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Rendre son épaisseur au concept de dispositif

5. Des outils à l’analyse située des processus

5.1. Rendre son épaisseur au concept de dispositif

Le concept de dispositif est appliqué abondamment dans des champs de recherche diversifés. En particulier, les recherches sur la participation présentées précédemment le mobilisent pour désigner chaque outil ou procédure participative mise en place dans un contexte donné. J’utilise ce concept dans une acception plus large. La défnition communément admise est empruntée à Foucault ;;;:

« Un ensemble résolument hétérogTne comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref ;;;: du dit aussi bien que du non-dit, ainsi que l’ensemble des relations que l’on peut établir entre ces éléments » (Foucault, 1977).

Cete défnition a l’avantage de pouvoir s’appliquer à un grand nombre d’ objets de recherche ;;;; en particulier, un service de transport peut être appréhendé comme un dispositif metant en relation des infrastructures (le réseau, le matériel roulant, la gare), des entreprises (les opérateurs, les autorités organisatrices), des principes (égalité de traitement, continuité, mutabilité), des contrats et des procédures administratives, etc. Mais Monnoyer-Smith alerte sur l’utilisation trop rapide du terme « dispositif » en déplorant la « singuliTre (in)fortune du concept de dispositif [a] vidé de sa substance » ;;;:

« Ainsi dans le domaine scientifque, son usage relTve réguliTrement de la citation obligatoire sans que la terminologie ne soit véritablement pensée [a]. Il faut reconnaître que son usage reste parfois impensé ou au mieux partiel, faute d’avoir pris la mesure de l’épaisseur du concept et d’en préciser la généalogie » (Monnoyer-Smith, 2013, p. 15-16).

Elle préconise de ne pas s’en tenir à cete défnition du dispositif, qui n’est en fait que la premiTre partie de la défnition qu’en donne Foucault. La pertinence du concept de dispositif pour appréhender le travail de prise en compte des usagers tient non seulement à l’hétérogénéité des éléments composant un service de mobilité mais surtout au rapport de ces éléments hétérogTnes aux usagers qu’ils sont destinés à encadrer. Deux notions sont alors fondamentales ;;;: celle de subjectivation et celle d’autopoïTse.

La notion de subjectivation, qui est au cœur de la théorie foucaldienne, renvoie à l’action intrinsTquement ambivalente des dispositifs sur ses destinataires ;;;:

identité et leur liberté de sujet dans le processus même de leur assujetissement. Le dispositif est donc, avec tout, une machine qui produit des subjectivations et c’est par quoi il est aussi une machine de gouvernement » (Agamben, 2014, p. 42) .

Ainsi, le dispositif se défnit non seulement par l’hétérogénéité et les relations entre les éléments qui le composent, mais également par la stratégie d’encadrement dont il est le support, et par son rapport ambivalent aux personnes auxquelles il est destiné. Son objectif n’est pas leur soumission aveugle, mais leur adhésion subjective ;;;; ce faisant il les dote d’une capacité de résistance à son encadrement.

« Comment se fait-il que les mécanismes disciplinaires aient produit, en même temps que leur surface d’application, leur apparent point de résistance ;;;? » (Audureau, 2003, p. 20).

Ce qui m’amTne à la dimension autopoïétique des dispositifs ;;;: en produisant des sujets capables de le remetre en cause, le dispositif produit sa propre source de transformation. Chez Foucault, il s’agit d’une simple recomposition des éléments constituant le dispositif ;;;:

« L’auteur distingue deux moments majeurs dans la genTse des dispositifs : un dispositif se met d’abord en place pour remplir « une fonction stratégique dominante », souvent pour « répondre à une urgence » (Foucault, 1994 [1977], p. 299). Mais une des caractéristiques du dispositif est de survivre à l’intentionnalité et aux visions qui ont présidé à sa mise en place ;;;: le dispositif se maintient au-delà de l’objectif stratégique initial, par un double processus de « surdétermination fonctionnelle » (« chaque effet [engendré par le dispositif], positif ou négatif, voulu ou non voulu, vient entrer en résonance, ou en contradiction, avec les autres, et appelle à une reprise, à un réajustement, des éléments hétérogTnes » [ibid.]), et de « perpétuel remplissement stratégique » (ibid.) : le dispositif se trouve remobilisé pour gérer les efets qu’il a lui-même produits » (Beuscart, Peerbaye, 2006, p. 6).

