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Solidarité : rapports de force et ambivalence

Chapitre 3 : Questions de recherche, problématique et méthodologie

3.2 Enjeux et problématique

3.2.1 Solidarité : rapports de force et ambivalence

Les solidarités familiales, contrairement à l’idée qu’on s’en fait le plus souvent, ne sont pas toujours roses. En effet, le soutien apporté à quelqu’un possède un double visage positif et négatif, et peut impliquer une certaine ambivalence, qui apparaît bien inhérente aux solidarités familiales.

Selon Dandurand et Ouellette (1991, p.77), le soutien revêt un côté positif et un côté négatif. Si l’aide offerte permet assurément à l’aidé de consolider ou d’améliorer sa position, elle peut également, et en même temps, s’avérer négative, car le don génère dans le même temps une dette et vient renforcer l’interdépendance des partenaires. Une possibilité d’ingérence peut alors se développer dans la relation entre l’aidant et l’aidé, surtout si les partenaires sont inégaux ou proviennent de sphères sociales différentes. Ultimement, une telle relation peut mener à du contrôle et de la surveillance de l’aidant sur l’aidé.

C’est dans le discours des enquêtés des classes moyennes que cette réflexion sur les avantages et inconvénients du soutien est la plus explicite. En effet, les membres des classes populaires de Saint-Henri fréquentent assidûment leur famille, à la fois pour s’échanger des

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services et pour socialiser. À l’opposé, les membres des foyers aisés d’Outremont fréquentent moins assidûment leur famille, et la plupart du temps en dehors d’échanges de services. Le cas des foyers de classe moyenne de Rosemont se situe à mi-chemin entre les deux situations précédentes. L’importance accordée au réseau de parenté est très faible dans le discours des enquêtés de Rosemont, qui s’identifient avant tout à leur famille nucléaire, ainsi que dans certains cas à leurs réseaux amicaux et professionnels (Dandurand et Ouellette, 1991, p.241- 42). Toutefois, le réseau familial élargi prend souvent une importance plus grande que veulent bien le laisser entendre les enquêtés. En effet, ces derniers réalisent qu’ils ne peuvent pas se passer complètement de leur famille étendue, en raison des services dont ils peuvent potentiellement profiter. Les familles de la classe moyenne de Rosemont font donc preuve d’une certaine ambivalence par rapport à leur réseau familial étendu, prises entre une posture réaliste et la volonté par ailleurs de maximiser l’autonomie de leur foyer nucléaire.

La différence de classe sociale peut également se faire sentir dans une même famille, autour de l’aide apportée à une personne dépendante. Benoît Trépied (2003, p.68-97) évoque à ce sujet un stage de terrain ethnographique au cours duquel il a rencontré une famille, dans un contexte de prise en charge de la mère dépendante. La division des tâches au sein de cette famille est particulièrement évidente, et s’opère selon le statut social et géographique de chacun des membres. En effet, si la majeure partie de la famille habite en région française, l’une des filles réside à Paris et est celle qui possède le statut social le plus élevé. Ainsi, grâce notamment à ses contacts, elle s’occupe de l’aspect médical de la prise en charge de sa mère, ainsi que de la coordination générale de l’aide. Son père, quant à lui, s’occupe de la gestion quotidienne des employés qui l’aident à prendre soin de sa conjointe, tandis que la sœur restante se contente d’appels téléphoniques occasionnels. En filigrane de cette répartition des tâches, on constate que la sœur la plus dotée en capitaux profite par extension d’un pouvoir accru sur les autres membres de sa famille. Ce pouvoir lui est octroyé non seulement en raison du domaine plus spécialisé de l’aide qu’elle fournit, mais également par un accord tacite avec ses apparentés, qui lui délèguent ce pouvoir en s’adressant à elle et en l’encourageant dans ce rôle.

En bref, si les solidarités familiales sont l’affaire de toutes les classes sociales, il est assez clair qu’elles s’expriment de façon différenciée selon le niveau de vie et le milieu social.

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Suite à de telles réflexions, et en raison de l’attitude mitigée de certaines familles par rapport aux solidarités, Luescher et Pillemer (1998) proposent de remplacer le terme de solidarités familiales, dont ils jugent la connotation trop positive, par celui d’ambivalence intergénérationnelle. Ils stipulent que, dans nos sociétés modernes, les relations entre les parents et leurs enfants adultes sont teintées d’ambivalence et que, par conséquent, les relations entre ces derniers sont autant d’efforts pour gérer et négocier ces ambivalences fondamentales. Forts de ce constat, les auteurs proposent donc de se pencher sur l’ambivalence intergénérationnelle, divisée en deux dimensions : l’ambivalence sociologique, observable du point de vue des structures macro, et l’ambivalence psychologique, observable du point de vue de l’individu. Ainsi, des contradictions seraient manifestes dans les deux cas et s’observeraient à travers les statuts, les rôles et les normes pour le niveau sociologique, et à travers les émotions et les motivations en ce qui a trait au niveau individuel. En proposant d’inverser le regard que l’on porte aux relations familiales pour se concentrer sur les ambivalences plutôt que les solidarités, les auteurs cherchent à compenser le fait que le terme « solidarités familiales » laisse sous-entendre que tout va bien chez les familles.

Quelques années plus tard, Bengston, Giarrusso, Mabry et Silverstein (2002) réagissent à la proposition de remplacer le concept de solidarités familiales par celui d’ambivalence intergénérationnelle en suggérant de le cerner comme un complément plutôt qu’en tant que remplaçant direct. Pour ces derniers, il est important de conserver une place pour le conflit au sein de la recherche sur les familles, afin de ne pas donner une image excessivement positive des relations intergénérationnelles. Une fois cette idée établie, le concept d’ambivalence émerge en quelque sorte au confluent des solidarités et du conflit, particulièrement lorsque l’on se concentre sur les aspects microsociaux des relations familiales. Le fait d’inclure l’ambivalence dans une réflexion sur la solidarité permet de dépasser le cadre micro pour inclure une perspective plus largement sociale aux observations effectuées. Au final, il devient donc possible de s’intéresser aux stratégies qu’utilisent les familles pour créer du lien, négocier leurs différences et rester ensemble.

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