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5. Des outils à l’analyse située des processus

5.3. La sociologie de l’acteur-réseau

La sociologie de l’acteur-réseau fait partie des approches sociotechniques qui s’ataquent au déterminisme technique en prenant à contre-pied le modTle difusionniste initié par Rogers (1962) pour remetre en cause l’idée que les utilisateurs seraient passifs face aux innovations qui leur sont destinées.

Coutant (2015) rappelle la pluralité des approches qui se ratachent au courant sociotechnique. On peut citer la sociologie des usages, qui se saisit des innovations dans le domaine de l’information et de la communication. S’intéressant d’abord à l’infltration

des objets techniques de communication dans la sphTre domestique, la sociologie des usages étend son analyse à la sphTre de l’entreprise dans les années quatre-vingt-dix. Ces recherches « s’inscrivent d’emblée dans le rejet d’une perspective techniciste [et] prônent l’initiative de l’usager » (Jouët, 2000, p. 493). Jouët introduit notamment la notion de « double médiation » de la technique et du social, selon laquelle la transformation des usages et le développement des outils de communication s’infuencent l’un l’autre. Ainsi, si la technique conditionne les usages, les usages sont faits de résistances, de détournements, de productions de sens qui afectent la technique (Jouët 1993). Les utilisateurs impriment les dynamiques sociales qui les habitent aux objets techniques qu’ils utilisent. La chercheuse identife diférentes phases dans la construction des usages (adoption, découverte, apprentissage, banalisation) et met en avant le rôle des signifcations et des représentations dans cete construction. L’action des usagers s’inscrit dans des « tactiques d’appropriation » qui impliquent une double afrmation de leur singularité et de leur appartenance sociale.

D’autres approches sociotechniques s’atachent à montrer le rôle actif des usagers dans la conception en s’intéressant aux porosités entre les fgures d’usager et de concepteur ;;;: des travaux analysent la maniTre dont des usagers aux compétences particuliTres peuvent devenir concepteurs. Au-delà du potentiel d’innovation que détient tout utilisateur par son simple usage des objets, la recherche montre ainsi l’existence d’utilisateurs particuliers qui se distinguent par leur implication directe dans la conception ;;;:

« L’étude de l’innovation ne s’atache pas principalement à ce que les usagers ont en commun, mais à ce que seuls quelques-uns possTdent ;;;: parmi eux, se trouvent les spécialistes et les professionnels les plus divers, disposant des compétences les plus pointues. Autrement dit, les usagers innovateurs ont le plus souvent bien d’autres ressources que leur seule expérience d’usager » (Boutet, 2010, p. 91).

Flichy (2008) distingue ainsi trois types d’utilisateurs jouant un rôle spécifque dans le processus d’innovation ;;;: le concepteur-usager « qui utilise pour lui-même la technologie qu’il a construite » (Flichy, 2008, p. 168), l’usager innovant « sait repérer dans un dispositif technique des fonctionnalités non utilisées qu’il sait exploiter » (p. 168), et l’usager-concepteur enfn, qui « est un usager qui a également des compétences techniques » (p. 169) qu’il sait mobiliser pour répondre à une question d’usage. On peut

sphTre de la conception et la sphTre de l’usage. En particulier, le développement des expérimentations techniques mobilisant les usagers dans la phase de conception (comme les bêta-test dans le secteur du jeu vidéo) est analysé en tant que moment propice à l’innovation (Flichy, 2008, Lelong et Gayoso, 2010).

Une autre approche sociotechnique, celle que je privilégie, est développée par la sociologie de l’acteur-réseau. Ce courant s’intéresse à la maniTre dont les acteurs impliqués dans des projets techniques ou scientifques constituent des réseaux d’alliance autour d’eux pour ateindre leurs objectifs fxés à l’avance. Contrairement à la sociologie des usages et aux travaux sur les diférents types d’usagers innovateurs, elle propose une lecture des dispositifs en se plaçant du point de vue de ceux qui les conçoivent et les metent en œuvre et en analysant leur action vis-à-vis des autres acteurs. Cete perspective est particuliTrement intéressante pour analyser la maniTre dont les professionnels cherchent à saisir les usagers.

« La sociologie de l’acteur-réseau analyse l’innovation comme un processus de co-construction de l’objet technique et du monde destiné à l’accueillir » (Akrich, Callon, Latour, 2006).

