• Aucun résultat trouvé

C/ Une lecture conditionnée par notre culture préalable

3. Sociologie de la lecture

Comme nous l'avons dit, lorsque le lecteur lit, il a toujours en tête des éléments extérieurs à l'œuvre comme sa culture personnelle, les livres préalablement lus, ce qui l'aide à établir des relations entre les textes. Par ailleurs, la manière dont nous les abordons dépend également du contexte de lecture : si le texte est reconnu ou non par la critique, s'il est au panthéon des œuvres considérées comme dignes d'être lues ou si le livre nous a été recommandé par un ami, un professeur par exemple. Ces éléments influent sur la réception d'un texte par le lecteur. Pour Pierre Bayard, la pratique de lecture est une pratique sociale. Elle est un vecteur de discussion entre les lecteurs. Selon l'opinion commune, il est mal vu de ne pas lire ou d'être honnête et d'avouer que l'on n'a pas lu un livre considéré comme canonique et faisant partie, en quelque sorte, du socle commun de connaissance. C'est à ce titre que Pierre Bayard évoque le jeu de l'humiliation dans le livre Un tout petit monde de David Lodge qui raconte l'histoire de deux professeurs d'université, l'un aux États-Unis, l'autre au Royaume-Uni, qui échangent leur poste pour une durée de six mois. Il cite donc la description de ce jeu de la vérité chez Lodge:

Il leur montra un jeu qu’il avait inventé quand il était lui-même jeune étudiant : chaque joueur devait penser à un livre très connu qu’il n’avait pas lu et marquait un point chaque fois que quelqu’un disait l’avoir lu.312

Ce jeu de l'humiliation met en avant la sociabilité qui est en œuvre lorsque l'on lit. Il ne s'agit pas d'une pratique isolée, privée comme on pourrait le croire, la lecture est souvent partagée. Le jeu repose sur un paradoxe puisque c'est en avouant ses lacunes dans un domaine dont on est censé être spécialiste que l'on a des chances de se valoriser. Il s'agit « de ne se valoriser qu'en s'humiliant »313, ce qui est paradoxal puisque c'est généralement en étant cultivé que l'on se valorise socialement et non pas en avouant ses lacunes. Ce jeu met également en avant l'hypocrisie qui consiste à penser qu'il faille absolument avoir lu des livres qui fassent partie d'un panthéon d'œuvres ou, du moins, de considérer que, passé un certain niveau d'étude on ne peut se permettre aucune lacune. Pierre Bayard évoque la « violence latente » de ce jeu du fait de la méchanceté des jugements que les participants peuvent émettre à l'égard d'un non-lecteur. Ainsi, Ringbaum, après avoir avoué lors de

312 Cité par Pierre Bayard in Le Plagiat par anticipation, op. cit. : David Lodge, Changement de décor, trad. Maurice et Yvonne Couturier, Rivages (poche), 1991, p. 141.

