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Partie I – L'ÉVOLUTION DU CONTRÔLE DE GESTION : HISTOIRE D'UNE

3. LES PRÉMISSES

4.6. Les procédures de choix des investissements

Nous avons vu que la grande industrie développée au cours du XIXème siècle a renforcé ses

modalités de contrôle des investissements au gré de certaines crises conjoncturelles. C'était le cas du groupe Du Pont, de General Motors et de General Electric : des retournements de tendance y ont entraîné une rationalisation accrue des procédures d'engagement des dépenses. Le renforcement du contrôle interne finira ainsi par concerner tout le monde, jusqu'aux plus réfractaires. Le cas de Ford est à ce titre révélateur : Henry Ford II, petit-fils du dirigeant fondateur, va œuvrer en ce sens dès sa nomination en 1945. Il saisit l'opportunité qui lui est offerte par des anciens de l'US Air Force dirigés par le Colonel Charles Thornton. Cette équipe d'une dizaine d'hommes, issus de la division des contrôles statistiques de l'armée de l'air américaine, va implanter chez Ford un système financier qui relève à la fois du CG et de

l'audit interne. Ils se feront appeler les magiciens (Whiz Kids39), et Lee Iacocca leur consacrera un chapitre dans ses mémoires [IAC 1984], parlant de bean counters (compteurs de haricots) qu'il justifiera ainsi : "If the bean counters are too weak, the company will spend

itself into bankruptcy. But if they are too strong, the company won't meet the market or stay competitive" (page 46). Il s'agissait donc avant tout de sécuriser les actifs de l'entreprise face à

un environnement certes prometteur, mais turbulent et de plus en plus concurrentiel. Il y a dans ce système de contrôle deux aspects qui rejoignent tout à fait notre thématique :

• L'analyse des coûts et des marges en tant que performances imputables aux managers (perspective analytique);

• Les objectifs financiers de rentabilisation des actifs (perspective financière).

Évidemment, la logique de rationalisation des procédures d'investissement fera partie de cette dernière dimension.

Pour ce qui est des critères d’investissement proprement dits, de nouveaux indicateurs vont également apparaître, basés non plus sur une rentabilité comptable, mais sur des flux monétaires actualisés. La notion d’actualisation, qui consiste à pondérer les flux financiers futurs par un taux traduisant le coût de l’indisponibilité immédiate de l’argent, n’est pas neuve. Il semblerait que le grand Gottfried Wilhelm Leibniz en soit le précurseur en 1682. Plus près de nous, l’économiste autrichien Eugen von Böhm-Bawerk en aura frôlé la conceptualisation, lorsqu’il écrivit dans sa "Théorie positive du capital" en 1889 : "Les biens coûtent non seulement du travail, mais aussi du temps"40. Cette prise de conscience, qui fût

aussi celle d’un Émile Belot, va pouvoir s’appliquer aux calculs d’investissement après les

39 Parmi ces Whiz Kids (qu'on surnommera les Quiz Kids en référence à leur propension à poser des questions) figurait un certain Robert Mac Namara qui devint président de Ford avant d'accepter le Ministère de la Défense du gouvernement Kennedy, où il lancera un grand programme de contrôle budgétaire : le PPBS (Planning Programming Business System).

40 Le français J.G. Courcelle-Seneuil développera, dans son "Manuel des affaires" de 1872, des considérations du même ordre [PEZ 2000].

synthèses théoriques de d’E. Schneider et de J. Dean41. De là vont émerger les notions,

aujourd’hui largement vulgarisées, de Valeur Actuelle Nette et de Taux Interne de Rentabilité. Ces critères, souvent appelés "dynamiques", sont peu à peu devenus les nouveaux yardsticks de la performance financière.

