• Aucun résultat trouvé

Et si les œuvres changeaient d'auteur ? : une critique biographique à la Sainte-Beuve

A : Les sources d'inspiration de Pierre Bayard : les écrivains

B. L'influence des différents critiques littéraires

1. Et si les œuvres changeaient d'auteur ? : une critique biographique à la Sainte-Beuve

Dans Et si les œuvres changeaient d'auteurs ? Bayard commente les œuvres en choisissant comme critère d'analyse principal la biographie des auteurs, mais d'auteurs fictifs ou d'auteurs inversés. C'est également le type de critique qu'il mobilise dans L'Enigme Tolstoïevski qui se présente comme la biographie d'un grand écrivain russe, fusion des biographies de Tolstoï et de Dostoïevski. Il pratique donc une critique biographique à la manière de Sainte-Beuve, même si Sainte-Beuve s'intéressait, lui, à des auteurs réels, cela va de soi. Il s'agit d'une autre figure importante de la critique littéraire, ou plutôt de l'histoire littéraire. En effet, ce critique affirme le primat de l'auteur sur le texte littéraire en lui-même. Pour analyser une œuvre, on ne privilégie pas le contenu textuel, « le texte, rien que le texte » comme le font les structuralistes mais le contexte de création qui entoure l'œuvre. C'est bel et bien la vie de l'auteur qui nous en apprend davantage sur le sens du texte. On privilégie donc des éléments extérieurs à celui-ci pour l'analyser. L'auteur est le premier critère de référence de l'analyse d'un texte, presque indépendamment du contenu du livre. On lit en fonction de la biographie de l'écrivain et le texte est vu comme un moyen de

109 Pierre Michon, Le roi vient quand il veut, Propos sur la littérature, Paris, Albin Michel, 2007, pp. 110-111.

connaître le moi intime de l'auteur. Le tissu textuel n'est donc pas une fin en soi. Cette critique biographique a été vivement critiquée, notamment par Proust dans le Contre Sainte-Beuve mais également dans A la Recherche du temps perdu où le narrateur Marcel fait les frais de cette méthode de la critique biographique. En effet, lors de sa rencontre avec son écrivain préféré chez Swann, Bergotte, le narrateur se montre extrêmement déçu de constater qu'il ne correspond pas du tout à ce qu'il s'était imaginé de lui. Il est décontenancé de constater que l'individu qu'il a en face de lui ne correspond pas à l'auteur rêvé, imaginé lors de la lecture de ses livres, d'où une déception de sa part. Il voit en lui un « chantre aux cheveux blancs »110, c'est finalement un « homme jeune, rude, petit, râblé et myope, à nez rouge en forme de coquille de colimaçon et à barbiche noire ». Dans cet extrait, Marcel Proust, par l'intermédiaire de son personnage montre que la critique biographique est inefficace puisque sa représentation rêvée de l'auteur ne correspond pas à la réalité :

Tout le Bergotte que j’avais lentement et délicatement élaboré moi-même, goutte à goutte, comme une stalactite, avec la transparente beauté de ses livres, ce Bergotte-là se trouvait d’un seul coup ne plus pouvoir être d’aucun usage, du moment qu’il fallait conserver le nez en colimaçon et utiliser la barbiche noire ; comme n’est plus bonne à rien la solution que nous avions trouvée pour un problème dont nous avions lu incomplètement la donnée et sans tenir compte que le total devait faire un certain chiffre. 111

En rencontrant le vrai Bergotte, c'est même la qualité de l'œuvre qu'il remet en question tant il est déçu de ce qu'il voit. D'une certaine manière, ce passage illustre la théorie que Bayard développe dans Et si les œuvres changeaient d'auteurs ? puisque c'est bel et bien une fiction que le narrateur s'est forgé en imaginant Bergotte. Toutefois, Proust est d'accord avec l'idée selon laquelle l'homme qu'il a sous les yeux a tout de même des points communs avec l'individu-auteur puisque Marcel, le narrateur, à force d'entendre Bergotte parler, constate qu'il y a une certaine adéquation entre sa manière de s'exprimer à l'oral et ce qu'il a pu lire dans ses livres, y reconnaissant des inflexions de voix singulières