313 Pierre Bayard, Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, op. cit., p.107.

ce jeu qu'il n'avait pas lu Hamlet alors qu'il est professeur de littérature anglaise est en proie à la consternation et aux rumeurs puisque, désormais, tout l'établissement est au courant de sa non lecture d'une œuvre canonique au point qu'à cause de cet épisode, il perd son poste. L'erreur de ce professeur est, selon Bayard, d'avoir simulé l'ignorance quant à sa connaissance de l'œuvre puisque, même s'il ne l'avait pas lu, il était indéniable qu'il avait suffisamment de connaissances culturelles pour en parler sans passer pour autant pour un imposteur. La lecture peut donc être un enjeu de pouvoir et de manipulation. Les dominants étant ceux qui prétendent hypocritement avoir lus le plus de livres et les dominés, ceux qui ne lisent pas. Il n'est finalement pas possible de gagner au jeu de l'humiliation puisque celui qui gagne en prétendant ne pas avoir lu de grandes œuvres perd finalement en crédibilité auprès de ses collègues. Ainsi, l'étude de « Cet espace de communication sur les livres – et, plus généralement, sur la culture »314 permet d'explorer les rapports entre la littérature, ses dispositifs de sociabilisation et les pratiques sociales des lecteurs. Ainsi, dans ce livre, Pierre Bayard ne s'attache pas uniquement à l'analyse des instances critiques mais à la sociologie de la lecture comme objet d'étude à part entière. La manière dont nous avons de lire, au même titre que l'étude des textes en eux-mêmes méritent toute notre attention. Par conséquent, le livre de Pierre Bayard se présente comme un manuel de survie du non-lecteur en société « Les situations les plus courantes sont celles qu’offre la vie en société, et notamment toutes les circonstances mondaines où nous sommes conduits à nous exprimer devant un groupe. »315. Il étudie nos manières de lire et les codes de lectures intériorisés par le lecteur. Il s'interroge également sur la réception des œuvres littéraires. Nous pouvons à ce titre évoquer l'expérience de Laura Bohannan que Bayard détaille dans son livre. En prenant l'exemple de la lecture d'Hamlet par les Tiv, l'anthropologue Laura Bohannan met en avant le fait qu'ils ne sont pas sensibles aux mêmes enjeux dans la tragédie parce qu'ils ne possèdent pas les mêmes éléments culturels pour la comprendre. Ils n'ont pas les mêmes coutumes ni la même culture que les occidentaux d'où une une compréhension différente de la pièce. Par exemple, comme ils ne croient pas aux fantômes et qu'ils en ignoraient l'existence dans l'imaginaire collectif européen, ils ne réagissent pas à l'irruption du spectre du père d'Hamlet. Ils perçoivent donc cette tragédie comme invraisemblable. Ainsi, Laura Bohannan qui avait fait cette expérience sociologique en faisant lire Shakespeare aux Tivs, peuple d'Afrique de l'Ouest afin de prouver que cette tragédie est universelle se heurte à un échec. Elle ne parvient pas à « prouver que l’être humain demeure identique à lui-même, au-delà des différences de culture. »316.

Ainsi, dans ce livre, Pierre Bayard étudie le lien entre littérature et sociabilité, les liens qui se tissent lorsque l'on évoque nos « bibliothèques intérieures ». La littérature est ici vue comme un

314 Ibid., p.116.

315 Ibid., p.65.

316 Ibid., p.77.

moyen de communication. Il réfléchit également à la lumière de la sociologie sur le dialogue qui se met en place entre l'auteur et le lecteur lors de la lecture. Pierre Bayard réfléchit aux scénographies deployées par l'écrivain, c'est à dire l'image de lui-même intégré dans la société de son temps.

Ainsi, il montre que la communication littéraire est avant tout affaire de représentations socialement déterminées. Nos lectures sont aussi façonnées socialement puisqu'il existe des règles de lecture intériorisées par le lecteur comme l'obligation de lire intégralement pour acquérir le droit de parler d'un livre. Finalement, le lecteur est un des acteurs du processus de communication qu'est la littérature. Il partage avec les autres lecteurs ce qu'il a pensé d'un texte. Il est un des acteurs du procesus de communication qu'est la littérature. Il étudie la manière dont les lecteurs se saisissent du fait littéraire. Il y a véritablement un lien entre la théorie littéraire, l'histoire des pratiques de lecture et l'étude des usages. A ce titre, nous pouvons évoquer les thèses de Robert Escarpit dans Le littéraire et le social : Éléments pour une sociologie de la lecture, à savoir qu'il existe une infinité de manières de lire, deux lecteurs ne lisent jamais deux fois le même texte même si le contenu sémiotique en lui-même est identique. Il écrit en effet : « Il en résulte évidemment qu'il y a une infinité de lectures différentes possibles d'une même œuvre par un même lecteur. »317. En effet, chaque lecteur accordera plus ou moins d'importance à tel ou tel élément de la narration en fonction de sa sensibilité personnelle. Comme nous avons pu le voir, chaque lecteur retient des éléments qui sont propres à leur sensibilité personnelle. Par ailleurs, les interprétations d'un texte par le lecteur ne peuvent jamais coïncider parfaitement avec le projet du lecteur. En effet, pour Robert Escarpit /

