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Partie I – L'ÉVOLUTION DU CONTRÔLE DE GESTION : HISTOIRE D'UNE

1. UNE APPROCHE CONSTRUCTIVISTE

Nous avons annoncé une méthodologie de type constructiviste. Il convient à présent de préciser ce que l'on entend par le constructivisme, puis de justifier ce choix en arguant en quoi ce type de démarche se prête à notre recherche.

Von Glasersfeld en donne une définition radicale : "nous construisons la plus grande partie de ce monde inconsciemment, sans nous en rendre compte, simplement parce que nous ne savons pas comment nous le faisons" [VON 1981, p. 20]. Nous reprenons cette conception, en nous appuyant notamment sur notre analyse historique qui a démontré ô combien notre objet de recherche était une réalité construite. Il nous semble peu judicieux d'appréhender cette dernière au travers d'un outillage hypothético-déductif, tant il est vrai que dans les concepts maniés, les diverses appellations, les perceptions des acteurs, la réalité des pratiques demeurent difficiles à saisir.

Toutefois, le constructivisme en tant que tel est davantage un courant de pensée qu'une méthode de travail précise. Plusieurs méthodologies complémentaires de recherche peuvent s'inscrire dans ce courant. Nous allons les évoquer en insistant davantage sur celles qui ont donné lieu à des recherches en gestion.

La Grounded Theory développée par Glaser & Strauss [GLA 1967] consiste à construire une théorie à partir de l'observation des faits. On peut traduire cette notion par "théorie enracinée" ou "fondée sur les données". Il s'agit d'une méthodologie axée sur les processus et leur observation. Selon Huberman & Miles [HUB 1991], cela consiste en un "modèle interactif" dans lequel le chercheur recueille des données qu'il va codifier pour en retirer des conclusions qu'il vérifiera sur les observations suivantes.100 Il s'agit donc d'une démarche en boucle, où

l'on enrichit les conclusions initiales, que les nouveaux éléments ne viendront pas tant contester que compléter. Glaser & Strauss (op.cit. pp. 105-115) citent ainsi l'exemple de la construction d'une théorie portant sur le comportement des infirmières d'un hôpital vis-à-vis des malades en phase terminale. Les premiers entretiens avec des infirmières ont révélé que certains patients étaient l'objet d'une attention particulière lorsque la perte pour la famille du malade est ressentie comme importante par l'infirmière. Un entretien vint alors à identifier un patient suscitant l'attention de l'ensemble des infirmières sans pour autant que cette composante familiale soit présente. Le modèle sera alors corrigé en intégrant une autre dimension : le patient étant chef d'une entreprise, les infirmières ont ressenti sa disparition comme un risque pour sa firme. On ne parlera donc plus seulement de l'influence familiale sur l'intérêt des infirmières pour les malades, mais plus généralement de l'influence sociétale. La

100 Voire même, lorsque cela est possible, en demandant des précisions sur les données déjà recueillies, ce qui consisterait à interroger une nouvelle fois les interlocuteurs.

recherche est alors prolongée dans l'espoir d'identifier d'autres liaisons, jusqu'à ce que l'on parvienne à une saturation du modèle dans l'échantillon101.

Ce type de recherche a deux particularités majeures :

La Grounded Theory nécessite une "sensibilité théorique" du chercheur, que Strauss & Corbin définissent comme "la capacité à reconnaître ce qui important dans les données et à leur donner un sens" [STR 1990, p. 46].

• Pour ne pas influencer les répondants, le chercheur se doit de ne pas induire des hypothèses préalables. Il est notamment recommandé de se dispenser d'une revue de littérature préalable, qui risquerait de mener à des hypothèses théoriques prématurées. Glaser & Strauss préconisent de reporter, autant que faire se peut, l'exploration de la littérature en fin de recherche.

Il y a là une contradiction qui révèle un enjeu important pour l'épistémologie des méthodes qualitatives en sciences sociales. Comment concilier ces deux nécessités que sont la sensibilisation et la distanciation ? La plupart des recherches en sciences de gestion qui ont fait référence à la Grounded Theory ont été confrontées à ce dilemme. A. Godener, dans une thèse portant sur la "survenue" des seuils organisationnels, a tranché ainsi : "Lorsqu'enfin a été entreprise la première collecte de données, puis leur analyse, une large littérature avait (…) été déjà explorée. Cependant, les définitions précises de concepts présents dans la littérature ont été laissées de côté tout au long de notre étude de terrain, et nous n'y sommes revenu pour comparaison qu'en fin d'analyse" [GOD 1992, p. 204]. Pour notre part, nous procéderons de même : notre partie historique ayant préparé le terrain en constituant notre problématique, nous avons volontairement fait l'impasse sur la littérature récente relative à la question, afin de limiter le biais de l'intervieweur tenté de tester des modèles existants.

101 Les auteurs considèrent généralement qu'à partir de vingt à trente entretiens, le modèle risque d'arriver à saturation [GHI 1978, HUB 1991, GOD 1992].

