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De la métaphore de la bibliothèque à l'éloge de l'intertextualité

A/ Réinventer l'écriture de la critique

B. Une critique littéraire créative

2. De la métaphore de la bibliothèque à l'éloge de l'intertextualité

La notion de « bibliothèque » occupe une place très importante au sein de l'œuvre de Pierre Bayard, et, plus particulièrement dans Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? et de manière moindre dans Et si les œuvres changeaient d'auteur ?. Que ce soit la bibliothèque intérieure437, la bibliothèque collective438 ou la bibliothèque virtuelle439, elles sont largement étudiées par le théoricien de la littérature. Par ailleurs, il fait référence à deux reprises à des œuvres littéraires mettant en scène des bibliothèques, à savoir au Nom de la Rose d'Umberto Eco et au Bibliothécaire sans qualité de Robert Musil. Pierre Bayard a recours à Umberto Eco pour soutenir sa thèse sur le fait qu'il est possible de parler de livres que l'on n'a jamais lus et que l'on n'a même jamais eus entre les mains. En effet, Le Nom de la Rose raconte une série de crimes qui sont commis dans une abbaye et l'enquête menée par Guillaume de Baskerville, frère franciscain. A la suite de ces investigations et après avoir cru dans un premier temps que les meurtres imitent le déroulement de l'Apocalypse, il finit par comprendre, après avoir été explorer la bibliothèque de l'abbaye que les meurtres sont commis par Jorge, bibliothécaire, afin que la partie de La Poétique d'Aristote sur la comédie soit inaccessible, le rire étant pour Jorge le contraire de la foi catholique.

Par un savant subterfuge, ce livre était en réalité empoisonné, si bien qu'en humectant ses doigts pour tourner les pages, les lecteurs se trouvaient empoisonnés. La partie de La Poétique d'Aristote qui concerne la comédie a définitivement disparu. Cela n'empêche pas les lettrés de faire

437 Elle est définie par Pierre Bayard comme « une partie subjective de la bibliothèque collective, comportant les livres marquants de chaque sujet. » in Pierre Bayard, Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, op. cit., p.74

438 Pierre Bayard l'évoque dans ce passage :

La plupart des échanges sur un livre ne portent pas sur lui, malgré les apparences, mais sur un ensemble beaucoup plus large, qui est celui de tous les livres déterminants sur lesquels repose une certaine culture à un moment donné. C’est cet ensemble, que j’appellerai désormais la bibliothèque collective.

in Ibid., p.27.

439 Il s'agit de « l’espace, oral ou écrit, de discussion des livres avec les autres. Elle est une partie mouvante de la bibliothèque collective de chaque culture et se situe au point de rencontre des bibliothèques intérieures de chaque participant à la discussion. » in Ibid., p.116.

fréquemment référence à ce livre et d'émettre des hypothèses à son sujet. A partir de cet exemple, il montre qu'il est tout à fait possible de parler d'un livre qui n'a jamais été lus. La Poétique d'Aristote constitue une illustration parfaite de ce que Pierre Bayard nomme « livre fantôme »440ou « livre-écran ». Ainsi, Umberto Eco se plaît à imaginer le destin de ce livre et les raisons pour lesquelles il a disparu. Les livres sont des objets de rêverie comme il l'a montré dans Et si les œuvres changeaient d'auteur ?. Tout lecteur, comme tout non-lecteur, est un rêveur. Les livres éveillent l'imagination du lecteur, qui aime rêver aux textes, même ceux qu'il n'a jamais lu. C'est pourquoi Umberto Eco a rêvé le destin d'un livre qu'il n'a jamais eu entre les mains. Il fait également référence à la bibliothèque impériale dans L'Homme sans qualités de Robert Musil pour louer la méthode de classification du bibliothécaire qui y travaille. En effet, grâce au catalogue et à son savant plan de classement, il connaît tous les livres de la bibliothèque sans pour autant en avoir ouvert aucun. Cette référence permet à Pierre Bayard de mettre en avant la notion de « vue d'ensemble »441. Il l'utilise comme moteur de sa théorie. En effet, il est inutile et surtout impossible de lire tous les livres. Ce qui importe, c'est le fait de pouvoir se repérer au sein de ce réseau livresque. A ce titre, nous pouvons convoquer un article de Jack L. Abecassis442publié par The John Hopkins university presse et intitulé « Pierre Bayard and the death of the reader ». En utilisant ce titre, il fait référence au concept de la mort de l'auteur développé par l'écrivain structuraliste Roland Barthes. Il intitule son article « Pierre Bayard et la mort du lecteur » puisqu'il considère que Pierre Bayard prolonge le concept de la mort de l'auteur en proclamant la mort du lecteur. Ce professeur d'université du département de français de Pomona College en Californie émet une critique virulente envers le livre Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?. Il évoque même le fait que ce livre puisse être dangereux et que des politiciens mal intentionnés puissent utiliser les arguments de ce livre pour fermer des départements de littérature, ce qui est évidemment très exagéré :

