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Souffrance et rejet, distance et sacré

PREMIÈRE PARTIE : LE SALE OU LES ESPACES ABJECTÉS

CHAPITRE 2 : LES MENACES À L'INTÉGRITÉ

II. LE REJET DU ROYAUME DE DIEU

2. Souffrance et rejet, distance et sacré

Radclyffe Hall associe souffrance et religion : dans ses romans, la foi n’empêche ni de

souffrir ni d’être rejeté par Dieu. La Première Guerre Mondiale sert à explorer plus avant la théodicée car le massacre des hommes interroge la signification de la souffrance et, par conséquent, l’existence de Dieu. Le protagoniste de The Master of the House en particulier se

321 Radclyffe Hall, The Well, p. 203.

322 Munt, « The Well of Shame », p. 206.

323 Radclyffe Hall, The Well, p. 303.

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demande comment croire en Dieu quand, d’une part, la guerre est une machine absurde qui broie indifféremment les hommes de tous âges, de toutes confessions et de toutes

nationalités ; quand, d’autre part, il n’y a pas de légitimité à épargner certains soldats plutôt

que d’autres alors que leurs proches prient pour les sauver. Dans Adam’s Breed, la Première Guerre Mondiale permet à Gian-Luca de prendre la mesure de sa propre souffrance et de celle des autres, et à tenter de la dépasser en essayant de trouver Dieu alors que sa singularité l’a d’abord conduit à se couper de la relation à l’autre humaine ou divine. On retrouve la question

de la singularité chez le protagoniste de The Master of the House qui, à l’inverse de Gian

-Luca, est marqué positivement puisqu’il est l’élu de Jésus. Cependant, il refuse de s’incarner en Jésus et d’entrer ainsi totalement dans le royaume de Dieu parce que son exceptionnalité pourrait l’empêcher d’appartenir pleinement au monde des humains. Il est amené non seulement à accepter la souffrance comme partie intégrante de la vie, mais à la partager avec Jésus afin de la pardonner. D’Adam’s Breed à The Master of the House, Radclyffe Hall fait donc évoluer la thématique : à travers ses personnages, elle ne demande plus seulement pourquoi Dieu fait souffrir les créatures terrestres et accepte leur souffrance, mais comment elles peuvent partager la souffrance de Jésus d’une part, sa compassion d’autre part. Dans un renversement caractéristique de son écriture, Jésus ne serait plus celui qui laisse exister la souffrance parmi les humains et en porterait la responsabilité, mais la foi en lui réclamerait

des humains qu’ils partagent la souffrance portée et subie par Jésus.

Si la guerre fournit un matériau privilégié pour étudier la théodicée, les vicissitudes de

la vie posent également la question du sens à leur donner. The Sixth Beatitude semble orienter

le lecteur vers l’idée d’un au-delà heureux qui viendrait compenser une vie de labeur et de

misère, telle la sixième béatitude qui récompense les cœurs purs en leur permettant de voir

Dieu. Il s’agirait d’une rédemption de l’abjection qui reposerait toutefois sur le mécanisme binaire du Sale en ce qu’il oppose des espaces jugés contradictoires. La théodicée est abordée

plus explicitement dans Adam’s Breed. Les différentes formes d’abjection subies par

Gian-Luca l’amènent en effet à s’interroger sur la possibilité de dépasser la souffrance : « ‘if your God does exist and is good, as you think Him, Maddalena, then all these big problems must

come right in the end – but supposing you are wrong and God does not exist, is there any

hope for the world?’ »325. Dans le cas d’un monde sans espoir de délivrance, Gian-Luca

196 semble penser qu’il faut avoir la force d’un guerrier pour survivre326, au risque de devenir comme Teresa, son contrepoint.

