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A : Les sources d'inspiration de Pierre Bayard : les écrivains

3. L'influence de Borges

Dans Le Plagiat par anticipation, Bayard évoque l'influence de Borges sur sa pensée. Elle est présente à plusieurs titres et sa pensée imprègne plusieurs des essais bayardien. Ainsi, la nouvelle de Borges « Les précurseurs de Kafka »73fait partie des textes qui ont inspiré à Bayard la notion de plagiat par anticipation. Dans ce texte, Borges met en avant le fait qu'il y a des écrivains

71 Pierre Bayard, Le Plagiat par anticipation, op. cit., p. 28.

72 Filippo Tommaso Marinetti, Les Mots en liberté futuristes [en ligne], Edizioni futuriste di « poesia », Corso Venezia, 61, Milano, 1919, p.12.

Disponible à l'adresse :

http://bibliothequekandinsky.centrepompidou.fr/imagesbk/RLPF204/M5050_X0031_LIV_RLPF0204.pdf, consulté le 2 août 2021.

73 « Les précurseurs de Kafka », in Jorge Luis Borges, Enquêtes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2006.

kafkaïens avant l'heure, et pourtant, paradoxalement, les textes qu'il considère comme préfigurant ceux de Kafka ne se ressemblent pas entre eux alors que, si leur esthétique est propre à celle de Kafka, nous aurions pu imaginer que ces livres présentaient des similitudes. Il n'en est en fait rien.

Borges explique par ailleurs que si Kafka n'avait jamais écrit, personne n'aurait pu se rendre compte de la similitude entre ces textes. C'est rétrospectivement, après avoir lu Kafka que cette ressemblance interpelle le lecteur :

Dans chacun de ces morceaux, se trouve, à quelque degré, la singularité de Kafka, mais si Kafka n'avait pas écrit, personne ne pourrait s'en apercevoir. A vrai dire, elle n'existerait pas. Le poème Fears and Scruples de Robert Browning annonce prophétiquement l'œuvre de Kafka, mais notre lecture de Kafka enrichit et gauchit sensiblement notre lecture du poème. Le mot

« précurseur » est indispensable au vocabulaire critique, mais il conviendrait de le purifier de toute connotation de polémique ou de rivalité. Le fait est que chaque écrivain crée ses précurseurs. Son apport modifie notre conception du passé aussi bien que du futur.74

L'idée que la lecture de Kafka change notre perception des œuvres venues avant lui rappelle la manière dont Bayard compare les auteurs pour mettre en avant les relations intertextuelles dans les textes, en particulier dans Le Plagiat par anticipation et dans Et si les œuvres changeaient d'auteur ?. Ainsi, c'est parce que l'on a déjà lu Kafka que l'on peut être frappé par cette similitude apparente entre ces œuvres sinon cette ressemblance entre ces textes d'aspect hétéroclite serait restée inconnue du lecteur. Bayard reproche à Borges de ne pas avoir choisi le bon terme en ayant recours au substantif « précurseur » :

En ce sens, il n’est pas possible de dire de ces auteurs qu’ils sont – au sens traditionnel du mot – des précurseurs de Kafka, sauf à remanier la notion et la lier à un acte de création après coup de la part de l’écrivain, lequel constaterait moins des similitudes chez ses prédécesseurs qu’il ne les produirait.75

En effet, comme nous pouvons nous en douter, Bayard préfère au terme de « précurseur » employé par Borges celui de « plagiaires par anticipation ». Il utilise la théorie de Borges pour légitimer celle de plagiat par anticipation. C'est en lisant les textes de Kafka que « l'illusion de plagiat »76est visible. On ne peut avoir l'impression d'y voir du Kafka qu'après l'avoir lu. Pour Bayard, ces écrivains ont pu anticiper certaines manières d'écrire mais « à titre de virtualités inabouties »77. Borges et l'écrivain interventionniste montrent tous les deux les liens que peut établir le lecteur entre les textes puisqu'il va créer des ponts entre ce qu'il lit. Le lecteur utilise malgré lui la méthode des passages parallèles pour comprendre les textes, même lorsqu'il s'agit d'auteurs différents. Celle-ci est détaillée par Antoine Compagnon dans Le Démon de la théorie et permet de relier des textes qui abordent des thèmes communs :

Lorsqu’un passage d’un texte nous pose problème par sa difficulté, son obscurité ou son ambiguïté, nous cherchons un passage parallèle, dans le même texte ou dans un autre texte, afin d’éclairer le sens du passage litigieux. Comprendre, interpréter un texte, c’est toujours,

