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Partie I – L'ÉVOLUTION DU CONTRÔLE DE GESTION : HISTOIRE D'UNE

3. LES PRÉMISSES

5.2. Autres vecteurs de diffusion

Le développement du CG n’a pas seulement profité des avancées liées aux moyens militaires. En tant que discipline centrale d’un corpus managérial anglo-saxon en cours de formalisation, le CG sera, à partir de l’après-guerre, présent au sein de plusieurs tendances :

5.2.1. Les business schools

L'enseignement de la gestion, tel qu'on le connaît aujourd'hui, est l'aboutissement d'une évolution complexe et conflictuelle. Quoique discipline récente (les sciences de gestion n'ont été reconnues par l'Université française qu'en 1970), la gestion a déjà une histoire riche, ne serait ce qu'au travers de son émancipation de l'économie. Les études de gestion vont ainsi, bien avant leur reconnaissance académique, développer un corpus autonome de connaissances au sein d'établissements spécifiques : les Écoles Supérieures de Commerce en France, les

52 Traduction empruntée à F. Le Roy, page 146 dans son intéressant ouvrage : "Stratégie militaire et management stratégique des entreprises", Économica, Paris 1999.

Handelshochschulen dans les pays germanophones, les cursus d'obédience universitaire dans

ceux de langue anglaise (Oxford, Cambridge, Wharton, Harvard…). La palme de l'ancienneté revient à l'École Supérieure de Commerce de Paris, qui date de 1820, à l'origine de la spécificité française marquée par une approche normative, peu portée sur la recherche scientifique et le mandarinat53. Il y a par ailleurs une défiance des milieux académiques par

rapport à des contenus pédagogiques orientés vers des recettes, et ce même lorsque les programmes de gestion sont développés dans le giron d'Universités bien établies, comme aux États-Unis . Thorsten Veblen, économiste américain de renom, affirmait ainsi, en 1918 : "A

college of commerce is designed to serve an emulative purpose only – individual gain regardless of, or at the cost of, the community at large – and it is, therefore, peculiarly incompatible with the cultural purpose of the university. It belongs in the corporation of learning no more than a department of athletics"54. Peu à peu toutefois, et au moins pour les plus réputées d'entre elles (London School of Economics, Harvard, MIT, HEC…), ces institutions vont apporter une contribution significative au développement de méthodes pédagogiques (case studies, problem solving…) et au renouvellement de concepts. Parvenant à recruter des professeurs de renom, elles obtiennent à la fois une reconnaissance académique et un effet de corps lié aux réseaux des anciens. Cela est d'autant plus vrai que l'on retrouve ces derniers, en proportions significatives, non seulement dans les directions des grandes sociétés, mais aussi au sein des cabinets d'audit et de conseil. Certains auteurs [Porter & Mc Kibbin 1988, Whitley & alli. 1981] ont montré l'influence de ces institutions phares, que l'on retrouve dans les contenus pédagogiques de consœurs moins réputées et sur les prescriptions d'outils de management, de littérature etc.

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R.R. Locke montre par exemple que ni HEC ni la trentaine d'autres écoles françaises existant en 1900 ne disposait d'un corps de professeurs permanents [LOC 1989].

54 Extrait de "The Higher Learning in America", B.W. Huebsch, New-York 1918, cité par L. Engwall, "Mercury and Minerva: a modern multinational academic business studies on a global scale", in The Diffusion and Consumption of Business Knowledge, Mc Millan Press, J. Alvarez ed. London 1998.

Sur ce point comme sur d'autres, l'on peut relever le particularisme japonais, ce pays faisant office d'exception parmi les nations développées. L. Engwall (note 53) remarque cette posture de low adopter de l'archipel nippon, moins réceptif aux modes managériales et aux concepts académiques.

5.2.2. Les missions de productivité

Le prestige de l'"Amérique", déjà perceptible au début du siècle, se trouve renforcé à la libération. Cette fascination européenne pour les États-Unis ne se justifiait pas uniquement sur une supériorité technologique de ces derniers. Le Rapport au Commissariat au Plan du 14 avril 1949 de l'équipe de construction électrique, à son retour des États-Unis, laisse même entendre le contraire : les ingénieurs français auraient des compétences techniques au moins égales à leurs confrères d'outre-Atlantique. Ce qui selon les observateurs fait la différence, ce serait plutôt "l'application de saines méthodes en matière de rapports humains" (in Notes et Études documentaires, n° 1296, 15 mars 1950, p. 15). Cette équipe a fait ce constat à l'occasion d'une "mission de productivité", sorte de voyage initiatique organisé dans le cadre du "programme français pour la productivité" présidé dès 1948 par Jean Fourastié. Ces missions patronales ne sont pas les seuls relais de ce que Luc Boltanski appelle "la fascination de l'Amérique et l'importation du management"55. D'autres phénomènes concomitants ont

alimenté la tendance :