Il est clair que cette problématique des investissements échappe au cadre classique du CG, puisqu'elle empiète à la fois sur la planification stratégique et ses modèles d'une part, sur les théories de gestion financière d'autre part. Il est tout aussi clair que la formalisation du contrôle interne dans une entreprise, et la trame de mesure des performances qui en découle, passe par l'instauration d'une limitation des délégations d'investissement et d'une rationalisation des procédures de choix. Même s'il ne nous appartient pas ici de faire une histoire de l'instrumentation financière, il nous semble utile d'insister sur quelques aspects importants de cette dimension :

• Si l'on peut considérer le ROI comme le tronc commun de toutes ces logiques, force est de reconnaître que les modalités de calcul se sont agrémentées de concepts plus élaborés, généralement issus de la théorie économique : la notion de coût du capital, le bénéfice résiduel, les coefficients de risque, la théorie des options, les coûts d'opportunité, le calcul des probabilités. En gros, il s'agit de pondérer le retour sur investissement par un facteur traduisant les exigences des financeurs et / ou le risque du marché.

• La problématique des choix d'investissement est particulièrement cruciale de notre point de vue en ce qu'elle traduit une prétention du CG à participer à la stratégie. Il s'agit bien là d'outils d'aide à la décision stratégique, et nous verrons plus loin que la

41 Pour Schneider: “ Wirtschaftlichkeitsrechnung ”, 1ère édition, Francke Moch, Bern 1951; pour Dean : “ Managerial Economics ”, Prentice Hall, New- York 1951, ainsi que "Capital budgeting", Columbia University Press, New York 1951.

critique de cet outillage économico-financier sera pour beaucoup dans la remise en cause du management by numbers.

• Le développement de ces techniques semble surtout lié à une volonté de prévention de dépenses incontrôlées. Anne Pezet, dans un article essentiellement consacré au cas de Péchiney, affirme : "Ce sont les pratiques d'ingénieurs enclins à dépasser fortement les devis prévisionnels d'investissement qui ont rendu nécessaire l'encadrement de l'investissement. Les comportements 'dépensiers' des ingénieurs deviennent préoccupants pour une direction générale soucieuse de sa trésorerie. La riposte de celle-ci se fait sous la forme des procédures" [PEZ 1998, pp. 83-84]. Là encore, ce n'est pas tant la volonté de dirigeants plénipotentiaires et rationnels qui a impulsé ces procédures, qu'un souci de limitation des risques et de normalisation des comportements.

En somme, il en est un peu de cette rationalisation des investissements comme de celle axée sur le calcul des coûts : dans les deux cas le moteur ne semble pas tant dans la velléité décisionnelle du dirigeant que dans celle de circonscrire le risque en encadrant les comportements.

Toutefois, à l'inverse de ce qui ressort en matière de contrôle budgétaire ou de calcul des coûts, les outils d'analyse des investissements issus de la théorie financière peinent à imprégner les pratiques entrepreneuriales. Les critères les plus couramment utilisés semblent d'ailleurs être les plus simples, ainsi que nous l'ont montré diverses enquêtes42.

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5. LA GÉNÉRALISATION

Nous avons à présent identifié trois grandes branches thématiques appartenant au CG :

Le cœur de métier, qui s'articule autour du contrôle budgétaire, inclut la pratique des coûts standard et l'analyse des écarts, ainsi que les logiques de reporting (prévisionnel et historique) ou les procédures d'allocation de budgets.

Une branche axée sur la comptabilité analytique s'efforce de déterminer des coûts et des marges cohérents, de contrôler les efforts de réduction des coûts, de dissuader les pratiques aberrantes de pricing, d'orienter les acteurs vers des comportements économes.

Une branche qui s'intéresse à la notion d'investissement dans sa dimension stratégique, contient des logiques à dominante financière comme le ROI, de sélection des projets, d'aide à la décision des dirigeants et surtout de limitation des comportements "gabegiques".

À partir de l'immédiat après-guerre, ces méthodes (dont le corpus théorique est en place) vont se généraliser dans les entreprises occidentales. Les cabinets de consultants et les Business

Schools contribueront à cette diffusion. Nous verrons comment ce triptyque originel va

s'enrichir au bénéfice d'orientations managériales nouvelles comme le marketing, la qualité ou les théories de l'organisation. Toutefois, dans un premier temps, nous allons voir comment le paradigme militaire, après avoir apporté une pierre non négligeable à l'éclosion des outils de contrôle, va participer à sa diffusion sous de multiples aspects.