74 Jorge Luis Borges, Œuvres I, Paris, Gallimard, Coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2016. p.753.

75 Pierre Bayard, Le Plagiat par anticipation, op. cit., p.65.

76 Ibid., p.62.

77 Ibid., p. 68.

inévitablement, avec de l’identité, produire de la différence, avec du même, de l’autre : nous dégageons des différences sur fond de répétitions. C’est pourquoi la méthode des passages parallèles se trouve au fondement de notre discipline : elle en est même la technique de base.78 Bayard interprète donc les texte à partir de ce qu'il connaît déjà de la littérature. Bayard mentionne également Borges dans le prologue d'Et si les œuvres changeaient d'auteur ? et, en particulier Pierre Ménard : l'auteur du Quichotte. Dans ce texte, le narrateur décide de faire l'expérience de réécrire un paragraphe de Don Quichotte de Cervantès sans pour autant le plagier. Il essaie de faire œuvre nouvelle en réécrivant pourtant un contenu déjà existant. Ménard comme Bayard est un critique interventionniste. Il modifie l'auteur du livre qu'il lit en appliquant la méthode des attributions erronées comme le fait Bayard pour enrichir le texte lu en superposant sur ce texte une nouvelle intention esthétique. Bayard cite d'ailleurs Borges en exergue de Et si les œuvres changeaient d'auteur ?:

Ménard (peut-être sans le vouloir) a enrichi l’art figé et rudimentaire de la lecture par une technique nouvelle : la technique de l’anachronisme délibéré et des attributions erronées. Cette technique, aux applications infinies, nous invite à parcourir l’Odyssée comme si elle était postérieure à l’Énéide et le livre Le Jardin du Centaure de madame Henri Bachelier comme s’il était de madame Henri Bachelier. Cette technique peuple d’aventures les livres les plus paisibles. Attribuer L’Imitation de Jésus-Christ à Louis-Ferdinand Céline ou à James Joyce, n’est-ce pas renouveler suffisamment les minces conseils de cet ouvrage ?79

Il y a une certaine hybridité générique chez Borges, comme chez Bayard. En effet, Borges réfléchit à la littérature dans le cadre de ses fictions et élabore une théorie de la littérature tandis que Bayard est l'inventeur du genre de la fiction théorique. Pour désigner la démarche de Borges, Umberto écrit dans Lector in Fabula :

Borges suggérait de lire l'Odyssée comme si elle était postérieure à l'Enéide, ou l'Imitation de Jésus-Christ comme si elle avait été écrite par Céline. Propositions splendides, excitantes et parfaitement réalisables. Tout autant créatives que d'autres, plus que jamais même, puisque de fait un nouveau texte est produit (le Don Quichotte de Pierre Ménard, par exemple, est très différent de celui de Cervantès, auquel pourtant il correspond accidentellement mot pour mot).

Et, qu'en écrivant cet autre texte (ou texte Autre), on en arrive à faire la critique du texte d'origine ou à en découvrir des possibilités ou des valeurs cachées.80

Par le biais des réattributions erronées, Bayard et Borges se proposent tous les deux de créer un nouveau texte et d'y déceler les sens cachés implicitement contenus en eux.

Une autre manifestation de la pensée de Borges dans celle de Bayard est visible quand les deux auteurs utilisent tous deux la notion de bifurcation. En effet, dans Il existe d'autres mondes, Aurais-je été résistant ou bourreau ? et Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer ? il se questionne sur nos trajectoires de vie et sur la manière dont nos vies auraient pu être différentes dans un autre contexte, si l'on avait fait d'autres choix.

78 Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, Paris, Le Seuil, Coll. « Essais », 2014, p.77.

79 Pierre Bayard, Et si les œuvres changeaient d'auteur ?, p. 7.

80 Umberto Eco, Lector in fabula : Le rôle du lecteur, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Biblio / Essais », 1989, p.73.

À l’image de la situation dans laquelle ces hommes se sont trouvés, chaque vie est ainsi une succession de bifurcations, plus ou moins nettement visibles, qui dessinent devant nous une multitude d’itinéraires virtuels conduisant à des existences parallèles que nous ne connaîtrons pas, où nous aurions vécu d’autres expériences, fait d’autres rencontres, aimé ou haï d’autres gens. Et où se seraient révélées peut-être d’autres personnalités potentielles que nous portons en nous et qui nous demeurent à jamais dissimulées.81

Cette notion de bifurcation lui permet aussi d'explorer les possibles narratifs. Il emprunte cette idée à Borges dans la nouvelle « Le jardin aux sentiers qui bifurquent » dans ses Fictions. La notion de

« bifurcation » est très importante dans toute l'œuvre de Pierre Bayard. En effet, nos décisions sont arbitraires et auraient pu être tout autres. Chacune de nos actions est déterminante. En fonction des décisions prises qui ne sont pas anodines nous pouvons être résistants ou bourreaux. Pierre Bayard met en avant le fait qu'il est facile de dire après coup que l'on aurait été résistant mais qu'il n'est en réalité pas aisé de le déterminer si l'on n'est pas confronté à cette situation historique. Cet auteur met donc en avant les possibles du moi, ses potentialités. En fonction de l'époque dans laquelle nous vivons, notre moi profond peut ou non se révéler. En effet, le jardin aux sentiers qui bifurquent de Borges est une métaphore du texte narratif et des possibilités d'intrigue qui y existent. En prenant les allées de ce jardin, chacun est libre d'y retracer son propre itinéraire, son propre cheminement de pensée. Finalement, le lecteur apprend à la fin de cette nouvelle que ce jardin est en fait un livre.