 Dans le cadre du Plan Marshall, des "experts américains" se rendent en Europe pour y diffuser des principes managériaux, dont beaucoup sont inspirés de Fayol. La volonté des pouvoirs publics et les gros moyens financiers du Plan vont donner à cette vague d'américanisation un poids bien plus important que la précédente. On peut noter cette

55 Voir son analyse sociologique : "Les cadres. La formation d'un groupe social", Les Éditions de Minuit, Paris 1982. On trouvera des détails sur la question dans : "Taylorisme et missions de productivité aux États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale", par A. Rowlay, in "Le Taylorisme", ouvrage collectif sous la direction de M. de Montmollin & O. Pastré, Éd. La Découverte, Paris, 1984.

internationalisation des techniques managériales dans les autres pays européens, ainsi qu'au Japon, où des américains comme Deming et Juran vont importer les techniques de gestion de la qualité.

 Après s'être longtemps concentrés vers les pays d'Amérique latine, les investissements industriels américains vont trouver en Europe un nouveau terrain de prédilection. Ces implantations constitueront un transfert de savoir-faire total, pas uniquement technologique.

 Des leaders d'opinion, dans les milieux patronaux et journalistiques, vont relayer ce progressisme managérial qui se traduira par l'émergence d'une presse des cadres dont l'Express sera le fleuron.

5.2.3. Les cabinets conseil

La profession de conseil en gestion auprès de grands groupes a été dominée, tout au long du XXème siècle, par des cabinets américains. Cette domination aura cependant mis un certain

temps à se confirmer. En France, la CEGOS, d'obédience "néotaylorienne", ou encore Paul Planus et Yves Bossard Consultants ont longtemps dominé le marché national. En Angleterre, un auteur fondateur du management accounting, L. Urwick, développa en 1934 un cabinet du nom de Urwick Orr and Partners, avec un certain succès. En Allemagne, dès 1924, la REFA (Reichsausschuss für Arbeitszeitermittlung) établissait des méthodes originales de contrôle industriel dans la métallurgie. Il y avait donc en Europe des traditions nationales fortes et relativement autonomes, quoique fortement influencées par Taylor, Bedaux56 et Fayol.

La plupart des auteurs [Fridenson 1994, Kipping 1999] considèrent que les années soixante seront les "golden sixties" du consulting à l'américaine. Ainsi, Booz Allen s'installe en France dès 1960, suivi par Mac Kinsey en 1965, A.D. Little en 1967 et le Boston Consulting Group

56 Charles Bedaux est un américain d'origine française, né en 1886 en banlieue parisienne, qui connut une renommée considérable (notamment aux États Unis) en tant qu'ingénieur-conseil [Kipping 1999]. Il formalisera le "point Bedaux", unité qui consiste en une minute de travail à cadence normale.

en 1972 [Henry 1994]. Ils suivent en cela d'une décennie les cabinets d'audit financier et, en recrutant dans les grandes écoles de gestion (dont ils sont parfois à l'origine)57, vont

contribuer à la diffusion d'une conception américaine du management tel que nous l'avons décrit plus haut : décentralisation, contrôle budgétaire, recherche opérationnelle, standardisation. Plutôt connus en tant que consultants en stratégie, ces cabinets ont pourtant œuvré dans des domaines tout à fait opérationnels, où les logiques d'optimisation et de CG tenaient une place essentielle. C'est probablement dans ce giron qu'est née l'idée, qui

deviendra un "mythe rationnel", d'un fort lien entre les méthodes de contrôle et la stratégie. Certaines parmi ces firmes, dont il faut préciser qu'elles se sont également appuyées

sur l'expansion des multinationales américaines, ont eu comme spécialité originelle une forme tout à fait "sloanienne" de contrôle de gestion. Ainsi, James O. Mac Kinsey, fondateur du cabinet éponyme, était professeur à l'Université de Chicago, et a publié divers ouvrages, dont l'un, intitulé "Budgetary Control" (New-York 1922), est considéré comme initiateur de la comptabilité de gestion américaine.