Savoir qui était réellement un écrivain est une acrobatie intellectuelle réalisable, mais tout à fait gratuite. Ce qui est important, du point de vue littéraire, c'est de savoir ce qu'on peut faire de lui. Or ce qu'on en peut faire dans une autre situation historique – autre groupe social ou éthnique, autre siècle, autre civilisation – est forcément différent de ce que l'écrivain a consciemment voulu qu'on fît de lui.318

Connaître parfaitement l'intention de l'auteur est impossible, le lecteur ne peut donc faire que des suppositions qui risquent de s'éloigner du projet initialement conçu par l'auteur. Par ailleurs, il est intéressant de noter dans cette citation qu'Escarpit, tout comme le fait Bayard, évoque la possibilité de réfléchir à ce qu'auraient pu être telle ou telle œuvre littéraire dans une autre époque, un autre groupe social. C'est bien cette démarche qu'adopte Bayard dans Et si les œuvres changeaient d'auteurs ? et dans Le Plagiat par anticipation. Il ajoute, comme nous l'avons déjà évoqué dans la première partie que le contre-sens peut être vecteur de sens. Toute lecture est interprétation puisque l'on ne peut pas lire exactement comme l'a souhaité l'auteur. Elle est donc en quelque sorte traduction par le lecteur des propos pensés par l'écrivain :

Traduttore, traditore n'est pas une vaine formule, mais l'affirmation d'une nécessaire réalité.

Toute traduction est trahison, mais trahison peut-être créatrice quand elle permet au signifiant

317 Le Littéraire et le social : Éléments pour une sociologie de la littérature, sous la dir. de Robert Escarpit, Paris, Flammarion, Coll. « Champs N°5 », 1970, p.31.

318 Ibid., p.28.

de signifier quelque chose même si le signifié original est devenu insignifiable. Or toute lecture hors contexte – et c'est le cas de la plupart des œuvres quand elles sont lues hors de la communauté des intellectuels – est à quelque degré traduction.319

La trahison, le contre-sens est comparable à une traduction qui est certe trahison puisqu'on ne respecte pas toujours l'intention de l'auteur mais c'est une traduction créatrice qui peut apporter de nouveaux éléments à l'œuvre littéraire qui peuvent en enrichir le sens. Il évoque ainsi le cas de La Guerre de Troie n'aura pas lieu de Giraudoux :

En projetant sur le couple Hector-Andromaque la mythologie de l'ancien combattant et de la veuve de guerre, Giraudoux a certainement trahi Homère, mais il l'a fait vivre d'une vie authentique pour de nouveaux lecteurs.320

Giraudoux calque sur un texte de l'Antiquité, sur l'Iliade, un modèle de représentations et de valeurs propres au monde contemporain. Il fait dire au texte autre chose que ce qu'il signifiait initialement mais, en le faisant, prolonge le texte, en enrichit le sens.

Nous pouvons comparer la démarche de Giraudoux et celle de Samuel Butler évoqué par Pierre Bayard qui, dans L'auteure de l'Odyssée considère, comme le féminin l'indique, qu'il n'y a pas d'Homère et que l'aède qui énonce l'Odyssée est en fait une femme. Pierre Bayard n'adhère pas à cette théorie mais, à travers cet exemple met en avant le fait qu'une œuvre est littéraire à partir du moment où elle stimule l'imaginaire du lecteur et qu'elle l'invite à rêver.

