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Partie I – L'ÉVOLUTION DU CONTRÔLE DE GESTION : HISTOIRE D'UNE

3. LES PRÉMISSES

4.5. La sophistication du calcul des coûts

Il n'y a pas lieu ici de faire un historique détaillé de ce qu'on appela la comptabilité industrielle (avant qu'elle ne devienne "analytique" puis "de gestion"). Nous avons déjà vu, d'ailleurs, que la plupart des outils qui de nos jours encore fondent cette discipline étaient déjà connus dans les années 20. Nous insisterons en revanche sur deux tendances importantes mises en exergue par la littérature. L'une de ces deux tendances est anglo-saxonne, et on la retrouve sous l'appellation uniform costing. L'autre est plutôt franco-germanique et aboutira à une forme relativement aboutie, quoique très standardisée, de calcul des coûts des produits : la méthode des sections homogènes.

4.5.1. Coûts standard et uniform costing

On aura compris que le calcul des coûts d'obédience taylorienne a conduit à des avancées intéressantes autour de la notion de standard costing. Rappelons ici qu'un coût standard a deux propriétés :

• Il consiste en une combinaison entre une quantité standard et un coût unitaire standard, ce qui permet à la fois d'articuler des budgets assez précis sur les activités structurées et d'expliquer les dérives entre le budget et le réalisé, soit par des effets coûts, soit par des effets volume. Le coût standard est ainsi le mètre-étalon du contrôle budgétaire.

Il est, notamment en ce qui concerne les overheads (frais indirects incluant généralement des coûts fixes), calculé en fonction d'un niveau d'activité considéré comme normal. À ce titre, il permet d'isoler le coût des sous-activités sectorielles ou temporelles.

Selon D. Solomons32, historien anglais de la comptabilité, un nommé George Pepler Norton

peut être considéré comme le précurseur, dans un livre datant de 1889, de cet usage du coût standard. Dans la partie II de son ouvrage s'adressant à la profession du textile, parue en 1931, ce même Norton formalise plus clairement ces pratiques. Entre temps, bien entendu, d'autres auront contribué à généraliser la standardisation : le système de G. C. Harrison, à la Boss Manufacturing Company (Illinois) à partir de 1911 est ainsi considéré comme le premier système complet de coûts standard, qui fait plus qu'annoncer le contrôle budgétaire. On en trouvera un résumé détaillé et intéressant, car contenant des tableaux certes manuels mais néanmoins fort proches de ce que l'on pratique de nos jours, dans un travail intitulé "Standard costs and variations" [HAR 30]. Il est intéressant de noter que Harrison, ainsi qu' A. Church, sont des citoyens britanniques ayant rejoint les États-Unis aux alentours de 1910, contribuant à y influencer les pratiques de costing. L'inverse est vrai également, car des américains

32 À lire notamment son article dans The Accounting Historians Journal en décembre 1994: "Costing pioneers: some links with the past".

comme H. Emerson ou le Capitaine H. Metclafe ont également eu une audience significative en Europe.

À part cela, la logique américaine de l'époque – que l'on retrouve à l'œuvre de nos jours encore – peut paraître relativement rudimentaire : l'heure de main d'œuvre est considérée comme base de répartition (unité d'œuvre) de coûts indirects vers les produits. Ceci revient à utiliser les heures (ou les minutes) chargées pour déverser sur ces derniers l'ensemble des coûts indirects. La simplicité de cette pratique – et son peu de pertinence dans un contexte qui tend vers l'automatisation – sera à l'origine de sa remise en cause [JOH 1987].

Cependant, certains métiers, comme le textile ou l'imprimerie, engagés dans une forte croissance doublée d'une concurrence exacerbée, vont développer une autre approche de la standardisation. À l'instigation des chambres professionnelles, et dans le but de lutter notamment contre le dumping concurrentiel, ces métiers vont préconiser à leurs membres des pratiques normalisées 33 de détermination des coûts de revient.