Par le rôle qu'ils ont joué, un peu partout dans le monde, dans l'organisation des grandes entreprises transnationales, ces consultants ont généralisé des pratiques diverses comme le contrôle statistique des procédés, les sondages, panels et études de marché, le reporting budgétaire etc.

Ils ont aussi, à l'instar de la littérature et de l'académisme des sciences de gestion, diffusé le modernisme managérial, discours à forte charge symbolique58. Ils ont ainsi contribué au

développement d'une imagerie de la décision stratégique qui va bien au-delà d'un soutien technique et instrumental. Cela est vrai pour des corpus plutôt soft comme la culture

57 D'après G. Gemelli, le cabinet Mac Kinsey a joué un rôle actif dans la création de l'INSEAD de Fontainebleau en 1959, aujourd'hui considérée comme la principale institution européenne d'enseignement et de recherche en gestion (G. Gemelli, "Per una storia delle business school in Europa : le origini dell'INSEAD", in Annali di storia dell'impresa n°9, 1993, pp. 339-404).

58 R.G. Eccles & N. Nohria notent à ce propos : "Introducing new words also indicates that the manager and the company are using the newest and most leading-edge management practices" [ECC 1998, p. 291].

d'entreprise ou la gestion par objectifs, tout comme pour la mise en avant de postulats stratégiques comme le recentrage autour des compétences principales (core competencies), l'atteinte d'une taille critique ou de systèmes d'information "intégrés". Ils ont donc une influence à la fois sur la formulation et les représentations de la stratégie des dirigeants et sur les modalités de mise en œuvre (et de contrôle) de celle-ci.

5.2.4. L'extension sectorielle

L'origine industrielle de la plupart des outils de CG n'est plus à démontrer. À partir des années cinquante, le CG s'intéressera également, dans les grands groupes du moins, aux fonctions administratives, commerciales et logistiques. Les problématiques de planification et d'optimisation s'appliqueront donc à toutes les fonctions de l'entreprise. C'est ainsi que l'on verra se développer, dans les grands groupes, un CG protéiforme, qui se décline sous diverses appellations : CG industriel, commercial, CG siège (centralisé) ou au sein des unités (décentralisé)…

D'un autre côté, le démarchage commercial actif de certains cabinets d'ingénieurs-conseil va propager les logiques néo-tayloriennes au sein des PMI. Celles-ci seront ainsi peu à peu converties aux nouvelles recettes de gestion : budgets prévisionnels, calcul des coûts de revient, centres de responsabilité etc. Évidemment, cette évolution pourrait être mise en relation avec la vulgarisation des savoirs gestionnaires d'une part, et la diffusion concomitante des outils bureautiques (traitements de texte et tableurs).

Enfin, des secteurs d'activité jusqu'alors épargnés vont s'inspirer des pratiques de l'industrie pour développer leurs propres normes. C'est ainsi que l'on verra les administrations publiques59, les associations culturelles et sportives, ou encore le secteur hospitalier, prendre à

leur compte cette philosophie du PODC (Planifier, Organiser, Diriger et Contrôler) chère à

59 À vrai dire, les influences entre la sphère publique et le monde industriel ont été réciproques, comme en témoignent les apports de savoirs militaires, ou comme le révélera, dans les années soixante-dix, l'intérêt suscité par le BBZ, outil d'origine purement administrative.

Fayol et Urwick.60 Renée Bédard évoque même le cas "…d'une communauté religieuse, dont

l'âge moyen des sœurs excède 60 ans (…) qui a récemment été convertie au PODC par des consultants réputés (…)" [BÉD 1996].

Au travers de cette extension, l'idéologie du contrôle va pénétrer la société entière, et va s'appliquer, via l'internationalisation des cursus de type MBA, à des cultures fort diverses. Cette (longue) phase de généralisation va donc contribuer à l'émergence de ce que d'aucuns appelleront une mythologie. L'intériorisation de ces normes va également, dans une perspective foucaldienne, agir sur la discipline des acteurs économiques. Elles ont donc un rôle de contrôle social identifié par divers chercheurs de l'école "interprétative-radicale". 61

5.3. L'âge d'or

La diffusion tous azimuts du CG aboutira à son apogée, autant du point de vue académique – il devient la discipline centrale des sciences de gestion – qu'en termes de métier. S'il peut sembler périlleux de vouloir dater précisément cette étape, on peut néanmoins relever plusieurs indices qui convergent avec la thèse de Fiol & Jouault, selon laquelle cette phase de diffusion prend fin vers 1970 :