Selon cete défnition, aprTs le moment de sa genTse, le dispositif réarrange en permanence les éléments qui le composent en fonction des nouveaux enjeux de pouvoir qui le traversent. Il survit ainsi à l’intention qui a déterminé sa genTse. De maniTre plus radicale, Deleuze et d’autres chercheurs dans sa lignée voient dans la résistance des sujets une source de mutation, voire de fuite, des dispositifs.

« Cete évolution dans l’acception du dispositif est essentielle puisqu’elle modife substantiellement le statut des pratiques de résistance qui, de secondaires (dans l’ordre logique), deviennent primaires et constitutives même des dispositifs. C’est bien parce qu’ils proposent une canalisation et

une répression du désir que les dispositifs, sont, par essence, voués sinon à l’échec du moins à la mutation. Et cete mutation ne vient pas de « nulle part » dans une organisation stratégisée qui semble tout faire pour coder et territorialiser le social, elle vient du dedans, comme condition même de cete organisation. Bref, on a beau faire, hiérarchiser, énoncer, produire des lois et des institutions, des normes et des comportements, le dispositif fuit » (Monnoyer-Smith, 2013, p.21).

Appréhender le travail des professionnels comme la production de dispositifs conduit alors à une analyse dynamique de la prise en compte des usagers ;;;: le dispositif produit une subjectivation et produit ses propres points de résistance qui sont sources de transformation.

Mais la question du travail de prise en compte des usagers nécessite d’apporter des éléments complémentaires à la défnition foucaldienne du dispositif. En efet, dans sa défnition de la subjectivation, Agamben considTre sans distinction tous les acteurs impliqués dans le dispositif ;;;:

« Il y a donc deux classes ;;;: les êtres vivants (ou les substances) et les dispositifs. Entre les deux, comme tiers, les sujets. J’appelle sujet ce qui résulte de la relation, et pour ainsi dire, du corps à corps entre les vivants et les dispositifs » (Agamben, 2014, p. 32).

Selon cete vision, il y a un corps à corps entre les individus et les dispositifs. Tous les êtres vivants, et en particulier tous les êtres humains, sont des sujets du dispositif qui agit sur eux. Or, la question de la production des usagers par les professionnels nécessite de s’afranchir de la personnifcation du dispositif et de son action sur les êtres vivants, et de distinguer, pour mieux les articuler, les actions créatives des usagers auxquels sont destinés les dispositifs et celles des professionnels qui les produisent. Qels sont leurs rôles respectifs dans le processus de subjectivation et dans l’autopoïTse qu’il implique ;;;? A quoi correspond la production dynamique de l’usager par les professionnels ;;;? Il s’agit d’élaborer une maniTre de comprendre comment l’emboîtement des actions créatrices des professionnels et des usagers, selon lequel les professionnels emploient leur créativité à cadrer celle des usagers, alimente la mutation des dispositifs.

Ainsi le concept de dispositif, tel que l’a conceptualisé Foucault, permet d’envisager les outils, procédures, moments et acteurs impliqués dans la prise en compte des usagers

les professionnels et les usagers du point de vue du travail des professionnels de production des usagers. Deux éléments caractérisent ce travail ;;;: d’abord sa discontinuité, due à la diversité des modalités (outils de marketing, procédures de concertation, tests, etc.) par lesquelles les professionnels interagissent avec des usagers ;;;; ensuite l’exigence de cohérence à laquelle ces professionnels sont soumis, malgré la distribution de leur travail, pour ateindre les objectifs qu’ils se sont fxés. Je mobilise les approches de l’interactionnisme symbolique, de la sociologie de l’acteur-réseau et une approche communicationnelle qui proposent trois maniTres d’appréhender le travail de prise en compte des usagers dans ces deux dimensions. Ces trois points de vue sembleront peut- être incompatibles à ce stade mais je présenterai plus précisément dans les chapitres suivants la maniTre dont je les articule.