Ces méthodes n'avaient donc pour raison d'être ni d'alimenter les réflexions stratégiques des dirigeants pour leur prise de décision, ni de sécuriser les actifs des entreprises, mais de contribuer à la régulation des marchés. Comme l'a montré D. Solomons [SOL 1952], cette velléité sous-tend pour une bonne partie les efforts des entreprises et des consultants anglo-saxons engagés dans l'évolution de leurs costing systems. L'intensification de la concurrence est d'ailleurs considérée par plusieurs auteurs comme un facteur contingent du développement, un siècle auparavant, de la comptabilité industrielle34.

33

Voir pour les imprimeurs britanniques : F. MitchelL & S.P. Walker "Market pressures and the development of costing practice : the emergence of uniform costing in the UK printing industry" in Management Accounting Research, n°8, 1997. Pour le textile américain : "Collective bargaining and Cost Accounting : the case of the US men's clothing industry" in Accounting and Business Research, Winter 1994.

34

Selon M. Nikitin, "nous sommes (…) enclins à conclure que la naissance de la comptabilité industrielle date des années 1820-30, et qu'elle est consécutive au phénomène global de révolution industrielle, plus particulièrement au système de concurrence généralisée que l'on observe à cette époque" [NIK 95]. R.K. Fleischman & L.D. Parker en sont conduits à une conclusion similaire lors d'une observation des pratiques de 25 entreprises anglaises entre 1750 et 1850 [FLE 1991].

4.5.2. Les sections homogènes

Alors que la théorie des coûts standard et la pratique d'uniformisation par branches professionnelles semblent à l'origine de la généralisation de la comptabilité de gestion anglo-saxonne, la France et l'Allemagne vont adopter une logique plus centralisée. Pays de droit écrit, ils s'engagent dans une normalisation de la comptabilité générale par le biais de "Plans comptables", sur lesquels ils vont greffer des recommandations de comptabilité analytique. Pour ce qui est de la France, cette institutionnalisation va déboucher sur la méthode dite des sections homogènes, très connue des étudiants français, qui en arrivent parfois même à considérer qu'il s'agit là de la comptabilité analytique dans son ensemble.

Le développement de la méthode des sections homogènes est entamé en 1927, à l'instigation de la CGOST qui deviendra plus tard la CEGOS. Cet organisme patronal va s'inspirer de travaux antérieurs effectués dans le cadre d'imprimeries françaises, qui elles aussi avaient établi des "prix de revient d'après une méthode unique" [Delmas 1900]… en d'autres termes des coûts uniformes.35 Les prix de revient étaient également très pratiqués au sein de la

sidérurgie, et pas forcément dans l'intention d'en déduire des prix de vente, mais plutôt, comme le montrent Y. Lemarchand & F. Le Roy [LEM 2000], dans le but de rationaliser la production par une meilleure connaissance du comportement des coûts indirects. Bien que le patronat soit sous les charmes du taylorisme et du fayolisme ambiants, Lemarchand et Le Roy notent que par ailleurs il y eut des réticences, notamment par crainte de voir le fisc imposer cette uniformisation du calcul des coûts. Après une première mouture fournie par le lieutenant-colonel E. Rimailho en 1927, il y eut d'autres rapports qui aboutirent en 1937 à une synthèse de la CEGOS et, en 1947, à l'officialisation de la méthode au sein du premier Plan Comptable français.

35 C'est en tous cas l'avis de H. Zimnovitch dans sa Thèse sur "Les calculs du prix de revient dans la seconde industrialisation en France" (Université de Poitiers 1997).

Nous nous devons ici de nous pencher sur cette méthode, car elle est à la fois au cœur de la comptabilité de gestion et de sa remise en cause future…

Avant toute chose, rappelons que le vocabulaire relativement normalisé de nos jours n'est plus celui des années vingt ou trente. Rimailho ne parlait pas de charges mais de dépenses36, et ne

pouvait donc définir les "charges indirectes", concept pourtant crucial dans cette méthode. L'objectif étant de calculer des coûts de revient usine aussi complets que possible, le problème le plus épineux est de définir une juste imputation de toutes les charges (ou "dépenses") sur les divers produits… y compris celles d'entre elles dont l'affectation ne va pas de soi. Rimailho utilise les notions de "dépenses de l'Établissement" lorsqu'elles relèvent de la structure de soutien (et seraient donc plutôt fixes, à savoir indépendantes du niveau d' activité), et de "dépenses complémentaires de fabrication", correspondant "à ce qu'on appelle le plus souvent les frais variables de l'usine" [Dubreuil 1939, cité par Bouquin, 1995]. Ces frais indirects n'étant pas imputables par voie directe aux produits, Rimailho va les faire transiter par des sections (voir figure 4).

