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Mise en parallèle de la notion de « mondes possibles » d'Umberto Eco et des possibilités de la fiction pour Pierre Bayard

A : Les sources d'inspiration de Pierre Bayard : les écrivains

B. L'influence des différents critiques littéraires

5. Mise en parallèle de la notion de « mondes possibles » d'Umberto Eco et des possibilités de la fiction pour Pierre Bayard

Pierre Bayard se présente comme un théoricien des possibles narratifs. Ce fait est particulièrement visible dans Et si les œuvres changeaient d'auteurs ? où il montre l'arbitraire qui préside à la pratique d'écriture. Il y a une immense part de hasard dans l'écriture littéraire, hasard qui mériterait d'être étudié à part entière. Dans Le Plagiat par anticipation et dans Et si les œuvres changeaient d'auteurs ? il se plaît à changer la disposition de ce hasard. Cela rappelle ce que dit Valéry de l'arbitraire du roman avec la phrase que les surréalistes attribuent à Valéry « La marquise sortit à cinq heures » qui est considéré comme le comble de la banalité romanesque et, précisément le genre de tournure de phrase qu'il faut éviter dans un roman. Bayard écrit dans Le Plagiat par anticipation :

Où l’on suit volontiers Valéry quand il explique, rappelant l’importance du hasard, que Victor Hugo aurait pu tout à fait être antérieur à Racine et où l’on montre que, de ce fait, l’influence de Victor Hugo sur Racine est un sujet qui mérite d’être étudié avec soin. 180

Nous avons en effet souvent tendance à considérer, au vu de la manière dont les œuvres se succèdent et s’organisent en courants littéraires ou s’affilient les unes aux autres, que cette organisation obéit à une détermination ou à une logique – que la pensée historique est d’ailleurs

179 Sigmund Freud, Lettre à Bickel, cité dans Hessing, Siegfried. « Freud et Spinoza ». Revue Philosophique de la France et de l’Étranger 167, no 2 (1977): 165-80.

180 Pierre Bayard, Le Plagiat par anticipation., op. cit., p. 91.

à même de reconstituer –, sans nous demander si de nombreux liens entre les textes ne seraient pas dus à un facteur dont il convient de ne pas sous-estimer l’importance, à savoir le hasard. Or la prise en compte de celui-ci conduit à garder à l’esprit que tout aurait très bien pu se passer autrement et à en tirer les conséquences.181

Il est tout à fait imaginable que des œuvres aient pu être écrites par d'autres, tout aurait pu très bien se passer autrement. Ainsi, par le biais de la critique de réattribution, il invente une histoire littéraire alternative, une histoire littéraire plausible puisque ses analyses s'appuient sur des faits textuels, cinématographiques ou artistiques. Par exemple, même si Le Cuirassé Potemkine (1926) n'est pas un film d'Alfred Hitchcock, les raisons pour lesquelles il rapproche les esthétiques de Sergueï Eisenstein et de celui que l'on appelle le « Maître du suspense » sont logiquement fondées.

Il rapproche ce film du Rideau Déchiré (1966) et de L'Étau (1969). Nous pouvons effectivement parler de suspens pour désigner Le Cuirassé Potemkine, surtout si l'on se réfère à la scène des escaliers d'Odessa. Il y a des points communs à la fois thématiques et formels avec les films d'Hitchcock notamment dans la manière de filmer. Nous pouvons par exemple rapprocher les gros plans des visages des escaliers d'Odessa à celui utilisé dans Psychose quand Marion Crane hurle pendant qu'elle est poignardée. Il y a des rapprochements à la fois thématiques, temporels, idéologiques et esthétiques. Les rapprochements idéologiques sont visibles dans le fait que l'action soit dans les deux films centrée sur l'URSS et qu'ils se déroulent pendant la période de la Guerre Froide pour Le Rideau Déchiré.

Pierre Bayard invente une fiction où Hitchcock aurait pu être le réalisateur du Cuirassé Potemkine. Pour étayer son discours, il met en avant le fait qu'Hitchcock a lui-même produit des films en lien avec les totalitarismes russes, ce qui prouve qu'il était sensible à ces questionnements politiques. Comme dans Le Cuirassé Potemkine, le film Le Rideau Déchiré s'ouvre sur un navire : d'un côté sur les marins qui dorment sur le Cuirassé, de l'autre sur le Professeur Michael Armstrong qui se trouve lui aussi à bord d'un navire. Même si Le Cuirassé Potemkine est un film de propagande qui célèbre la Révolution russe de 1905 et que les deux films d'Hitchcock se présentent au contraire comme des critiques acerbes du régime de l'Est en Allemagne, il n'en demeure pas moins que les trois films traitent de périodes historiques qui sont liées. Le film L'Étau se déroule en 1962 et s'achève au moment de la fin de la crise des missiles de Cuba. Ce film, comme Le Rideau déchiré revêt une dimension fortement caricaturale. En effet, le personnage de la fiancé du professeur dans Le Rideau Déchiré est présentée comme naïve et ne saisit pas que son fiancé est un espion. Pierre Bayard considère que Le Cuirassé Potemkine est le prélude des films L'Étau et du Rideau Déchiré. Comme les deux autres films, Le Cuirassé Potemkine par Hitchcock serait un film

