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Différentes façons de nommer les enjeux des solidarités familiales

Chapitre 3 : Questions de recherche, problématique et méthodologie

3.2 Enjeux et problématique

3.2.2 Différentes façons de nommer les enjeux des solidarités familiales

Forts de ces considérations sur l’ambivalence des solidarités familiales, les auteurs qui s’intéressent à la grande proximité résidentielle, voire à la cohabitation tout court, ont chacun leur façon d’en nommer les enjeux. Les trois concepts les plus couramment utilisés sont ceux d’intimité, d’autonomie et d’indépendance. Malgré des différences de vocabulaire, l’enjeu est assez similaire dans tous les cas, nous permettant d’identifier plusieurs similarités entre ces trois concepts.

Un premier groupe d’auteurs mobilise la notion d’intimité. Deux d’entre eux sont Leopold Rosenmayr et Eva Köckeis (1963), qui ont forgé le concept d’« intimité à distance », réutilisé par de nombreux autres auteurs par la suite. À partir d’une étude réalisée chez des personnes âgées, ils en sont venus à la conclusion que l’une des plus grandes joies de ces dernières est de voir leurs enfants. Toutefois, du même souffle et de façon quelque peu paradoxale, ces personnes âgées mentionnent qu’elles tiennent à conserver une certaine distance avec ces derniers. Ainsi, les personnes âgées ne souhaitent pas partager un logement avec leurs enfants, mais ont envie d’habiter près d’eux, afin de maximiser les occasions de contacts. Une grande importance est donc accordée aux relations familiales, tout en s’assurant de conserver une certaine distance avec ses enfants.

Claudine Attias-Donfut et Sylvie Renaut (1994) parlent de familles qui demeurent dans des logements contigus, ce qui représente « une autre façon de vivre ensemble dans des espaces privés différenciés qui préservent l’intimité tout en permettant la proximité ». Ce modèle d’« intimité à proximité » prendrait le pas sur l’intimité partagée, en gardant l’esprit de l’intimité à distance. En d’autres termes, il s’agit d’une solution mitoyenne, entre la cohabitation stricte et l’éloignement géographique, qui permet aux cohabitants de profiter des avantages de la proximité, sans avoir à renoncer à leur intimité. Ce mode d’habiter ressemble beaucoup à la cohabitation intergénérationnelle en plex, car il est question de partager deux logements indépendants, tout en profitant de la proximité résidentielle pour se côtoyer et s’échanger des services.

Manon Boulianne utilise également le concept d’intimité dans son étude sur la cohabitation intergénérationnelle en logements contigus (2004b), mentionnée ci-haut. Même si

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elle ne fait pas explicitement référence à Rosenmayr et Köckeis, l’esprit demeure le même. D’une part, la préservation de l’intimité est une condition essentielle au succès de la cohabitation en logement supplémentaire. En effet, elle devient un enjeu central pour les ménages impliqués et est la principale source d’hésitation de ceux qui ont mis plus de temps à prendre leur décision (Boulianne, 2004b, p.67). Les ascendants ont essentiellement peur de déranger, de trop en faire ou de se mêler de ce qui ne les regarde pas. Pour les descendants, particulièrement pour les gendres et les belles-filles, la question est d’autant plus délicate que la relation avec les beaux-parents est teintée d’un respect distant, de sorte qu’une bonne entente entre les beaux-enfants et les parents est une condition essentielle à la réussite du projet. D’autre part, l’intimité est le principal inconvénient mentionné par les enquêtés, surtout en ce qui a trait aux rôles parentaux ou à certains aspects de la vie quotidienne. Le manque d’intimité se manifeste particulièrement en lien avec les espaces, intérieurs et extérieurs. À l’extérieur, le problème se fait surtout sentir au niveau du partage de la cour, tandis qu’à l’intérieur, il s’agit principalement d’une question d’insonorisation, où il faut faire attention au volume du téléviseur par exemple. Outre la mention de ces deux acceptions de l’intimité, Boulianne ne définit pas précisément le concept et laisse émerger, de façon implicite, une définition empirique, à partir du discours des enquêtés.

Un autre groupe d’auteurs insiste plutôt sur la notion d’autonomie. En effet, lorsque des enfants adultes cohabitent longuement avec leurs parents vieillissants, certains ajustements sont nécessaires pour assurer l’harmonie de la maisonnée. Cécile Van de Velde constate une dissociation graduelle entre la dépendance matérielle et l’autonomie individuelle. Dans un tel cas de cohabitation prolongée, les jeunes profitent d’une assez grande autonomie individuelle, au sens où ils sont libres de leurs déplacements et de leurs fréquentations. Toutefois, le fait qu’ils habitent sous le toit parental entraîne un certain contrôle de la part des parents, qui se traduit en termes de dépendance matérielle. Cette dépendance matérielle peut cependant être neutralisée par le versement d’un loyer. Quoi qu’il en soit, Van de Velde utilise les termes (in)dépendance et autonomie de façon distincte, en associant la dépendance au matériel et l’autonomie à la sphère individuelle de la vie des jeunes adultes.

Stéphanie Emery, quant à elle, se penche sur le cas de colocataires qui viennent de quitter le domicile parental. Pour ces derniers, il n’y a théoriquement plus de dépendance

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matérielle, les colocataires ayant par définition quitté le domicile parental. Ces derniers arrivent donc dans le nouvel appartement avec des revendications élevées en termes d’indépendance et d’autonomie, et insistent lourdement sur ces aspects. Toutefois, lorsqu’on va au-delà du discours des colocataires, il s’avère qu’une certaine interdépendance s’installe progressivement, au sens où les colocataires comptent de plus en plus l’un sur l’autre, particulièrement du point de vue interpersonnel. Lorsqu’ils sont invités à réagir sur le sujet, les colocataires continuent de revendiquer une grande autonomie individuelle, montrant ainsi qu’ils ne réalisent pas forcément que leur colocataire est plus significatif qu’il n’y parait. Dans le cas de la colocation, les questions d’indépendance et d’autonomie se posent différemment : l’indépendance financière est assurée par le partage des frais reliés à la maisonnée, tandis que l’autonomie est revendiquée, mais n’empêche pas le développement d’une certaine interdépendance relationnelle entre les colocataires.

Ainsi, les trois notions d’intimité, d’autonomie et d’indépendance sont couramment utilisées dans la littérature, parfois comme synonymes. Si elles rendent toutes compte des enjeux des solidarités familiales, certaines s’appliquent davantage à la réalité de la cohabitation intergénérationnelle que d’autres.

Avant de développer le concept d’indépendance qui sera utilisé lors de la présentation des résultats, il sera intéressant de contraster la notion avec l’autonomie, avec l’intimité et avec la dépendance, afin de bien faire ressortir les éléments qui pourront enrichir une définition opératoire de l’indépendance.