Les êtres vivants et les objets mobilisés dans ces réseaux, appelés « actants », sont traités de maniTre indiférenciée, selon un principe de symétrie défni ainsi ;;;:

« Le même type d'explication devrait être utilisé pour tous les éléments qui composent un réseau hétérogTne, que ces éléments soient des appareils, des forces naturelles ou des groupes sociaux » (Law, 1987 p. 130, cité dans Bardini, 1996).

« Suivant le principe de symétrie généralisée, nous nous imposons comme rTgle du jeu de ne pas changer de registre lorsque nous passons des aspects techniques aux aspects sociaux » (Callon, 1986, p. 176).

Pour ce faire, les chercheurs de la sociologie de l’acteur-réseau proposent le registre de la « traduction », ce terme renvoyant aux opérations par lesquelles se constitue et se consolide le réseau d’acteurs. Au départ, les actants ont chacun leurs positions et leurs intérêts, puis ils reformulent ces positions indépendantes de maniTre à les placer dans l’optique d’un problTme commun à résoudre. Les actants forment alors un acteur- réseau ;;;: ils mTnent une action commune grâce à leur réseau d’alliance qui les constitue en un acteur unique.

Mais s’ils appliquent le principe de symétrie à tous les actants, il reste que l’un d’eux a un statut particulier ;;;: celui qui tisse le réseau est mis à part par le chercheur qui adopte son point de vue. Par exemple, dans leur analyse des processus d’innovation, Akrich,

Callon et Latour décrivent la fgure de l’innovateur qui parvient à intéresser une équipe, puis fnalement la société entiTre, à son innovation. Ils prennent l’exemple historique d’Edison ;;;:

« Edison ne ressemble que de trTs loin à ce que l'on imagine. Edison est tout sauf un bricoleur de génie. C'est un organisateur, un entrepreneur, un stratTge, un chercheur, un homme de relations publiques, et si génie il y a, c'est dans cete capacité de passer d'un rôle à un autre et de jouer chacun d'entre eux avec un égal bonheur, qu'il faut le placer » (Akrich, Callon, Latour, 1988, p. 10).

Edison commence par préparer la société à son invention avec des discours promotionnels, puis il réunit autour de lui une équipe grâce à des opérations d’intéressement. L’équipe constitue un « innovateur collectif » qui est une extension de l’innovateur individuel. Ainsi, l’innovateur à l’origine de l’acteur-réseau a un statut particulier dans les analyses de la sociologie de l’acteur-réseau, les autres acteurs étant défnis par rapport à lui ;;;:

« L’innovateur qui réussit est celui qui arrive à la maîtriser en choisissant les bons interlocuteurs » (Akrich, Callon, Latour, 1988, p. 13).

La sociologie de l’acteur-réseau établit donc une distinction entre le « cerveau de l’opération » et les exécutants « enrôlés » pour être des porte-parole et qui n’ont que la possibilité de se conformer au rôle qui leur est atribué ou de le « trahir » (Callon, 1986). Cete approche permet d’appréhender la réfexivité que metent en œuvre les professionnels dans la relation qu’ils construisent avec les usagers.

Mais du même coup, elle relTgue au second plan les usagers. Les utilisateurs, s’ils sont évoqués dans le cas de l’innovation, sont considérés comme un actant parmi d’autres à intéresser pour que l’innovation réussisse ;;;:

« Les kits intéressent sans aucun doute les industriels français, quelques chercheurs africains et une agence gouvernementale ;;;; mais dans le même mouvement ils se coupent de tous ceux (utilisateurs, artisans, distributeursa) qui sur place auraient dû le soutenir » (Akrich, Callon, Latour, 1988, p. 21).

Or, pour comprendre le travail de prise en compte des usagers réalisé par les professionnels, il est primordial d’adopter le point de vue des professionnels tout en conservant le pouvoir transformateur des usagers. C’est à cet impensé que s’atelle Akrich en s’atachant à la spécifcité de la relation entre les concepteurs et les actants-

prolongement non problématique du réseau constitué par l'innovateur [a]. Dans ces conditions, il n'y a rien à dire, sociologiquement parlant, de l'objet dans l'action qui ne soit déjà en quelque sorte déjà inscrit dans l'objet lui- même tel qu'il résulte de ce travail de construction et d'alignement des réseaux ». (Akrich, 1993, p. 3).

Elle introduit alors diférentes notions pour appréhender le lien entre le travail de projection de l’action future des utilisateurs que le concepteur réalise en amont de l’usage, et l’action efective de l’usager. Le concepteur inscrit dans l’objet technique un programme d’action destiné aux usagers et qui défnit leur rôle à l’avance ;;;:

« L’objet technique défnit les acteurs auxquels il s’adresse » (Akrich, 2006a, p. 167).