At this moment of enduring economic crisis when entire departments of literature and philosophy are being literally wiped out overnight in England and elsewhere, one would not want to be in the unenviable position of facing an administrator who would use Bayard as an argument for doing away with the "Department of the fiction of literature." Sooner or later words do have meaning and consequences

En ce moment de crise économique durable, alors que des départements entiers de littérature et de philosophie sont littéralement supprimés du jour au lendemain en Angleterre et ailleurs, on ne voudrait pas se trouver dans la position peu enviable de faire face à un directeur qui utiliserait Bayard comme argument pour supprimer le "Département de littérature fictionnelle".

Tôt ou tard, les mots ont un sens et des conséquences…443

440 Ibid., p.82.

441 Ibid., p.21.

442 Jack Abecassis, I. « Pierre Bayard and The Death of the Reader ». MLN 125, no 4 (2010): 961-79.

443 Ibid. C'est moi qui traduis.

Indépendamment du fait qu'Abecassis prenne les thèses de l'essayiste au premier degré et qu'il ne soit pas sensible à l'humour bayardien, il fait toutefois une analyse du concept de bibliothèque chez l'auteur que nous étudions. Abecassis compare la bibliothèque bayardienne à un réseau livresque.

Les livres dont il parle sont liés et « interconnectés » comme l'écrit le chercheur. Pour évoquer ce qui est en réalité l'intertextualité, Abecassis utilise la métaphore des hubs. En géographie, ils désignent des interfaces routières, des plateformes aéroportuaires ou maritimes reliées en réseau. Le professeur du département français de Pomona College a donc recours à une métaphore spatiale pour que le lecteur puisse visualiser le réseau de livres dont il parle, qui sont comparables à des routes reliées qui convergent toutes vers un même point. Les œuvres littéraires, à la manière des hubs sont reliées entre elles grâce à l'intertextualité. Abecassis n'a pas recours au terme d'intertextualité mais parle d'interconnectivité entre les œuvres « But there is another way of conceptualizing the interconnectivity of complex networks. A complex network is a cluster of nodes connected by links. » (« Mais il existe une autre façon de conceptualiser l'interconnectivité des réseaux complexes. Un réseau complexe est un ensemble de nœuds reliés par des liens.444»).

Abecassis se montre critique face aux exemples utilisés par Pierre Bayard. Il lui reproche notamment son éloge du bibliothécaire de Musil qui n'est lecteur que des catalogues de sa bibliothèque. Il est un « non-lecteur intégral »445. Pour Abecassis, la lecture de ce bibliothécaire n'est au contraire pas une pratique qui doit être généralisée. Pour lui, Pierre Bayard va trop loin en prônant la non-lecture. Abecassis va jusqu'à affirmer qu'il s'agit d'une version extrême de la théorie de la réception et va encore plus loin que Roland Barthes « an extreme version of reception theory »446. Par ailleurs, il reproche à Pierre Bayard de faire de la méthode de ce bibliothécaire un modèle alors que l'action se déroule sous une dictature. Pour Abecassis, faire la promotion d'une telle méthode revient à faire l'apologie de ce qu'il appelle « la mort par indexation » « death by indexation ». L'indexation désigne la méthode de traitement documentaire qui consiste à caractériser un document en le résumant à l'aide d'une liste de mots clés issus d'un langage documentaire en vue de son enregistrement dans le catalogue. Ainsi, en ne lisant que les résumés du catalogue, il a un accès plus que restreint aux livres et ne peut en réalité se faire qu'une idée très vague de leur contenu. Ainsi, pour l'auteur de l'article, le fait d'être admiratif vis à vis du plan de classement de ce bibliothécaire est une menace pour la « vraie » lecture, pour la lecture linéaire. Or, il n'en est rien. Le fait de valoriser cette méthode de recherche en passant par le catalogue est une manière de faire l'éloge de la documentation et de la recherche bibliographique. En effet, le fait de pouvoir se repérer dans un rayonnage constitue la première étape de la recherche documentaire, encore faut-il ne pas se perdre comme le Général Stumm qui s'affole de voir ce qui est pour lui un

444 Ibid. C'est moi qui traduis.

445 Pierre Bayard, Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, op. cit., p.21.

446 Ibid.

labyrinthe de million de volumes.

