• Aucun résultat trouvé

Un solipsisme est-il envisageable ?

Dans le document Le concept de personne chez Husserl (Page 66-68)

Dans la postface à ses Idées directrices Husserl écrit, au sujet des objections dont son texte a fait l’objet, la phrase suivante : « on se scandalisa de cet idéalisme et de son prétendu solipsisme151 ». Il ne peut être plus catégorique sur la question du solipsisme : on ne peut penser la conscience d’un sujet personnel sans autre conscience, il n’y a pas d’auto-suffisance de l’ego personnel. Si cette assertion semble être présentée avec assez d’évidence, c’est sans doute que cette idée relève de la définition même de la personne. Pourquoi une personne ne peut-elle pas vivre en tant que personne s’il n’y a pas autrui ? Autrement dit en quoi autrui est-il nécessaire à la vie en tant que personne ? Afin de mettre en évidence l’impossibilité d’un sujet personnel solipsiste, nous pourrions tenter d’imaginer, par pure fiction, l’idée contraire à savoir une personne sans autres personnes et sans objets du monde de l’esprit. Nous nous trouvons cependant face à un obstacle de taille, puisque c’est toute l’essence de la personne qui est remise en question avec une telle configuration. Dans le paragraphe 44 des Méditations cartésiennes, Husserl propose une telle abstraction et le résultat est sans appel :

Dans l’attitude naturelle je me trouve au sein du monde, « moi et les autres », dont je me distingue et auxquels je m’oppose. Si je fais abstraction des autres au sens habituel du terme, je reste « seul ». Mais une telle abstraction n’est pas radicale, cette solitude ne change rien au sens existentiel de l’existence dans le monde […]. Ce sens est inhérent au moi, entendu comme moi naturel, et resterait tel, même si une peste universelle m’avait laissé seul dans le monde. […] Il s’agit, bien au contraire, d’une structure essentielle de la constitution universelle que présente la vie de l’ego transcendantal, en tant que constituant le monde objectif152.

Il faut distinguer le fait d’être effectivement seul, du fait de vivre seul en tant qu’ego. Autrement dit, il faut différencier le fait de ne pas être effectivement dans des rapports interpersonnels, et le fait de constituer le monde en tant que sujet solipsiste, en se soustrayant

151 HUSSERL, Edmund. « Postface à mes idées directrices pour une phénoménologie pure » in Idées directrices III. P. 195.

152 HUSSERL, Edmund. Méditations cartésiennes : Introduction à la phénoménologie. Trad. franç. G. Peiffer et E. Levinas. Paris : Vrin, 1953. P. 155.

64

de façon radicale à la conscience d’autrui. Si le premier cas est bien entendu possible (d’où l’exemple de la peste universelle), le second est inenvisageable, puisque même seul, je ne suis pour autant pas un sujet solipsiste et je continue de constituer le monde avec autrui qui est consubstantiel à ma conscience. Ce pourquoi je continue toujours, même sans un autrui effectif, de constituer un monde objectif. Cette idée est bien illustrée dans le roman de Michel Tournier Vendredi ou les limbes du pacifique153

. Husserl prend l’exemple du sujet qui se

retrouve seul après une peste universelle, mais conserve le sens inhérent à son moi naturel, de même, dans le roman Robinson conserve la structure essentielle de sa conscience. Lorsque le bateau échoue, il reste un contact effectif avec des éléments de son monde environnant. Puis, peu à peu, ces « reliques de la communauté humaine 154» disparaissent : le corps du capitaine et l’épave de la Virginie sont emportés, la grotte qui contenait en elle la reconstitution de la civilisation explose et emmène avec elle les objets d’usage et de valeur (les bijoux, l’or, les chandeliers, les poulies, les dés à jouer), le chien Tenn meurt, etc.155 Ainsi, Robinson n’est plus dans une collectivité, il n’entretient plus de rapports interpersonnels (du moins jusqu’au chapitre VII avec l’apparition de Vendredi). Cependant, tout au long du roman, autrui demeure dans sa conscience et il continue de constituer le monde objectif, bien que rencontrant des difficultés dues à l’absence effective de l’autre personne, ce qui lui fait d’ailleurs prendre conscience de l’importance de l’autre dans l’expérience constitutive du monde et de lui-même156.

Nous avons vu dans la partie précédente que la personne est un sujet qui se constitue par et pour son monde environnant et qui vit, qui agit, qui ressent parce qu’il est motivé par les valeurs des éléments d’un tel monde. Or pour que son monde soit constitué comme monde de valeurs, il est nécessaire que le sujet vive en tant que personne, ce qui suppose de se reconnaitre comme tel. Sur ce sujet Husserl écrit justement :

153 TOURNIER, Michel. Vendredi ou Les limbes du Pacifique. Paris : Gallimard, 1972. (Coll. Folio).

154 Ibid., p. 46. Ces « reliques de la communauté humaine » peuvent être ici appelées des reliques de la communauté personnelle.

155 On observe une gradation dans la disparition des différents éléments de la communauté personnelle. Tout d’abord la disparition du corps sans vie d’un sujet personnel humain, puis celle des objets de valeur et d’usage. La destruction des éléments de la communauté à laquelle appartenait Robinson s’achève enfin par la mort d’un sujet personnel non humain : le chien.

156 On peut citer ces quelques mots écrits par Robinson dans son log book, dans lequel il recueille ses méditations : « Autrui, pièce maitresse de mon univers… Je mesure chaque jour ce que je lui devais en enregistrant de nouvelles fissures dans mon édifice personnel ». (Ibid., p. 57) Ainsi, si autrui demeure dans la structure essentielle de la constitution du monde par l’ego, on doit reconnaitre que sa disparition effective contrarie tout de même l’existence personnelle.

65

C’est le fait que l’autre (que je reconnais comme une personne) me reconnaisse également comme une personne qui fait que moi-même je me reconnais comme personne157.

L’autre est donc la condition nécessaire, à la fois de la conscience de moi-même en tant que personne, mais aussi du monde environnant. Sans les autres je ne peux me savoir comme personne, je ne peux vivre en tant que personne, et il m’est donc impossible de constituer un monde de valeurs, or comme nous l’avons vu, la personne est le sujet dont l’en face est justement ce monde de valeurs. On peut donc en déduire que l’altérité est la condition de la spiritualité, et celle-ci étant le propre de la vie de l’esprit et donc de la personne, on peut dire également que l’altérité est la condition de la personne.

On peut donc penser, à la différence de Laurent Perreau qui écrit l’affirmation suivante : « Une définition solipsiste de la vie personnelle demeure possible comme le suggère Husserl158 », qu’il n’y a pas de personne sans la collectivité de personnes. Pour défendre sa position, il cite la phrase suivante : « Même là où je ne me rapporte pas [aux autres] par des actes sociaux, je suis une personne pour moi-même159 ». Cette phrase met certes en évidence des actes individuels, se promener seul à la mer un dimanche après-midi, être seul chez soi un dimanche soir d’hiver, mais le sujet de tels actes n’est pas pour autant un sujet solipsiste. La personne est en effet un sujet qui est co-constitué avec les autres personnes : lorsqu’elle constitue son monde environnant de manière individuelle, elle le constitue toujours avec autrui160.

Dans le document Le concept de personne chez Husserl (Page 66-68)