Dès l’incipit, assistant impuissante à l’agonie de sa fille, Teresa choisit de s’isoler de

Dieu et des Hommes en répudiant la Vierge et son petit-fils. Le rejet s’exprime très

violemment à la fois dans les gestes et dans les paroles marquées par l’assertion, l’apostrophe

et l’opposition des pronoms I-you et I-he :

Majestically, Teresa turned and faced [the Virgin], and they looked at each other eye to eye. Then Teresa thrust the baby towards her, and the gesture was one of repudiation. ‘Take him!’said Teresa, ‘I give it to you, I have no use for him. He has stolen my joy, he has killed my child, and

you, you have let him do it – therefore, you can have him, body and

soul, but you cannot any longer have Teresa Boselli. Teresa Boselli has

done with prayer, for you cannot answer and God cannot answer –

possibly neither of you exist – but if you do exist, then I give this thing

to you – do as you like with it, play with it, crush it, as you crushed its

mother over there!’327.

La souffrance de Teresa entraîne une rupture totale du lien à la Vierge et à Gian-Luca, ce qui peut revêtir une forme de logique dans la mesure où la Vierge représente la figure maternelle par excellence (d’ailleurs les paroles de Teresa s’appuient sur le registre cause-conséquence) :

en la rejetant, Teresa répudie la maternité et, a fortiori, le bébé que sa fille vient de mettre au

monde. À la mort d’Olga, elle abandonne d’ailleurs tout sentiment ou geste maternels. Elle se

ferme en outre à toute relation à l’autre comme si elle devenait inaccessible. Si sa réaction

s’explique, le narrateur suggère d’emblée que Teresa fait néanmoins fausse route : le soulignent la vanité et l’égocentrisme du personnage dans le passage cité plus haut. La

souffrance qui met hors de soi, autrement dit l’abjection, ne devrait pas entraîner la rupture du

lien à l’autre et produire de nouvelles formes d’abjection. L’abjection nourrie d’abjection

mène à une impasse ; se dépouiller de ses émotions intérieures relève d’ores et déjà d’une

forme d’inhumanité au sens où la capacité à (res)sentir rend possible la relation à l’autre sans laquelle l’existence n’a pas de prix quand bien même la souffrance existe et ne disparaît pas : telle est la leçon à tirer du motif du Sacré Cœur dans Adam’s Breed. Le roman s’ouvre sur la description de la chambre d’Olga où Teresa a fixé sur le mur une Vierge en plâtre et un Sacré

326 « ‘I have always been a good fighter, and now I am fighting again. I am fighting to get to our God, Maddalena; I am like a poor sailor who looks for a light that will get him to port in storm’ », ibid.

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Cœur328. Est ainsi signalée d’emblée la relation très particulière que Teresa entretient avec la

Vierge et la foi : à travers les effigies, elle remercie la Vierge du pardon qui lui a été accordé après qu’elle a conçu sa fille hors mariage d’un autre homme que son mari. Il ne s’agit cependant pas pour elle d’effigies qui auraient un sens profond : « To Teresa it had stood for a symbol of salvation; she had sometimes condoned with its sufferings in her prayers, but never - no, not once – in her life »329. Elle ne s’interroge pas sur la souffrance de Dieu ou de la Vierge qui a perdu son fils ; elle en appelle seulement à leur indulgence : « In the oleograph

the Heart was always bleeding – no one ever staunched it, no one ever worried »330. Placée en

exergue du roman, le sens de la souffrance de Dieu, incarnée par le Sacré Cœur, devient un

leitmotif qui jalonne le parcours du héros. La chambre d’Olga devient d’ailleurs la sienne :

seules les effigies ont disparu, mais, comme les marques qu’elles ont laissées, la douleur

perdure ; le cœur n’est plus là, mais les blessures physiques (les clous) et symboliques (le

deuil d’Olga) sont toujours béantes : « Only the Virgin, together with her bracket, and the