Il n’y avait rien autour de moi que des rayons avec leurs cellules de livres, partout des échelles pour monter, et sur les tables et les pupitres rien que des catalogues et des bibliographies, toute la quintessence du savoir, nulle part un livre sensé, lisible, rien que des livres sur les livres. 447

S'il est un lecteur, il ne sait pas utiliser les catalogues de la bibliothèques et se trouve démuni face à ce qu'il voit comme un ordre dérisoire face au nombre démesuré de volumes présents.

Contrairement au bibliothécaire, il ne possède pas de « vue d'ensemble » sur les livres. Nous avons d'un côté un lecteur incompétent (le général Stumm) et de l'autre un non-lecteur compétent en terme de recherche d'informations. Ainsi, cette notion est utilisée comme moyen pour faire comprendre aux lecteurs les liens intertextuels qui unissent les textes. La bibliothèque est ainsi représentée comme un lieu de médiations des savoirs livresques et documentaires. Par ailleurs, la vue de ces rayonnages qui semblent quasi infinies du fait des millions de volumes qu'elle contient n'est pas sans rappeler le dédale labyrinthique que constitue la « Bibliothèque de Babel » de Borgès dans Fictions448qui contient une infinité de documents. Seulement, contrairement à la Bibliothèque de Babel, la bibliothèque impériale n'est pas infinie et elle dispose d'un catalogue pour s'orienter.

Cette impressionnante quantité de livres permet à Pierre Bayard de faire un éloge sous-jacent de la sérendipité. En effet, elle consiste à faire une découverte scientifique par hasard et d'en trouver pourtant une utilité immédiate. En effet, lorsque le lecteur arpente les allées de la bibliothèque, il peut tomber par hasard sur un volume qu'il ne cherchait pas mais qui se révélera néanmoins utile dans le procesus de recherche. L'éloge de la lecture des catalogues constitue en réalité un éloge de la recherche. Il existe un art de bien chercher mais aussi de bien trouver.

En réalité, cette promotion apparente de la non-lecture est surtout une invitation à bien lire, à pratiquer une lecture documentée des textes. En effet, une lecture par extrait où le lecteur aura fait des recherches, où il aura lu des critique de ce texte pourra être plus prolifique qu'une lecture intégrale où le lecteur n'aura pas saisi les tenants et les aboutissants du livre et où il n'aura finalement rien retenu. C'est la raison pour laquelle l'auteur pose non sans ironie la question de ce qu'il reste d'une lecture dont on a tout oublié :

Le problème de la mémoire se révèle ici plus aigu, puisque ce n’est plus sur le livre, mais sur sa lecture que l’oubli intervient. Celui-ci n’efface plus seulement l’objet – dont les contours demeureraient au moins vaguement à la pensée –, mais l’acte même de lire, comme si la radicalité de l’effacement finissait par gagner tout ce qui concerne l’objet. Et on est en droit de ce fait de se demander si une lecture dont on ne se souvient même pas qu’elle a eu lieu peut encore garder le nom de lecture.449

Finalement, les trois types de bibliothèques que Pierre Bayard introduit se rejoignent. C'est grâce à

447 Robert Musil, L’Homme sans qualités, trad. Philippe Jaccottet, tome 1, Seuil, 1956, p. 549.

448 Jorge Luis Borges, Œuvres I, Paris, Gallimard, Coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2016, p.491.

449 Pierre Bayard, Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, op. cit., p.58.

l'espace de discussion que constitue la bibliothèque virtuelle que le lecteur peut se forger sa propre bibliothèque intérieure. C'est en écoutant des conseils de lecture qu'il est amené à lire des livres dont on lui a parlé et à s'en faire sa propre opinion tout en gardant à l'esprit qu'il y a aura sans doute un fossé immense entre le résumé qu'on lui en fera et l'idée qu'il s'en fera, ce que Pierre Bayard appelle des livres-écrans :

le livre-fantôme est cet objet insaisissable et mouvant que nous faisons surgir, par oral ou par écrit, quand nous parlons d’un livre. Il est au point de rencontre des différents livres-écrans que les lecteurs construisent à partir de leurs livres intérieurs. Le livre-fantôme appartient à la bibliothèque virtuelle de nos échanges, comme le livre-écran à la bibliothèque collective et le livre intérieur à la bibliothèque intérieure.450