Cet accent n’est pas noté dans le texte, rien ne l’y indique et pourtant il s’ajoute de lui-même aux phrases, on ne peut pas les dire autrement [...]C’était quelque chose de brusque et de rauque dans les derniers mots d’une phrase gaie, quelque chose d’affaibli et d’expirant à la fin d’une phrase triste.112

Pour Proust, la critique biographique de Sainte-Beuve est insuffisante mais il est vrai que l'on peut saisir un certain idiolecte en rencontrant les écrivains, une manière de parler qui leur est propre mais elle n'est pas suffisante pour saisir la spécificité d'une œuvre. C'est une critique qu'il juge assez restrictive. Sainte-Beuve, dans ses Portraits littéraires définit en quoi consiste sa méthode critique.

Il s'agit de tenter de saisir l'homme dans l'œuvre. Dans le portrait qu'il fait de Diderot, il écrit :

110 Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Abbeville, Edition de la Nouvelle Revue Française, 1920, p.111. [En ligne], disponible à l'adresse : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k80501b?rk=42918;4. Consulté le 12 juillet 2021.

111 Ibid.

112 Ibid, p.116.

Chaque trait s'ajoute à son tour, et prend place de lui-même dans cette physionomie qu'on essaye de reproduire ; c'est comme chaque étoile qui apparaît successivement sous le regard et vient luire à son point dans la trame d'une belle nuit. Au type vague, abstrait, général, qu'une première vue avait embrassé, se mêle et s'incorpore par degrés une réalité individuelle, précise, de plus en plus accentuée et vivement scintillante ; on sent naître, on voit venir la ressemblance ; et le jour, le moment où l'on a saisi le tic familier, le sourire révélateur, la gerçure indéfinissable, la ride intime et douloureuse qui se cache en vain sous les cheveux déjà clairsemés,—à ce moment l'analyse disparaît dans la création, le portrait parle et vit, on a trouvé l'homme. 113

Pionnier de l'histoire littéraire, il s'agit pour lui à la fois de saisir le contexte de création qui entoure l'œuvre et de comprendre le projet de l'auteur, projet qui sera d'autant plus compréhensible pour le lecteur que celui-ci connaîtra des éléments de la vie de son auteur. Par ailleurs, chez Sainte-Beuve cette recherche du sens de l'œuvre est une quête pour saisir qui est l'homme, pour saisir sa manière d'être jusqu'à son sourire et ses moindres tics de langage .

C'est en imitant la démarche de Sainte-Beuve que Pierre Bayard écrit son Et si les œuvres changeaient d'auteurs ? . Il s'agit d'un moyen de montrer jusqu'où peuvent aller les dérives de la critique biographique mais en lui rendant tout de même hommage. Si l'on change l'auteur d'un livre, on en modifie aussi la biographie, c'est donc toute l'histoire du livre qui s'en trouve affectée ainsi que l'histoire littéraire événementielle. Ainsi, attribuer des livres à d'autres auteurs revient à en perturber l'analyse. En effet, lire comme Sainte-Beuve, selon la biographie d'un auteur c'est lire en ayant une idée préconçue sur le texte. C'est du moins ce que pense Proust dans le Contre Sainte-Beuve qui parodie la démarche critique de Sainte-Sainte-Beuve. En lisant, le lecteur se forge une figure d'écrivain mais qui ne correspond en réalité pas à la personne réelle de l'auteur. Même si le but est de plaire et de faire réfléchir son lecteur en lui faisant lire des analyses qu'il ne lirait nulle part ailleurs, Bayard tend à montrer que la connaissance de la biographie de l'auteur ne fait pas tout dans l'analyse. Le « moi » de l'écriture n'est pas nécessairement représentatif du moi de l'écrivain et il n'est pas pertinent de superposer parfaitement ces deux instances.

Ainsi, l'auteur de Et si les œuvres changeaient d'auteur ? adopte la démarche de Sainte-Beuve, se fait portraitiste des écrivains mais en en modifiant leur parcours de vie.