Heart – whose bleeding no hand ever staunched – had gone, and in their place were the

wounds that Gian-Luca longed to prod »331. L’écho évident établi avec la première mention

du Sacré Cœur renvoie non seulement à la douleur de Teresa, mais suggère aussi que celle-ci

n’a pas été interrogée de la même manière que Teresa n’a jamais réfléchi à la souffrance de

Dieu. La mention suivante du Sacré Cœur montre que la douleur se transmet puisqu’elle

touche Gian-Luca. Dès le stade du nourrisson, Gian-Luca souhaite effacer la douleur en effaçant les stigmates sur le mur : « In the region of the wounds the paper hung torn and

jagged – it looked like mutilated skin; and Gian-Luca, all agog with primitive instinct, would

ache and ache to tear it away »332. Le recours au vocabulaire de la dégradation associe la

souffrance au Sale. Une fois encore, la souffrance (« the wounds ») produit la souffrance

(« ache and ache »), même dans le désir d’y mettre fin (« tear it away »). Ce mécanisme relie

en outre Teresa à son petit-fils : d’une part, les blessures qui restent au mur sont celles de

Teresa et de Gian-Luca par voie de conséquence ; d’autre part, la tentative du bébé pour

détruire la souffrance rappelle le geste de révocation de sa grand-mère. Dans les deux cas, il s’agit de blessuresd’amour que rien ne semble pouvoir effacer. Plus loin dans le roman, après avoir évoqué la peine de Gian-Luca qui se sent étranger aux siens, en particulier à Teresa, le

328 « [Teresa] herself had fixed the little wooden bracket that held the patient plaster Virgin, and hers were the hands that had nailed the Sacred Heart directly over the bedstead », ibid, p. 10.

329Ibid.

330Ibid.

331Ibid, p. 26.

198 narrateur ramène le lecteur précisément au Sacré Cœur. La douleur de Gian-Luca se manifeste ‘concrètement’ lorsqu’il se met à regarder les traces laissées sur les murs333, ce qui montre clairement que le sentiment d’étrangeté de Gian-Luca est provoqué par la blessure des origines. Néanmoins, cette blessure se répand comme les traces sur le mur laissé à l’abandon334 ; or Gian-Luca ne semble pas encore prêt à l’affronter335 bien que le narrateur signale qu’il dépassera sa souffrance336en retournant au Sacré Cœur. Gian-Luca choisit au contraire de s’engager sur un chemin trompeur : « And that was how Gian-Luca tried to cover

up the wound in the plaster – and in his own heart »337. Non seulement Gian-Luca se dôte

d’une devise338 héritée de sa grand-mère dont le lecteur devine déjà qu’elle se fourvoie, mais il tente de cacher les anciennes traces sur le mur en y fixant la nouvelle effigie de sa devise.

Le verbe tried annonce déjà son échec : ce n’est pas en comptant uniquement sur soi même et

donc en se coupant des autres que Gian-Luca peut surmonter la blessure d’amour originelle.

L’évolution du personnage est progressive : s’il éprouve la nécessité de se lier aux autres pour

dépasser sa souffrance, il n’y parvient d’abord qu’à travers ses amis les livres qu’il installe

dans sa chambre : « Alone in the room that had once been Olga’s, Gian-Luca made friends of

his books ». Il continue cependant à vouloir remplacer le Sacré Cœur par d’autres symboles :

après la devise, il fixe une étagère de livres sur le mur. L’écho entre les différentes scènes se

poursuit à travers le terme nail : « He made a shelf from an old packing-case, so that his

friends might be well lodged, and when it was finished he nailed it to the wall directly

opposite his bed »339.À nouveau, le personnage se leurre : l’étagère couvre à peine les

marques sur le mur340 et Gian-Luca continue à penser qu’il lui suffit de cacher les marques

pour apaiser sa souffrance341. Quand plus tard encore dans la vie de Gian-Luca les marques

semblent avoir disparu après qu’il a repeint la chambre342, la possibilité qu’il ne souffre plus est immédiatement minée par l’insistance sur ses habitudes pointilleuses qui témoignent d’une vie caractérisée par l’absence de changement : « Gian-Luca still lived with Fabio and Teresa,

333« his eyes wandered over to the wound above the bed », ibid, p. 63.