181 Ibid.

politique dénonçant les massacres dont a été responsable le conflit. Nous pouvons évoquer la scène du Rideau Déchiré où un agent de la Stasi est assassiné. La scène s'étire en longueur par un effet de ralenti. Elle pourrait donc être rapprochée de la scène des escaliers d'Odessa qui joue aussi sur un effet de ralenti de la part du cinéaste, plongeant le spectateur dans l'incertitude. Elle pourrait également être rapprochée de la scène où les marins sont recouverts d'une bâche en attente de leur sort sans savoir s'ils vont mourir ou non. Ainsi, pour Pierre Bayard, Le Cuirassé Potemkine, L'Étau et Le Rideau Déchiré auraient pu former un triptyque sur le totalitarisme russe. Il est l'inventeur d'une histoire de l'art alternative

Dans Aurais-je été résistant ou bourreau ? et dans Il existe d'autres mondes, il s'intéresse tout particulièrement à la notion de bifurcation, aux différents itinéraires de vie qu'il nous est possible d'adopter ou non. Dans ce dernier livre, il s'appuie sur la théorie des mondes parallèles développée par la mécanique quantique. Cette dernière n'est pas mobilisée dans les œuvres de notre corpus mais les différentes fictions théoriques que nous étudions s'en rapprochent puisqu'en réécrivant les œuvres littéraires comme dans Comment améliorer les œuvres ratées ? il invente de nouveaux destins aux textes si les décisions de l'écrivain concernant l'intrigue avaient été autres.

Les nouveaux mondes imaginés par le théoricien dans Le Plagiat et dans Et si les œuvres changeaient d'auteur ? s'apparentent à des possibles du texte qui n'ont pas été retenus par l'écrivain. Ainsi, Pierre Bayard considère que les œuvres littéraires peuvent avoir des trajectoires de vie parallèles. Ainsi, le critique, par la qualité de son regard, peut déceler ce que l'œuvre aurait pu être dans un autre contexte. Il est celui qui en souligne les virtualités, celui qui guide le lecteur et lui ouvre les yeux. Par ailleurs, il se présente comme une figure de savant qui manie le temps et le savoir des livres et des arts, qui manie les relations qui existent entre les textes, les arts, les différents auteurs et les différentes temporalités. En cela, il y a chez Bayard l'idée d'une figure omnipotente, qui englobe les différentes formes d'art et de savoirs pour le donner à lire aux lecteurs.

En réécrivant les œuvres comme les romans policiers d'Agatha Christie, il donne la possibilité aux lecteurs de lire ces textes qui n'ont jamais été retenus par les écrivains, de les actualiser. Il crée de nouveaux mondes textuels en créant de nouvelles intrigues possibles. Dans Il existe d'autres mondes, il écrit :

Il existe deux manières, on le voit après ce parcours historique, de concevoir la théorie des univers parallèles. La première pourrait être qualifiée d'allégorique. Elle consiste à voir dans cette hypothèse une fable stimulante, ouvrant à de multiples variations littéraires, mais ne reposant sur aucun contenu concret dans la réalité. Il s'agirait, autrement dit, d'une manière poétique de s'exprimer pour évoquer tous les destins que nous n'avons pas connus et auxquels il nous arrive parfois de rêver.

L'autre façon de concevoir cette théorie pourrait être qualifiée de réaliste. Elle consiste à prendre au sérieux les affirmations de certains physiciens et à considérer que nous existons

réellement à une multitude d'exemplaires dans une pluralité d'univers différents, et que la croyance en notre personnalité unique est une illusion, dommageable à notre compréhension du réel.

