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Une complicité avec le lecteur qu'il emprunte aux théoriciens de l'École de Genève

A : Les sources d'inspiration de Pierre Bayard : les écrivains

B. L'influence des différents critiques littéraires

3. Une complicité avec le lecteur qu'il emprunte aux théoriciens de l'École de Genève

L'un des courants de pensée dont s'inspire largement l'essayiste est la Critique de la Conscience ou Critique de l’École de Genève. Ces théoriciens de la littérature ont en partage le projet de se rapprocher de l'univers imaginaire des auteurs qu'ils lisent. Il s'agit d'approcher la conscience du créateur dans le processus de création littéraire. Ils s'appliquent à produire une lecture créatrice, à s'approcher de l’intentionnalité de l'auteur tout en laissant au lecteur sa liberté imaginative. Ces auteurs veulent retrouver l'expérience d'écriture de l'écrivain qu'ils lisent. Il faut donc s'identifier au sujet écrivain sans pour autant réduire son œuvre à la biographie. Il s'agit d'établir un dialogue entre le lecteur et l'écrivain. Jean Starobinski définit dans La Relation critique quelle doit être la démarche du critique :

L'herméneutique apprend à comprendre et à expliquer les pensées des autres d'après leurs signes. Cette compréhension a lieu lorsque les représentations et les sentiments s'éveillent dans l'âme du lecteur selon l'ordre et la liaison mêmes où elles se sont produites dans l'âme de l'auteur.141

Finalement, pour Starobinski, le critique adopte une démarche similaire à celle du romancier puisqu'il tente de se mettre à sa place et de comprendre le mouvement créateur qui lui a fait produire son œuvre. L'auteur entre en sympathie avec le lecteur au sens étymologique du terme, à la fois « souffrir avec » du grec συμπα ́ θεια qui a également donné le terme « empathie » mais évoque également une « affinité naturelle », « une communauté de sentiment » entre le lecteur et l'auteur. Il cite Thibaudet pour montrer cet élan créateur :

La vraie critique coïncide avec le mouvement créateur des hommes, des œuvres, des siècles, des littératures, oui ; mais elle y emploie l'énergie et l'originalité de son propre mouvement créateur. Quand elle réalise un de ses très rares chefs-d'œuvre, elle se comporte devant la réalité littéraire comme le romancier devant la réalité morale ou sociale.142

Pour être juste, la critique ne doit plus être objective, être une étude des faits linguistiques, des connotations et dénotations comme le proposait Barthes mais le lecteur doit en réalité faire une analyse subjective, entrer en sympathie avec le texte. La distance est au cœur de la pensée de Starobinski : « La relation critique, c'est l'empathie et la mise à distance »143 comme l'indique le titre d'une émission diffusée sur France Culture. Distance à soi, distance aux autres, aux auteurs et à

141 Jean Starobinski, La Relation critique, op. cit., pp.26-27.

142 Albert Thibaudet, Physiologie de la critique [En ligne], Paris, Édition de la nouvelle revue critique, coll. « Les Essais critiques », 1930, disponble à l'adresse :

http://obvil.sorbonne-universite.site/corpus/critique/thibaudet_physiologie/, consulté le 19 juillet 2021.

143 « Jean Starobinski : « La Relation critique, c'est la l'empathie et la mise à distance » [En ligne], émission de Marie Sorbier « Affaire en cours », France Culture, disponible à l'adresse : https://www.franceculture.fr/emissions/affaire-en-cours/affaires-en-cours-du-vendredi-04-decembre-2020, consulté le 21 juillet 2021.

leur texte, la distance est une des composantes de l'analyse de la littérature chez Jean Starobinski.

Distance qui permet toutefois aux lecteurs et à l'auteur de mieux entrer en symbiose, en sympathie.

La critique produite par le lecteur doit aussi être créatrice, elle rend aussi hommage à l’œuvre. Le plaisir de lecture résulte d'une communauté de conscience, d'un dialogue entre auteur et lecteurs. D'ailleurs, avant d'être des critiques nous sommes avant tout des lecteurs. C'est d'abord la singularité de l’œuvre que l'on apprécie. Le texte est vu comme la projection sur le papier de la conscience d'un écrivain dont celle-ci a le pouvoir de parler à celle du lecteur. Celui-ci prend existence « par son actualisation en une conscience réceptrice. L'œuvre, antérieurement à la lecture que j'en fais, n'était qu'une chose endormie. »144. Ainsi, le style d'un écrivain est la manifestation d'une conscience qui s'exprime dans l’œuvre. En effet, les grands écrivains critiques ont pour préoccupations principales aux yeux de Georges Poulet de « revivre et de repenser par [eux]-même[s] les expériences vécues et les idées pensées par d'autres esprits. »145. Si l'intention de l'auteur n'est pas exactement connue il n'en demeure pas moins que l’œuvre est conçue pour un lecteur. En effet, le texte est fait pour être lu et l'auteur a bel et bien conscience à partir du moment où son livre est publié que son texte lui échappe, et donc, le sens qu'il avait voulu lui donner. Il s'agit pour George Poulet de vivre du dedans une certaine relation d'identité avec l’œuvre :

L'expérience littéraire, telle qu'elle se manifeste en la suite d'émotions et de réflexions qu'elle engendre de proche en proche, est un phénomène de transmission, plus encore, d'identification.