La vie des auteurs ne suffit pas pour produire une interprétation de l’œuvre. C'est d'ailleurs pour cette raison que le critique aborde le cas de Romain Gary qui a écrit Gros-Câlin sous le pseudonyme Émile Ajar pour que le lecteur ne puisse pas relier cette œuvre au reste du corpus de Romain Gary. Dans Vie et mort d'Émile Ajar114 Gary explique les raisons de la supercherie qu'il a élaborée pour changer d'identité narrative :

113 Charles Augustin Sainte-Beuve, Portraits littéraires I, Paris, Garnier-Frères, 1862, p.139, [en ligne], disponible à l'adresse : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k35429m.r=sainte%20beuve%20portraits%20litt%C3%A9raires?

rk=42918;4#. Consulté le 12 juillet 2021.

114 Romain Gary, Vie et mort d'Émile Ajar, Paris, Gallimard, 1981, p.28.

J’étais las de n’être que moi-même. J’étais las de l’image Romain Gary qu’on m’avait collée sur le dos une fois pour toutes depuis trente ans, depuis la soudaine célébrité qui était venue à un jeune aviateur avec Éducation européenne, lorsque Sartre écrivait dans Les Temps modernes : « Il faut attendre quelques années avant de savoir si Éducation européenne est ou non le meilleur roman sur la Résistance... » Trente ans ! « On m’avait fait une gueule ». Peut-être m’y prêtais-je, inconsciemment. C’était plus facile : l’image était toute faite, il n’y avait qu’à prendre place.

Romain Gary publie sous le pseudonyme Émile Ajar le roman Gros-Câlin. Il s'arrange pour s'inventer un nouveau style afin de ne pas être reconnu même si, une fois le canular connu, des tournures de phrases récurrentes sont repérables chez Romain Gary déguisé en Émile Ajar.

Finalement, c'est le moi profond qui refait son apparition, exactement comme pour le cas du narrateur de La Recherche qui décèle chez Bergotte un certain accent bergottien qu'il tient en réalité de sa famille. Afin de ne pas être reconnu, Romain Gary met en scène son neveu Paul Pavlovitch qui se chargera de se faire passer pour Émile Ajar afin de répondre aux questions de la presse. Le personnage excentrique passera dans un premier temps inaperçu semblant correspondre à l'image que le lecteur s'est imaginé de lui. En s'inventant une nouvelle personnalité, il parvient, par extension, à changer le regard porté sur ses œuvres, certains journalistes allant même jusqu'à prétendre que le style d'Émile Ajar est meilleur que celui de Romain Gary, ce qui est paradoxal puisqu'il s'agit en réalité de la même personne. Il y a une contradiction logique évidente.

Mon fils Diego qui, malgré son jeune âge, se contenta de me cligner de l’œil quand, à un programme de télévision, un critique de Lire, après avoir rageusement démoli l’œuvre de Romain Gary que défendait Geneviève Dormann, s’était exclamé : « Ah ! Ajar, c’est quand même un autre talent ! »115

Cette citation de Gary montre bien le caractère incertain de la figure de l'auteur puisque, sans savoir qu'il s'agissait de la même personne, il n'était pas possible de reconnaître Romain Gary derrière le prête-nom. Cela soutient bien la thèse de Bayard qui consiste à penser que changer un seul détail dans l'œuvre, son auteur, sans modifier la lettre du texte, modifie quand même le regard porté sur son histoire. Par ailleurs, il évoque un autre cas : celui de Boris Vian116où il aborde la question des identités multiples de l'écrivain. En effet, comme c'était le cas pour Gary, Boris Vian écrit J'Irai cracher sur vos tombes sous pseudonyme alors que Vian se présentait lui, comme traducteur de l'œuvre afin de faire croire à son public qu'il s'agissait d'un Roman Noir américain. En effet, Vian suppose que son livre sera plus convaincant s'il a été écrit par un Américain. Il écrit d'abord le livre en français (qui est censé être la traduction du livre anglais) et réécrit le livre en anglais. Par conséquent, paradoxalement, la traduction préexistait au livre en anglais, l'édition en anglais américain étant censée être la version première. L'exemple de Vian employé par Bayard montre

115 Ibid, p.42.

116 Pierre Bayard, Et si les œuvres changeaient d'auteur ?, op. cit., p.64.

bien que c'est avant tout à un auteur imaginaire que se réfère le lecteur, puisque l'américanisme de Vian a une influence sur la manière dont le lecteur perçoit le livre. En effet, cela a pour conséquence de modifier le regard du lecteur sur le texte et de déplacer le livre dans une autre ère géographique et culturelle. Le but de Pierre Bayard est donc de renouveler notre regard sur les œuvres.