L'auteur de ces lignes, on l'aura deviné, se situe résolument dans ce second camp.182

On le voit bien, si le théoricien imagine d'autres mondes, c'est aussi parce qu'il est stimulant intellectuellement d'imaginer des trajectoires de destins alternatifs. Cet argument de la stimulation intellectuelle est présent dans tous ses livres. Par exemple, il écrit dans le Plagiat par anticipation et dans Et si les œuvres changeaient d'auteurs ? :

Ils auraient pour rôle, en cessant de ranger les écrivains en fonction de leur date de naissance, de montrer qu’ils peuvent se regrouper d’une manière plus stimulante, à condition de cesser de les soumettre aux lois d’une chronologie qui n’est pas infondée dans le cas du déroulement de l’histoire événementielle, mais ne permet pas de comprendre ce qui se joue en profondeur sur cette Autre Scène qu’est la scène littéraire.183

La construction de ces auteurs imaginaires peut permettre par ailleurs de réfléchir, en expérimentant minutieusement les variantes, à la manière dont les œuvres sont reçues au fil des époques et des pays, c’est-à-dire d’étudier, dans une vision relativiste, comment se construit à chaque fois, en fonction de l’identité de fortune prêtée à l’auteur, un univers de réception différent.184

Penser les possibles narratifs contribue à enrichir le contenu des œuvres puisque ce que le lecteur y décèlera n'est pas explicitement présent dans le texte mais ces modifications contribueront à éclairer son regard sur des enjeux auxquels l'auteur n'avait vraisemblablement pas pensé. Il y a aussi quelque chose de l'ordre d'une transgression entre ce qui relève de l'œuvre, de la fiction et ce qui relève de la réalité comme si une intéraction était possible entre elles et comme si ces possibles narratifs nous en apprenaient aussi beaucoup sur la période dans laquelle vit le lecteur et sur la manière dont il est ancré dans une époque.

Ainsi, même si à aucun moment Pierre Bayard ne revendique qu'Umberto Eco est pour lui une source d'inspiration, sa théorie des mondes possibles est tout de même sous-jacente dans ses livres puisqu'Eco refléchit, dans Lector in Fabula à ce que peuvent être les mondes possibles qu'il appelle également « univers narratifs » ou « histoires alternatives ».185 Umberto Eco définit un monde possible comme étant une « construction culturelle »186. Comme Pierre Bayard l'explique dans Il existe d'autres mondes, le monde inventé dans le cadre de la fabula comme les univers alternatifs au nôtre peuvent être en accord ou non avec les lois du monde réel :

L'autre avantage est que rien n'interdit alors de supposer que certains de ces mondes sont régis

182 Pierre Bayard, Il existe d’autres mondes, op. cit., p.44, 45.

183 Pierre Bayard, Le Plagiat par anticipation, op. cit., p.112.

184 Pierre Bayard, Et si les oeuvres changeaient d’auteur ?, op. cit., p.150.

185 Umberto Eco, Lector in Fabula, Paris, Le Livre de Poche, Coll. « Biblio essais », 1989, p.161.

186 Ibid., p.157

par d'autres lois que le nôtre, et, par exemple, n'obéissent pas à nos lois physiques comme celle de la pesanteur. Et l'on peut en imaginer où le temps ne se déroulerait pas à la même vitesse que dans le nôtre.187

Umberto Eco, lui, imagine des mondes sensiblement différents de celui dans lequel nous vivons.

Par exemple, il suppose une fiction où l'action se déroule dans un Paris où il est possible de prendre une chambre d'hôtel au sommet de la Tour Eiffel. Le lecteur supposera donc que l'action se déroule dans un univers qui ressemble au nôtre mais dans un monde alternatif où la Tour Eiffel a été construite différemment.188 Par ailleurs, Umberto Eco ajoute que le lecteur ne s'offusque pas que, dans le cadre d'une fable, les lois physiques ne soient pas respectées. Il prend ici l'exemple du Petit Chaperon Rouge :

Certaines des assignations de propriétés à des individus suivent les mêmes règles que le monde de mon expérience (par exemple, le bois de la fable aussi est fait d'arbres), certaines autres assignations ne valent que pour ce monde : par exemple, dans cette fable, les loups ont la propriété de parler, les grand-mères et les petites filles celle de survivre après avoir été ingurgitées par les loups.189

Pierre Bayard va plus loin en présupposant que ce qui est possible en littérature : écrire une fiction qui ne respecte pas les lois de notre monde est également possible si l'on considère que nous vivons dans un multivers, dans un univers qui, en réalité, peut en contenir d'autres. Ainsi, pour Umberto Eco la fable du Petit Chaperon Rouge ne respecte pas les lois de la physique puisque la petite fille et sa grand-mère survivent au processus de digestion « cette propriété contredit le second principe de la thermodynamique »190.