Grâce à la sympathie qu'inspire ou que dégage l'œuvre littéraire, certaines idées, certains sentiments, certaines façons d'être se propagent en les êtres. La critique est une prise de conscience de cette merveilleuse extension et unification.146

Les écrivains commentés deviennent le semblable du critique. Cela suppose que l'on s'identifie à l'écrivain commenté. On ne peut certes pas connaître avec certitude les intentions de l'auteur, on peut néanmoins en avoir en partie l'intuition. Le critique de l'École de Genève ne recherche donc pas dans l’œuvre le moi profond ou le moi social de l'écrivain mais il tente de reconstituer l'itinéraire de pensée d'un homme.

Jean-Pierre Richard prolonge la théorie de George Poulet. Il s'agit cette fois d'entrer en sympathie avec un écrivain. Le fait de lire nourrit aussi la pensée de l'auteur, sa capacité d'invention. L’œuvre s'analyse en en révélant les détails de fabrication, sa structure et en en repérant les grands thèmes. Il s'établit une complicité entre le lecteur et l'auteur. Jean-Pierre Richard s'oppose à une interprétation figée des textes, raison pour laquelle il se propose de les lire et de les relire constamment, des détails ayant toujours pu nous échapper, exactement comme le fait Bayard.

144 Jean Starobinski, La Relation critique, op. cit., p.39.

145 Georges Poulet, La Conscience critique. Paris, Librairie José Corti, 1971, pp.9-10.

146 Ibid., p.17.

L'écrivain consciencieux prend plaisir à « re-montrer »147 les textes qu'il commente. L'objet littéraire est plusieurs fois soumis à interprétation, nos jugements sur l’œuvre étant amenés à évoluer. Dominique Combe dit de lui qu'« à l'esprit de sérieux qui leste la "Théorie ", il oppose un humour malicieux »148. Il se méfie, tout comme Bayard du récit théorique et a recours à l'humour.

On le voit bien par exemple lorsqu'il utilise la métaphore du jeu de boules pour désigner l'interprétation littéraire. En effet, il fait de lui un portrait de critique comme « joueur de boule » dans Microlectures II : Pages Paysages. En effet, cette métaphore filée est une introduction de l'art dans la critique. Il assimile le lancer de la boule à celui, parfois incertain, des mots dans le but pourtant d'atteindre une trajectoire. Par ailleurs, la manière dont il décrit ce lancer est artistique et il joue avec les références du lecteur :

La donnée, c’est l’endroit où la boule lancée devra frapper le sol, comme un premier mot jeté sur une page, avant de s’acheminer, plus ou moins heureusement, vers le terme désiré et immobile de sa course. La terre y donne ce qu’elle n’a fait en réalité que recevoir. Elle vous y rend, à sa façon, l’euphorie, toujours un peu narcissique, de votre frappe. Et cette réaction reste, voilà son charme, peu prévisible, comme lors des premières caresses de l’amour.

Mais face à l’aléa foncier de la donnée, le joueur pourra vouloir diminuer les risques. Il désirera qu’un coup de sa boule abolisse véritablement le hasard, ou du moins le contrôle, l’organise, le contienne dans des limites supportables.149

En effet, quand il fait référence à la volonté du lanceur que le coup de boule « abolisse le hasard », il fait ici référence à un vers extrait du poème du même nom de Mallarmé « Un coup de dés, jamais n'abolira le hasard »150. Il joue avec les références du lecteur. Le fait d'assimiler la critique au jeu de boule est une manière pour Jean-Pierre Richard de mettre en avant le fait qu'elle est à l'origine d'un plaisir de la part du commentateur comme le lancer de boule est un plaisir pour le lanceur. De plus, la boule heurte la surface du texte comme le commentateur essaie de creuser le sens du texte et de ne pas rester en surface du sens. Le fait d'interpréter procure un plaisir au critique.

Jean-Pierre Richard se montre hostile envers la théorie littéraire tout comme Bayard peut l'être. Du moins, Bayard s'oppose au fait que les grilles de lecture possibles deviennent instituées et qu'elles dénaturent le sens du texte. Ce sont les paradigmes auxquels s'oppose Bayard dans Et si les œuvres changeaient d'auteurs ? :

Rien, en effet, ne serait plus éloigné du principe même du changement d’auteur que la réattribution définitive d’un nom à une œuvre, sous prétexte que tel auteur, eu égard à telle ou telle circonstance spatiale ou temporelle, lui convient mieux et donne même le sentiment d’en être le véritable créateur.