Fig. 4 Schématisation de la méthode des sections homogènes

Affectation

Répartition Imputation

Ces sections (que l'on peut regrouper en "centres d'analyses") correspondent à des centres de travail de l'entreprise : soit des ateliers, soit des bureaux, soit des services. Dans le premier cas, il s'agit de centres consacrés à la production, qui deviendront plus tard les "sections

36 À vrai dire, lorsqu'il parle de "charge", il s'agit en principe de la sollicitation exercée sur les facteurs de production, le niveau de charge normal correspondant à l'imputation rationnelle.

Charges directes Charges indirectes Section COÛTS DE REVIENT

principales". Les bureaux et services sont des sections qui ont une vocation de soutien, on peut parler alors de "sections auxiliaires" ou "prestataires". La figure 4 est une simplification, car la démarche de répartition des charges indirectes préconisée par la CEGOS s'effectue en deux temps :

• La répartition primaire consiste à déverser les charges indirectes dans les diverses sections primaires et auxiliaires, en fonction de clés de répartition issues d'une observation.

• La répartition secondaire consiste à déverser les charges des sections auxiliaires dans les sections principales, au prorata des estimations des consommations de ces dernières37. Les totaux de toutes les sections prestataires sont ainsi ramenés à zéro.

Une fois cette double allocation effectuée, les sommes de coûts indirects figurant dans les sections principales peuvent être imputées aux produits. Pour cette phase, l'on dispose en principe d'une vision pertinente de la sollicitation des ateliers par les différentes productions. Cette pertinence est sensée être traduite par la notion d'unité d'œuvre.

L'heure de main d'œuvre devint à l'époque la principale unité d'œuvre servant à l'imputation des frais de section aux produits38. Elle l'est restée souvent longtemps. Selon la CEGOS, la

pertinence de l'unité d'œuvre est le corollaire de l'homogénéité de la section. Cette logique mérite d'être commentée en plusieurs points :

• Même en supposant que l'on ait dès l'époque disposé de systèmes d'information de gestion efficaces, que l'on ait choisi les bonnes unités d'œuvre et le bon découpage en sections, il y a forcément une part d'arbitraire dans les clés de répartition. Cet arbitraire gênera ceux qui attendent de cette méthode un calcul plus "juste" des coûts… Il gênera

37

Ainsi, un atelier d'extrusion dont on estime qu'il consommerait 20% des services informatiques se verra imputer 20% des coûts de cette section, soit un cinquième du total de la répartition primaire de la section.

38 Il en est ainsi en tous cas des véritables sections de production, à savoir les ateliers. D'autres sections principales liées à la production (à vocation soit d'approvisionnements, soit de distribution) seront souvent imputées en fonction de quantités physiques.

moins ceux qui l'utiliseront dans le cadre d'une orientation des comportements des décisionnaires opérationnels, ce qui semble avoir été sa vocation première.

• Enseignée dès l'après guerre en tant que méthode de comptabilité analytique, elle va toutefois bien au delà. La notion de répartition va d'ailleurs plus loin qu'un principe d'allocation : Rimailho recommandait une valorisation des prestations entre les sections selon une logique de cessions internes. H. Bouquin, dans un article intitulé "Rimailho revisité" [BOU 1995], souligne la richesse de l'approche développée par le Lieutenant Colonel, dans laquelle il voit des idées fécondes en organisation et en CG.

• Force est de reconnaître, lorsque l'on a pratiqué cette méthode avec pertinence (c'est-à-dire notamment en s'autorisant à diversifier les unités d'œuvre), que la méthode préfigure fortement la comptabilité par activités…Mais à cela nous reviendrons plus loin.