Dans les œuvres de notre corpus, Bayard imagine des possibles alternatifs littéraires en réécrivant partiellement les œuvres qu'il commente et en leur attribuant de nouvelles caractéristiques fictives comme le fait de déplacer un livre dans une autre époque ou de l'attribuer à un autre auteur. Dans Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? il imagine en quelque sorte un autre monde où il serait socialement valorisé de lire le moins possible tout en étant le plus cultivé possible. Il va plus loin dans Aurais-je été résistant ou bourreau ? où, finalement il s'imagine autre qu'il n'est puisqu'il décide délibérément de naître la même année que son père et donc de se confronter directement à la Seconde Guerre Mondiale afin de déterminer s'il aurait plutôt été résistant ou bourreau. Finalement, nous pourrions affirmer, comme le fait Umberto Eco, que si les fictions théoriques qu'élabore Pierre Bayard plaisent aux lecteurs, c'est parce qu'elles sont vraisemblables. Le lecteur, à partir de données textuelles auraient très bien pu vivre dans un monde où Kafka a vraiment écrit L'Etranger si l'on considère qu'il s'agit d'un grand penseur des mécanismes des régimes totalitaires avant leur émergence sur la scène de l'Histoire et que Kafka et

187 Pierre Bayard, Il existe d’autres mondes, op. cit., p.43.

188 Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 163-164.

189 Ibid., p. 166.

190 Ibid., p.169.

Camus appartiennent au même courant littéraire de l'Absurde. Umberto Eco écrit « La qualité pour un monde alternatif d'être concevable est subrepticement réduite à ma capacité de pouvoir le concevoir. »191. Aux yeux du lecteur, les mondes possibles imaginés par Pierre Bayard sont concevables. Le lecteur aurait pu recevoir Vie et opinions de Tristram Shandy comme un livre du XXème siècle tout à fait caractéristique de l'esthétique du Nouveau Roman sans que sa vie en eût fondamentalement été changée. Sterne par un écrivain du XXème siècle est effectivement une

« variante potentielle » possible192. Pierre Bayard, si nous reprenons une citation d'Eco ne fait que

« combiner des choses nouvelles en partant du déjà connu. »193. Le monde que conçoit le théoricien du fictif est très proche du nôtre à ceci près que c'est un monde avec une histoire littéraire différente. Sa fiction théorique appartient donc au « monde de la fabula ».194

Entre originalité et emprunt à d'autres auteurs, l'essayiste est un des premiers à voir le délire d'interprétation comme un vecteur de création littéraire. Ses essais mettent en scène des narrateurs aux convictions délirantes, des herméneutes fous, même s'il s'agit d'un jeu et qu'ils s'inscrivent dans une stratégie argumentative. Il s'agit d'une folie maîtrisée, ces narrateurs fous sont paradoxalement raisonnables et raisonneurs. L'auteur renverse les démarches d'interprétation habituelles. Rejetant la notion de précurseur, il lui préfère la notion de plagiaire par anticipation. La psychanalyse appliquée est rejetée au profit de la littérature appliquée. Ces démarches intellectuelles inversées lui permettent de mettre en avant le fait que la critique n'est pas une pratique austère, réservée à un cercle d'initiés. Le lecteur peut s'associer à la démarche critique même s'il peut avoir l'impression de ne pas avoir le bagage culturel nécessaire. En inversant la vision traditionnelle de l'herméneutique comme celle que défend Ricœur dans Le Conflit des interprétations195, il suscite la curiosité du lecteur et en fait un lecteur impliqué dans la lecture. Il parvient également à ne pas transformer ses méthodes en concepts applicables à toutes les œuvres.

Il revient aux lecteurs d'inventer leur propre manière de lire les textes. Par ses essais, il met en lumière une nouvelle façon de penser la lecture littéraire et la lecture critique. L'analyse d'un texte littéraire devient dès lors le prétexte à une nouvelle création. La littérature critique devient chez lui un art littéraire. A présent, nous verrons en quoi il promeut une méthode d'analyse qui remet en question l'idée même d'une possible vérité littéraire objective en nous focalisant plus

191 Ibid., p.172.

192 Ibid., p.189.

193 Ibid., p.192.

194 Ibid., p.97.

195 Paul Ricœur, Le Conflit des interprétations : Essai d'herméneutique [1969], Paris, Points, Coll. « Essais », 2017.

spécifiquement sur les marques d'originalité de Bayard par rapport aux écrivains dont il s'inspire.

C'est sa qualité d'hapax que nous mettrons en avant dans la seconde partie.

Partie II. La promotion d'une méthode de lecture originale qui remet

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