur·se·s sexuel·le·s s'ouvre donc progressivement à d'autres activités du secteur que la seule prostitution. De la même manière, l'ICPR est d'abord une organisation par et pour des femmes prostituées et la présence de gays, de travesti·e·s ou de trans est possible mais problématique. Danny Cockerline, militant gay et pour les droits des travailleur·se·s sexuel·le·s au Canada, est tout de même désigné

ICPR gay prostitutes coordinator (coordinateur des prostitués gays pour l'ICPR). Le

mouvement international s'ouvre donc aussi progressivement à d'autres personnes de ce secteur que les seules femmes cisgenres19.

La circulation internationale du « sex work » résulte donc d'abord de la construction d'un mouvement international de sex workers. Fondé à l'initiative de quelques militantes, à partir des expériences étasuniennes en particulier, avec un positionnement féministe explicite, l'ICPR est majoritairement composé de femmes prostituées et d'abord centré sur des formes traditionnelles de prostitution féminine. Mais il donne aussi une visibilité médiatique et institutionnelle croissante à la catégorie en construisant une représentation politique des sex workers, progressivement ouverte à d'autres activités et d'autres acteur·trice·s de l'« industrie du sexe », incluant des enjeux variés comme les droits, la santé ou les migrations. Le comité participe ainsi, au

19 Les personnes cisgenres sont celles dont l'identité et l'expression de genre correspondent au sexe qui leur est assigné (par opposition aux personnes transgenres).

cours de la seconde moitié des années 1980, à fédérer des organisations et à diffuser des analyses, critiques et revendications, dans des pays d'Amérique du Nord, d'Europe occidentale et de quelques autres régions.