Quand Borges écrit dans « Le jardin aux sentiers qui bifurquent » : « le temps bifurque perpétuellement vers d'innombrables futurs »82, cela fait incontestablement penser à la théorie des mondes possibles que Bayard développe dans Il existe d'autres mondes83. Pour illustrer sa théorie, il montre avec humour au début du livre qu'il aurait pu être un tout autre individu et se projette acteur, marié à Scarlett Johansson et souligne « Je me dis quelquefois que je dois être psychanalyste dans une autre vie »84pour illustrer l'idée selon laquelle il existe plusieurs univers qui se côtoient simultanément sans jamais se rencontrer et dans des dimensions différentes. Cette mention du fait qu'il est peut être psychanalyste est bien sûr un clin d'œil aux lecteurs qui n'ignorent pas que Bayard est psychanalyste. Pour en revenir à la nouvelle de Borges, « Le Jardin aux sentiers qui bifurquent », elle est bel et bien proche de la pensée de Bayard et citée dans Il existe d'autres mondes85pour illustrer ce qu'il appelle dans cet opus « la critique de bifurcation » Les possibles narratifs éliminés par les écrivains sont théorisés par les deux auteurs « Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l'homme en adopte et en élimine les autres »86.

Enfin, même s'il n'est pas mentionné dans Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, Borges imprègne la théorie de la non-lecture de Bayard. En effet, l'idée selon laquelle il est

81 Pierre Bayard, Aurais-je été résistant ou bourreau ?, Paris, Les Éditions de Minuit, Coll. « Paradoxe », 2013, p.49.

82 Jorge Luis Borges, op. cit., p.508.

83 Pierre Bayard, Il existe d’autres mondes, Paris, Les Éditions de Minuit, Coll. « Paradoxe », 2014.

84 Ibid , p.17.

85 Ibid, p.26.

86 Jorge Luis Borges, op. cit., p.506

impossible de lire tous les livres et l'idée d'une bibliothèque infinie est explorée par les deux écrivains. Même si Bayard ne mentionne pas la « Bibliothèque de Babel », une des Fictions de Borges a presque les mêmes caractéristiques que l'idée de la non-lecture selon Bayard. Bayard cite L'Homme sans qualités de Musil et sa bibliothèque impériale qui peut, par certains aspects, ressembler à celle de Borges. En effet, si la Bibliothèque de Babel est infinie, celle de Musil contient des millions de volumes et il est impossible de lire tous les livres qu'elle contient.

Mais que penses-tu que me réponde le bibliothécaire quand je vois que notre promenade s’éternise et lui demande combien de volumes contenait exactement cette absurde bibliothèque ? Trois millions et demi, me répondit-il ! Au moment où il me dit cela, nous en étions à peu près au sept cent millième : dès ce moment, je n’ai plus cessé de calculer. Je t’en épargne le détail ; de retour au Ministère, j’ai repris encore une fois le calcul avec un crayon et du papier : de la manière que j’avais envisagée, il m’aurait fallu dix mille ans pour venir à bout de mon projet !87

La Bibliothèque de Babel, comme celle de Musil rend vaine l'idée de toute lecture intégrale. Cette bibliothèque infinie de Borges est en réalité une métaphore de l'univers exploré. En réalité, le narrateur, en parcourant les allées de cette bibliothèque ne fait qu'entrevoir une partie infinitésimale de ce qu'elle contient, un peu comme le bibliothécaire de Musil qui entrevoit une part infinitésimale du contenu des livres qu'il ne lira jamais par le biais des catalogues. Le Livre de sable de Borges est une réécriture de la nouvelle de La Bibliothèque de Babel. Cette fois-ci, ce n'est plus la bibliothèque qui est infinie mais le livre en lui-même. Cette nouvelle conte l'histoire d'un vendeur de Bible itinérant qui vend un livre à un homme bibliophile. Le vendeur prétend que son contenu est infini, l'acheteur, ne le croyant pas, prend la décision d'essayer de lire le livre, sans y parvenir.

Il me dit que son livre s’appelait le Livre de Sable, parce que ni ce livre ni le sable n’ont de commencement ni de fin. Il me demanda de chercher la première page. Je posai ma main gauche sur la couverture et ouvris le volume de mon pouce serré contre l’index. Je m’efforçai en vain : il restait toujours des feuilles entre la couverture et mon pouce. Elles semblaient sourdre du livre.88

Si la Bibliothèque de Babel remettait en question l'idée illusoire de lire tous les livres, le Livre de sable, lui, remet en question l'idée de toute lecture possible, ce qui se rapproche de la théorie de Bayard. A présent, nous étudierons les influences contemporaines de l'auteur.

87 Pierre Bayard, Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, op. cit., p.23.

88 Jorge Luis Borgès, Œuvres I, Paris, Gallimard, Coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2016. p.552.

4. L'influence des écrivains contemporains de l'auteur : Jean-Philippe Toussaint et Eric

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