Car c’est moins le fait que telle œuvre ait été injustement attribuée à tel auteur qui est en cause que la rigidité de cette attribution. Rien n’est plus nocif à une œuvre que d’être de manière répétitive attribuée au même auteur, sans espoir d’en changer et, inscrite dans une nouvelle

147 Christian Doumet, « Bonheur dans la critique » in Jean-Pierre Richard, critique et écrivain: Suivi d'un texte inédit de Jean-Pierre Richard : « Les sols du sens », Paris, Hermann, 2015, p.10.

148 Dominique Combe, « Critique, théorie, philosophie » in Jean-Pierre Richard, critique et écrivain, op. cit., p. 12.

149 Jean-Pierre Richard, Pages paysages : Microlectures II, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1984, pp.248-249.

150 Stéphane Mallarmé, « Un coup de dés jamais n'abolira le hasard » in Poésies et autres textes Édition de Jean-Luc Steinmetz, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Classique », 2005. p.393.

filiation, de connaître de nouvelles lectures.151

Dans un autre livre, Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? Pierre Bayard insiste sur sa méfiance envers la théorie littéraire dans le sens où une méthode d'analyse peut très vite se transformer en système. Une grille de lecture donnée peut en effet forcer le sens du texte : « Tout texte critique repose sur une série de réductions de l’œuvre et d’approximations de la pensée qui sont nécessaires à son existence, mais coûtent cher à la littérature »152. Il serait intéressant de questionner ce qu'est le « système » Bayard. Quel est-il ? Le fait d'employer le mot de système peut paraître paradoxal puisque cette notion implique une rigueur de l'analyse, or l'auteur fait la promotion de la liberté du lecteur. Ce système prône l'intervention sur les œuvres, ce qui s'oppose à la critique traditionnelle. Le lecteur doit rester libre d'intervenir sur les textes mais il doit tout de même en respecter l'esprit, conserver une certaine justesse dans l'analyse. Dès lors que nous théorisons, nous transformons un outil d'analyse en grille de lecture potentiellement applicable à toutes les œuvres, ce qui a pour conséquence d'appauvrir le sens des textes que l'on lit. Il faut sans cesse réadapter et réexaminer ses grilles interprétatives de manière à ce que le texte ne soit jamais figé. Au chapitre 2 « La psychanalyse appliquée » l'auteur de Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? explique que Freud rend service à la littérature en inventant de nouvelles méthodes d'analyses inédites mais, d'un autre côté, celles-ci conduisent à des lectures similaires des œuvres.

De plus, Freud se sert de la littérature pour confirmer ses théories. C'est d'ailleurs bien visible dans Et si les œuvres changeaient d'auteur ? où Freud émet la théorie que l'œuvre de Shakespeare a été écrite par un certain Edward de Vere, dix-septième comte d'Oxford. Il se trouve qu'il perd son père assez jeune et que sa mère se remarie. Par conséquent, toutes les conditions sont réunies pour que Freud théorise à propos du complexe d'Œdipe :

Ainsi, au Shakespeare réel, lequel est à jamais introuvable, Freud substitue un Shakespeare imaginaire, qui sert pour une part ses fantasmes, comme l’auteure sicilienne de l’Odyssée ceux de Butler, mais appuie surtout ses intérêts théoriques. Ce faisant, il se comporte comme la plupart des critiques littéraires quand ils lisent un texte. Il échange l’auteur réel contre un auteur imaginaire, qui est le produit à la fois de ses rêveries et de son souci de théorisation.153

L'unique raison pour laquelle Freud fait d'Edward de Vere l'auteur de Shakespeare, c'est parce que cela lui permet de confirmer sa théorie du complexe d'Œdipe. Le psychanalyste fait tout pour confirmer sa théorie, pour se rendre irréfutable. Il tente d'opposer à un lecteur une série d'arguments en faveur du complexe d'Œdipe qu'il pourra difficilement contester du fait du nombre d'exemple dans la littérature où ce concept semble s'appliquer parfaitement. C'est la raison pour laquelle Bayard pense que ces grilles de lecture conduisent toujours aux mêmes analyses et qu'elles

151 Pierre Bayard, Et si les œuvres changeaient d'auteurs?, op. cit., p.151.

152 Pierre Bayard, Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? Paris, Les Éditions de Minuit, coll.

« Paradoxe », 2004, p.19.

153 Pierre Bayard, Et si les œuvres changeaient d'auteur ?, op. cit., p.37.

appauvrissent le sens d'un texte. En appliquant ce paradigme, la grille de lecture psychanalytique, les œuvres littéraires ne deviennent plus qu'un moyen de confirmer Freud. Pour l'auteur de la Critique de la Conscience comme pour l'écrivain psychanalyste, une méthode de lecture ne doit pas être transformée en théorie. Il faut inventer de nouveaux outils conceptuels et de nouvelles méthodes pour chaque œuvre que l'on commente afin d'éviter une lecture figée ou dont l'interprétation est prévisible. Le texte est sans cesse à réinterpréter, à réinterroger. Tous ces auteurs ont en commun d'accorder une large place aux lecteurs. A présent, nous étudierons l'influence de Bellemin-Noël sur la pensée de Bayard.

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