• Suite aux écrits de Drucker [DRU 1946], puis de Sloan [SLO 1963], portant sur le modèle délégataire mis en œuvre chez General Motors, R.N. Anthony va formaliser en 1965 le management control en tant que discipline académique et comme thématique de recherche. Les centres de responsabilité, les prix de cessions internes, la rationalisation des allocations budgétaires sont alors des questions largement débattues. En France, on en parlera à partir de 1960 et, sous l'impulsion de professeurs

60 H. Fayol avait érigé le modèle du POCCC (Prévoyance, Organisation, Commandement, Coordination, Contrôle), que Gulick & Urwick reformulèrent par le POSDCORB (Planning, Organizing, Staffing, Directing, Coordinating, Reporting, Budgeting) dans leurs "Papers on the science of administration", Institute of Public Administration, Columbia University, New York 1937.

61 Y. Gendron & C.R. Baker recensent les influences des auteurs français (et notamment de M. Foucault) sur les recherches critiques en comptabilité [GEN 2001].

comme J. Meyer (IAE Paris-ESCP), J. Benoit (INSEAD) ou H. Jordan (HEC), le contrôle de gestion deviendra une matière incontournable dans les cursus de type commerce ou gestion.

• L'après-guerre fut le théâtre, dans la plupart des pays européens, d'une large diffusion du modèle managérial américain. Des problématiques comme le marketing, la gestion des "relations humaines" ou la théorie des organisations, ont à l'époque enrichi les sciences de gestion. Si l'on y rajoute la gestion de la qualité et l'analyse de la valeur, issues des écoles d'ingénieurs, l'on dispose bien, à l'aube des années soixante, d'un corpus théorique étoffé. Le CG saura dès lors s'alimenter de ces nouveaux concepts : en plus des traditionnelles mesures de coûts, de marges ou de productivité, il s'intéressera aussi à la valeur, à la performance. Des outils comme le COQ, le BBZ ou la GPO s'inscrivent dans ce registre.

C'est à la même époque que l'on vit apparaître les premiers Management Information

Systems. Au-delà de certaines activités récurrentes et structurées (gestion de la paye,

comptabilité courante) qui étaient déjà automatisées, le travail décisionnel des dirigeants pouvait gagner à la centralisation systématique des données entrepreneuriales.

Mais les modélisations de l'époque intégraient des process de production standardisés, inspirés du MRP ou de la gestion "scientifique" des stocks. Des solutions comme MM3000 ou MAPICS étaient donc essentiellement opérationnelles, et calquées sur un environnement industriel qui n'avait pas encore entamé sa profonde mutation. Avant 1970, nous sommes encore dans ce que Alsop nommera plus tard le big computing

age, avec des systèmes centralisés (mainframes)62.

62 En opposition à la période suivante qui verra se développer le personal computing (réseaux clients-serveurs notamment) qui aboutira lui-même au networked computing en œuvre depuis 1995. Voir S. Alsop, "Is there life after ERP? For the valley, maybe not", in Fortune, August 1998.

• Cet âge d'or du CG correspond aussi à la constitution d'un champ de recherche dynamique sur la décision. Un penseur comme H.A. Simon est à ce titre emblématique, puisqu'il se sera intéressé, dès la fin des années cinquante, autant aux problématiques de la décision dans ses liens avec les systèmes d'information, qu'au métier même de contrôleur de gestion. On peut ainsi dire que ces deux décennies ont vu émerger une croyance forte en l'avenir de la planification et du contrôle plénipotentiaires.63

L'évocation de cet âge d'or serait incomplète si l'on omettait de citer un de ses représentants le plus emblématiques : Harold Geneen. Ce mythique Président d'ITT de 1959 à 1977 encouragera dans ce groupe un management by numbers intensif, en adjuvant notamment de sa politique de diversification tous azimuts. Il en rendra compte dans ses "mémoires" d'une démarche managériale qui n'est pas sans rappeler le modèle Sloan-Brown [GEN 1984]. Les déboires d'ITT peuvent d'ailleurs faire office de transition avec la phase de remise en cause de ce corpus dominant du tout contrôle… ce qui est précisément notre chapitre suivant.

63 Le mot de planification était alors très en vogue au sein des grandes compagnies. P. Bercot, qui dirigea Citroën entre 1950 et 1970, évoque ainsi deux instances directement rattachées à la direction générale : le Planning Central et le Supercontrôle ("Mes années aux usines Citroën", La Pensée Universelle, Paris 1977).