334 « it had grown in dimensions, for the thin, dry plaster had crumbled still further with the years », ibid.

335 « Gian-Luca no longer wished to prod it with his finger; he merely thought it very ugly; it seemed to add to his own desolation, itself so desolate a thing », ibid.

336 « There was something worth loving then […] something that he wanted to cling to.

He lifted his face and stared round the room, his eyes wandered over to the wound above the bed », ibid.

337Ibid.

338 « ‘I have got myself’ », ibid.

339Ibid, p. 80.

340 « The shelf was just long enough to cover the wounds that had gaped in the plaster for years », ibid, p. 84.

341 « ‘Bene!’ smiled Gian-Luca, ‘I have hidden them all now; they were ugly, I am glad that they are hidden!’ »,

ibid.

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still slept in Olga’s old bedroom »343, propos confirmés par la remaque suivante : « he

remained where he was from a sense of habit – he was like that now, a creature of habit »344.

Le motif des effigies revient une dernière fois dans l’explicit qui fait directement écho à l’incipit et au personnage de Teresa dont le destin apparaît ainsi structurellement lié à celui de

Gian-Luca. Le roman se clôt sur l’invective de Teresa qui répudie à nouveau la Vierge, cette

fois parce qu’elle n’a pas su empêcher la mort de son petit-fils. Les mots de l’incipit

résonnent345 alors même que Teresa revient sur sa parole :

I said to you: ‘Take him, I give him to you, you can have him body and soul!’ And you took him, and you broke him, and you starved him to death out there in the cold, English forest […] I know very well why you

did these things, you did them to break Teresa Boselli […] But she will

not serve you; she has come here to tell you yet again that she will not serve you!346.

Si l’on s’en tient à la signification des effigies, rien n’indique que Gian-Luca soit parvenu à panser ses blessures puisque le passage ne le concerne pas. En revanche, Teresa reproduit le même mécanisme qu’au départ : la souffrance qu’elle ressent se transforme en rejet de celle qu’elle tient pour responsable de sa souffrance. À nouveau, le narrateur suggère qu’elle se fourvoie en manifestant son égocentrisme pathétique et en ironisant quelques lignes après sur l’indifférence de la Vierge qui n’est qu’une sculpture en plâtre : « [Teresa] stopped abruptly,

staring up at the Madonna, who looked down with a deprecating smile – she could not help

that deprecating smile, it was moulded into the plaster »347. Il s’agit d’un écho inversé de

l’incipit puisque le pragmatisme de Teresa rappelle qu’elle ne s’était jamais intéressée à la

signification profonde des effigies348. Les derniers mots du roman soulignent à quel point

l’inaccessibilité de Teresa la rend abjecte : « for not in poor, faltering human speech could the

343Ibid.

344Ibid, p. 171.

345 Pour mémoire : « Majestically, Teresa turned and faced [the Virgin], and they looked at each other eye to eye. Then Teresa thrust the baby towards her, and the gesture was one of repudiation. ‘Take him!’said Teresa, ‘I give it to you, I have no use for him. He has stolen my joy, he has killed my child, and you, you have let him do it – therefore, you can have him, body and soul, but you cannot any longer have Teresa Boselli. Teresa Boselli has done with prayer, for you cannot answer and God cannot answer – possibly neither of you exist – but if you do exist, then I give this thing to you – do as you like with it, play with it, crush it, as you crushed its mother over there!’ », ibid, p. 15.

346Ibid, p. 383.

347Ibid.

348 « To Teresa it had stood for a symbol of salvation; she had sometimes condoned with its sufferings in her prayers, but never - no, not once – in her life », ibid, p. 10.