Mais, par cette création, il ne fait qu’accentuer et rendre plus manifeste ce que fait discrètement chaque lecteur dès qu’il se laisse aller, emporté par l’œuvre, à rêver ou à délirer à propos de son auteur.321

Le livre de Samuel Butler, alors même qu'il présente une théorie et qu'il produit donc un texte non fictionnel est assimilée à une « création » par Pierre Bayard, ce qui montre bien que l'œuvre a stimulé la créativité de son auteur qui s'est plu à imaginer un autre destin à l'Odyssée. Escarpit, lui, estime qu'

est littéraire une œuvre qui possède une « aptitude à la trahison », une disponibilité telle qu'on peut, sans qu'elle cesse d'être elle-même, lui faire dire dans une autre situation historique autre chose que ce qu'elle a dit de façon manifeste dans sa situation historique originelle.322

L' « aptitude à la trahison » peut être rapprochée de la notion de « délire » chez Pierre Bayard qui consiste à étudier les œuvres avec un regard inédit. Finalement, l'étude de la sociologie de la lecture et des différentes pratiques possibles de lecture permet à Pierre Bayard de prolonger ses réfléxions sur la créativité. Chaque lecteur est créateur à sa façon autant que le lecteur. C'est une manière également de montrer que la lecture est un vecteur de lien social, de communication et de partage.

Si les textes tissent des liens intertextuels entre eux, le lecteur fait de même avec les autres lecteurs.

319 Ibid.

320 Ibid.

321 Pierre Bayard, Et si les œuvres changeaient d'auteur, op. cit., p.28.

322 Le littéraire et le social, op. cit., p.28.

Il garde rarement une lecture pour lui, il la partage, donne son avis, la conseille à des amis et émet ses propres interprétations.

Dans Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, c'est fondamentalement une invitation au partage qu'il initie. Même si le livre n'est pas lu intégralement, rien n'interdit de partager ses impressions de non-lecture. Même lu par extraits, l'œuvre est un véhicule de pensées. Elle contribue à l'intelligence collective. Non sans humour, il invite d'ailleurs son lecteur à ne pas hésiter à donner son avis sur un livre qu'il n'a même pas eu entre les mains. Bayard incite donc son lecteur à s'initier à « l'ultracrépidarianisme », au fait de parler librement et de manière très assurée de ce qu'il ne connaît pas. La littérature est un acte de communication et un acte social. Elle est en cela un objet porteur d'informations à visée communicationnelle.

Dans cette partie, nous nous sommes penchés sur l'originalité du théoricien, à la croisée de la critique littéraire traditionnelle et de la critique interventionniste. Nous avons montré la manière dont, à partir de ses théories remettant en cause la périodicité littéraire et l'autorité des auteurs, il transmet un savoir à son lecteur. Un mode de transmission non contraint puisqu'il repose fondamentalement sur la capacité qu'a le lecteur à élaborer une interprétation créative, à faire preuve d'imagination. Cette hybridité générique entre critique traditionnelle et critique interventionniste, ou, pour être plus précis entre réalité et fiction permet à Bayard de montrer le caractère non limitatif que revêt la littérature. L'interprétation que l'on propose d'un texte littéraire ne doit pas brider l'imagination du lecteur. Elle doit donc rester libre de toute contrainte pour ne pas proposer des analyses trop restrictives, qui ne suivraient qu'une seule et même grille de lecture. A présent, nous étudierons la littérarité de la critique de Pierre Bayard, les critères formels qui nous font des livres de Bayard des textes appartenant à la littérature. Habituellement, les lecteurs ont tendance à ne pas considérer que les essais puissent être considérés comme de la littérature, accordant plutôt ce statut aux œuvres de fiction. Nous allons essayer de prouver l'inverse pour les œuvres de Bayard en montrant qu'au contraire, la critique littéraire est une invention conceptuelle qui relève d'une démarche artistique affirmée.

Partie III. La littérarité de la critique ou la critique littéraire comme

Outline

Documents relatifs