Cela nous mène naturellement vers un type d'approche tout à fait compatible avec ce qui précède : l'étude de cas (case study). Il ne s'agit pas, on l'aura compris, des études de cas à vocation pédagogique, mais de cas recensés dans le cadre d'une recherche. Selon Eisenhardt [EIS 1988, p. 534], "l'étude de cas est une stratégie de recherche qui vise à comprendre les dynamiques inscrites dans des contextes donnés" (traduction personnelle). Ces vingt dernières années, de nombreux travaux se sont appuyés sur cette méthodologie qualitative qui peut d'ailleurs receler diverses pratiques : consultation d'archives, entretiens, questionnaires, observations ponctuelles ou longitudinales… La conception de l'étude de cas d'Eisenhardt s'accommode fort bien avec la Grounded Theory en ce que, à l'instar de Glaser & Strauss, elle propose de construire une théorie à partir de faits. L'étude de cas peut emprunter toutefois des voies fort diverses, qui échappent au parti pris "qualitativiste" qui est le nôtre, et qui peuvent inclure des méthodes quantitatives, notamment lorsqu'une perspective "cross-case" est mise en œuvre. Généralement, le recours aux études de cas présente toutefois des caractéristiques précises :

• L'échantillon est souvent très réduit et sa sélection ne relève pas de la statistique mais découle de la stratégie de recherche.

• Cette dernière est susceptible d'évoluer au fur et à mesure des nouvelles observations. L'échantillon sera donc complété par des cas qui correspondent à ces évolutions.

• L'analyse des cas s'inscrit souvent dans le cadre d'une triangulation, où l'on confronterait les observations avec celles relevées dans la littérature d'une part, et avec le modèle d'interprétation d'autre part.

Une case study nécessite généralement le recours à l'observation – plus ou moins participante – par le chercheur, des phénomènes dont il veut rendre compte.

Notamment de par ce dernier point, l'étude de cas stricto sensu ne nous a pas paru appropriée à notre contexte. D'une part le processus de décision stratégique ne s'inscrira que très rarement

(voire jamais) dans des unités de temps et de lieux bien définies. D'autre part, il eût été difficile de trouver un nombre significatif d'entreprises prêtes à introduire un tiers dès les phases initiales d'un projet qui d'ailleurs risque d'avorter de façon prématurée.

Davantage encore que l'étude de cas, la technique de l'analyse de contenu n'est pas spécifique à une démarche constructiviste. Elle peut très bien s'appliquer à une procédure de vérification d'hypothèses. Elle n'en est pas moins assimilée le plus souvent à un corpus méthodologique dit "qualitatif". Berelson [BER 1952] la définit comme une "technique de recherche pour la description objective, systématique et quantitative du contenu manifeste des communications, ayant pour but de les interpréter" (traduit et cité par Bardin 1997, pp. 39-40). Même si on peut l'appliquer à toute forme de communication, l'analyse de contenu s'intéresse, pour l'essentiel, à la parole. Si on l'entend ainsi, on peut y distinguer deux tendances [BAR 1997, p. 33] :

• Une fonction heuristique, "pour voir". Il y a un potentiel à explorer, à découvrir, et l'analyse de contenu est la technique qui organise cette découverte.

• Une fonction d'administration de la preuve, "pour prouver". L'analyse vise alors à confirmer, infirmer ou compléter des hypothèses de travail provisoires.

Comme nous n'avions pas la garantie de pouvoir réinterroger nos répondants, nous ne pouvions envisager de pratiquer une recherche en boucle telle que la proposent Glaser & Strauss. En reprenant les deux tendances ci-dessus, nous retrouverons toutefois cette boucle : dans un premier temps – sur une dizaine de récits – nous appliquons une procédure exploratoire et heuristique, puis – pour la seconde dizaine – nous introduirons des questions qui vérifierons nos premières interprétations. Il s'agit donc a minima d'une enquête en deux temps.

Les techniques d'analyse de contenu sont largement diffusées en psychologie et en sociologie. Elles intègrent souvent une vocation qui n'est pas la nôtre : le repérage des lapsus, des rires, des non dits etc. Notre propos n'étant pas d'analyser le discours du dirigeant / manager, mais de travailler sur ses représentations quant à une problématique précise, nous nous garderons de toute interprétation psychologisante. Notre intention s'assimile donc davantage à une analyse thématique des contenus véhiculés dans les récits qu'à une déconstruction linguistique ou textuelle du discours, tâche qui d'ailleurs ne relève pas de nos compétences.

On peut donc dire que la logique de construction de notre enquête s'inspire de ces trois fondements théoriques tout en s'en distinguant :

• De la conception de Glaser & Strauss, nous avons repris l'idée de partir de faits observés pour générer une théorie (generating theory versus verifying theory). Nous y appliquons toutefois deux bémols : l'interactivité n'est que partielle ; nous avons, à notre corps défendant, des hypothèses sous-jacentes assez précises (que l'on pourrait assimiler à une "sensibilité théorique").

• De la pratique de l'étude de cas, nous reprenons l'idée d'une triangulation, avec une confrontation permanente avec notre modèle théorique et avec les observations formulées dans d'autres recherches. Cependant, pour des raisons pratiques nous n'avons pas pu constituer des cas stricto sensu ; nous travaillons sur la base de "récits", de représentations, non pas de faits observés.

• Des techniques d'analyse de contenu, nous reprenons les codages thématiques des discours, en évitant toute dérive vers une interprétation psychologique des récits.