Il est absurde et réducteur de résumer les œuvres à la biographie de leur écrivain même si ce n'est pas ce que fait Sainte-Beuve. Il serait tout aussi réducteur de dire de Sainte-Beuve qu'il résume les œuvres en fonction des biographies de leurs auteurs sans se préoccuper du contenu sémantique.

Finalement, la recherche de l'homme et la recherche de l'œuvre se superposent chez Sainte-Beuve. Chez Bayard, la biographie véhicule des idées reçues sur le texte qui restreignent l'imaginaire du lecteur et appauvrissent la portée de l’œuvre. C'est donc pour cela qu'il imagine que l'on puisse changer les figures des écrivains pour se débarrasser des idées reçues en appliquant de nouveaux paradigmes interprétatifs aux textes : « Ainsi la modification de l’image de l’auteur a-t-elle des effets sensibles sur le texte sans qu’il soit nécessaire de changer celui-ci matériellement. »117. En définitive, il n'y a pas besoin de modifier le texte pour produire de nouvelles interprétations, le changement du paradigme auteur est suffisant. Celles-ci ne sont pas déterminées par la vie de l'auteur. De même, il ne faut pas adopter non plus la démarche inverse qui consisterait à faire de l'auteur une instance impersonnelle, critique que nous détaillerons plus tard.

La critique littéraire doit connaître les théories qui existent mais inventer sa propre méthode d'analyse des textes. Il ne s'agit pas de trancher définitivement entre les méthodes d'analyse de Sainte-Beuve et de Roland Barthes par exemple. Si la vie d'un écrivain laisse des traces dans son œuvre, elle a des implications chez des lecteurs issus d'une autre époque, d'une autre ère culturelle.

On ne peut donc pas réduire l'analyse à la seule intention de l'auteur, le lecteur ayant lui aussi ses propres interprétations à proposer. Le « moi » que lit le lecteur est en réalité une synthèse du « je » de l'auteur et du « moi » du lecteur. Ce que Bayard aurait pu reprocher à Sainte-Beuve (puisqu'il n'en parle pas explicitement), c'est surtout la place trop importante qu'il accorde à l'auteur au détriment du lecteur. Son livre Et si les œuvres changeaient d'auteurs ? est donc une parodie de cette méthode critique qu'il détaille dans son préambule : il fait le portrait d'écrivains morts illustres dont les noms sont importants pour l'histoire littéraire. Il s'agit de retracer une histoire littéraire à partir des noms des grands auteurs.

Si Sainte-Beuve réalisait des portraits d'auteur, Bayard réalise également des portraits, mais cette fois, de lecteurs interventionnistes. En effet, le texte n'est pas que le fruit de l'auteur mais aussi du lecteurs qui contribuent pleinement à l'élaboration du texte en l'interprétant. C'est bel et bien lui qui ouvre les possibilités de lecture. On ne pourra jamais connaître suffisamment un texte en se

117 Pierre Bayard, Et si les œuvres changeaient d’auteur ? op. cit., p.47.

fiant juste aux éléments biographiques. Le lecteur est aussi créateur de sens. Sans faire comme Proust et rejeter complètement la critique biographique il se réapproprie au contraire cette méthode afin de créer une nouvelle œuvre à part entière : une critique certes biographique mais fictionnelle.

L'auteur est vu comme un élément qui participe de la fiction. Nous verrons à présent ce que Bayard reprend aux structuralistes puisqu'ils font également la promotion du lecteur.

Outline

Documents relatifs