Nous pouvons éclairer cette notion de « texte fantôme » en citant Sophie Rabau dans son livre sur l'intertextualité : « Le texte est bien porteur de fantômes, ceux de textes possibles qu'il n'actualise pas, ceux des possibles qu'il n'actualise pas, ceux des possibles contenus dans d'autres textes et auxquels il redonne vie. »451. Le fait de se forger sa propre bibliothèque intérieure personnelle contribue au mythe de la bibliothèque collective qui est une image de l'intertextualité. Elle est, dans l'imaginaire collectif, la bibliothèque qui comporte tous les livres et les liens qui existent entre eux.

Pour Gérard Genette l'intertextualité est « la relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes. »452. Cette métaphore de la bibliothèque permet à Pierre Bayard de voir nos différentes lectures comme des espaces de communication, des réseaux. Les œuvres communiquent entre elles et c'est le lecteur qui opère cette communication en se repérant dans un réseau de livre qui forme une « vue d'ensemble ». Dans Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, il fait de l'intertextualité un espace où se déroule la communication. Dans ce livre, il fait de l'intertextualité une notion qui échappe à la linéarité du temps humain. Toujours dans L'Intertextualité, Sophie Rabau écrit :

Elle [L'intertextualité] engage à repenser notre mode de compréhension des textes littéraires, à envisager la littérature comme un espace ou un réseau, une bibliothèque si l'on veut, où chaque texte transforme les autres qui le modifient en retour.453

C'est précisément ainsi que Pierre Bayard envisage la bibliothèque tandis que les modifications apportées aux textes littéraires consistent en des changements de paradigmes. Dans Et si les œuvres changeaient d'auteur ?, l'intertextualité n'est plus seulement le fait des livres en eux-mêmes mais de leurs auteurs. Quand le lecteur voit un nom d'auteur apposé sur la couverture, l'auteur devient en lui-même un élément de la fiction au même titre que le récit et les personnages. L'analyse de ces trois livres permet de montrer que l'intertextualité est un espace de représentations des livres par le

450 Ibid., p.140.

451 Ibid., p.41.

452 Gérard Genette, Palimpsestes (La littérature au second degré), Paris, Seuil, 1982, collection « Poétique », p. 8.

453 Sophie Rabau,L’Intertextualité. Paris, Flammarion, 2002, p.15.

lecteur qui ressemble à une bibliothèque et que la temporalité n'a pas d'effet sur elle. Tous les livres peuvent être comparés par la méthode des passages parallèles. Le livre de Bayard est un éloge à toutes les lectures qu'il est possible de faire, un hommage à la bibliothèque du monde pour reprendre le titre d'un livre de William Marx : Vivre dans la bibliothèque du monde :

La bibliothèque mondiale au contraire rassemble une myriade de bibliothèques hétérogènes, chacune à envisager selon ses propres critères, ses propres hiérarchies et classifications. De même que les bibliothèques antiques étaient composées de deux sections, une grecque et une latine, la bibliothèque totale réunit virtuellement toutes les bibliothèques du monde, de chaque culture, de chaque pays, de chaque langue et de tous les temps. 454

Bayard fait lui aussi un éloge de cette gigantesque bibliothèque mondiale par la promotion de sa méthode de la non-lecture. En effet, Bayard rend hommage à toutes les formes de littérature, de la littérature française, anglo-saxone, en passant par la littérature japonaise. C'est bel et bien la bibliothèque totale qui forme cette intertextualité chez Bayard. Cette intertextualité, cette bibliothèque du monde permettent d'enrichir le sens des textes. La littérature comparée est à l'origine d'un enrichissement mutuel des deux œuvres commentées. En cela, le sens circule d'un texte à l'autre. Finalement, la culture littéraire acquise symbolisée par la bibliothèque intérieure permet aux lecteurs de comprendre les liens, les réseaux qui unissent les textes.

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