« Les objets techniques préforment les relations qu’ils suscitent ou supposent entre les diférents acteurs » (Akrich, 2006a, p. 175).

Le concepteur produit des « scripts », ou « scénarios », dont les supports sont les notices et modes d’emploi qui accompagnent l’objet ou bien l’objet lui-même. Cete prédéfnition, réalisée au moment de la conception, est appelée à se transformer au moment de sa confrontation à l’usage efectif ;;;:

« Cete mise en forme technique, par le concepteur, de son point de vue sur les relations nécessaires entre son objet et les acteurs qui doivent s’en saisir se veut une prédétermination des mises en scTne que les utilisateurs sont appelés à imaginer à partir du dispositif technique et des prescriptions (notices, contrats, conseilsa) qui l’accompagnent. Mais tant qu’il ne se présente pas d’acteurs pour incarner les rôles prévus par le concepteur (ou en inventer d’autres), son projet reste à l’état de chimTre ;;;: seule la confrontation réalise ou irréalise l’objet technique. Tout comme un script cinématographique, l’objet technique défnit le cadre de l’action, c’est-à-dire des personnages et l’espace dans lequel il vont évoluer » (Akrich, 2006a, p. 163).

Akrich propose ainsi de prendre de la distance par rapport à « l’évidence d’une ofre qui irait sans efort particulier à la rencontre d’une demande, ou d’un objet qui viendrait se loger en douceur dans l’espace défni par une fonction » (Akrich, 2006a, p. 162). Elle précise ;;;: « il nous faut introduire une distance, une discordance là où tout et tous adhTrent » (Akrich, 2006a, p. 162). Elle identife alors quatre formes d’intervention de l’usager que sont le déplacement, l’adaptation, l’extension, le détournement (Akrich, 2006b).

Ces notions permetent d’envisager l’emboîtement des actions du concepteur et de l’usager. Mais en défnissant l’action de l’utilisateur en référence à celle prescrite par l’innovateur, elle ne remet pas en cause le fcelage du processus d’innovation par un concepteur qui sait exactement ce qu’il veut et dont la ligne de conduite n’évolue que pour mieux ateindre l’objectif qu’il s’est fxé à l’avance.

« Le concepteur afne le scénario, le script à partir duquel l’histoire future du dispositif doit s’élaborer ;;;: il ne se contente plus de fxer la distribution des acteurs, il donne maintenant la « clé » à partir de laquelle tout événement postérieur pourra et devra être interprété ;;;; bien évidemment, cete interprétation peut être remise en question – les organisations de consommateurs en savent quelque chose –, mais disons que si les circonstances d’utilisation en s’écartent pas trop de ce que le concepteur a prévu, il y a de grandes chances pour que son script soit un des éléments constitutifs du sens atribué à l’interaction objet-utilisateur » (Akrich, 2006a, p. 172)

Ainsi, la réfexivité sur le processus en train de se dérouler et la créativité pour faire évoluer ce processus sont entiTrement dévolues à l’innovateur qui reste pensé comme le « cerveau de l’opération ».

La sociologie de l’acteur-réseau, et en particulier les recherches sur les processus d’innovation, donnent un autre point de vue que celui de l’interactionnisme symbolique sur les relations entre professionnels et usagers, en se focalisant sur la créativité déployée par l’innovateur pour défnir le programme d’action des utilisateurs de l’objet qu’il conçoit. Elle propose également, à travers la notion de cadrage-débordement construite par Callon (1999) pour analyser le fonctionnement du marché, un prolongement aux travaux de Gofman. Callon lui emprunte la notion de cadre selon laquelle toute interaction se déroule dans un cadre qui « met entre parenthTses le monde extérieur mais sans pour autant abolir tout connexion avec lui » (Callon, 1999, p. 405). Selon l’approche interactionniste, le cadre est la norme et « les débordements sont considérés comme des accidents » (Callon, 1999, p. 407-408). Callon propose une deuxiTme atitude, qui est celle de la sociologie constructiviste et en particulier de la sociologie de l’acteur- réseau, selon laquelle les débordements sont la norme car le cadrage « est toujours incomplet et que sans cete incomplétude il n’aurait aucune efcacité » (Callon, 1999, p. 408). La premiTre atitude permet d’appréhender la stabilité des interactions entre

atitude vis-à-vis des débordements, en m’appuyant sur des travaux de sciences de l’information et de la communication.