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Chapitre 2 ;;;: La mise en scTne de l’interface

1. Les notions de cadre et de rôle

La notion de rôle est mobilisée à la fois par les chercheurs qui s’inscrivent dans la sociologie de l’acteur-réseau, qui parlent d’enrôlement, et par les chercheurs interactionnistes qui parlent d’endossement de rôle.

Erving Gofman, fgure centrale de l’École de Chicago, propose de considérer les individus au cours de leur vie quotidienne comme des acteurs qui endossent des rôles. Ils piochent leur rôle dans une « répertoire de Moi » (Cefaï, 2015) qui leur permet de présenter une silhouete avantageuse d’eux-mêmes, et d’interagir les uns avec les autres ;;;:

« Considérons maintenant l’individu en tant qu’acteur. Il détient l’aptitude à apprendre et l’exerce dans l’apprentissage d’un rôle » (Gofman, 1973, p. 239).

Le choix du rôle à tenir dans telle ou telle situation repose sur l’existence d’un cadre qui permet aux interactants d’être d’accord sur une défnition commune de ce qui est en train de se passer ;;;:

« Toute défnition de situation est construite selon des principes d’organisation qui structurent les événements – du moins ceux qui ont un caractTre social – et notre propre engagement subjectif. Le terme de « cadre » désigne ces éléments de base » (Gofman, 1973, p. 19).

Je propose de partir de cete approche pour analyser les situations d’interface ;;;: il s’agit de considérer les professionnels et les usagers comme des acteurs tenant des rôles et de décrire la maniTre dont les rôles s’interdéfnissent au cours de la situation. L’usager et le professionnel défnissent chacun la situation de maniTre subjective et endossent le rôle qui leur semble le plus adéquat à l’interaction, en s’inspirant des «répertoires de Moi » qu’ils ont accumulées au cours de leurs vies quotidiennes respectives, de situation en situation. Leur coopération repose sur l’existence d’un cadre ;;;: le couple professionnel/usager fait partie des « paires de relations fonctionnelles », et leurs activités sont liées ;;;: « l’une ne peut pas se faire sans l’autre » (Cefaï, 2015).

Gofman analyse ce qui se passe lorsque les interactants n’ont pas une défnition commune du cadre de ce qui est en train de se passer. En efet chacun agit selon sa perception de l’autre mais n’a pas accTs à ses intentions. Cela peut donner lieu à des « fabrications » (lorsqu’un interactant cherche intentionnellement à tromper les autres), à des quiproquos ou à des incompréhensions. L’activité des interactants consiste alors à réguler ces « débordements » pour mener à bien l’interaction.

Mais ce point de vue ne suft pas à qualifer la spécifcité du travail professionnel de production des usagers. De fait, l’activité de défnition des usagers par les professionnels est d’une autre envergure que celle de défnition des professionnels par les usagers, puisqu’elle constitue l’objet même de leur travail ;;;:

« Les deux fgures ne sont pas symétriques ; on pourrait dire, pour schématiser, qu’à la fgure du professionnel (comme spécialiste de l’ofre) fait face celle d’un client amateur (comme expression de la demande). Tandis que l’un — le commercial, le vendeur, ou tout autre professionnel du marché — consacre tout son temps et toute son énergie à la maîtrise du marché, et même à la gestion d’un marché particulier [Mallard], l’autre — l’usager, le client, le consommateur — ne fait que passer [Bonnin] » (Cochoy, 2002, p. 6). Les professionnels ont pour spécifcité de consacrer des moyens sans commune mesure à la défnition des situations d’interaction avec les usagers. Ce qui, pour les usagers, est une simple activité naturelle et inconsciente de la vie quotidienne, fait l’objet, chez les professionnels, de calculs et de stratégies poussées. Saisir et créer l’expérience de l’usager constitue leur mission de producteur de service.

C’est donc que les professionnels et les usagers n’ont pas le même rapport au cadre de leur expérience commune, les premiers en ayant une maîtrise plus poussée que les seconds. En quelque sorte, le professionnel à l’interface est un interactant qui fait de l’interaction son activité professionnelle. C’est pourquoi je propose d’articuler la notion d’endossement de rôle à celle d’enrôlement, telle que la défnit Michel Callon ;;;:

« [L’enrôlement] désigne le mécanisme par lequel un rôle est défni et atribué à un acteur qui l’accepte » (Callon, 1986, p. 189).

Selon ce deuxiTme point de vue, les professionnels metent en place un dispositif pour défnir et atribuer un rôle aux usagers.

L’articulation des notions d’endossement de rôle et d’enrôlement permet de préserver l’ambivalence caractéristique des dispositifs de prise en compte des usagers, sans considérer que l’activité des professionnels et celle des usagers sont strictement symétriques, mais sans considérer non plus que seul le professionnel fait preuve de créativité pour défnir la situation. Dans un entre-deux entre endossement de rôle et enrôlement, je propose la notion d’invitation à endosser le rôle d’usager. Cete idée

moments et dans certains espaces » et considTre qu’il « ne préexiste pas à cete volonté institutionnelle de le constituer comme tel ». Elle appréhende le public comme une fabrication des institutions productrices de l’ofre culturelle, à laquelle les personnes acceptent avec confance, et peut-être par facilité, de se conformer.

« Cete confance est d’autant moins épuisante, d’autant plus facilement assumée que l’on n’est jamais exclusivement et continuellement public. Les membres du public sont en même temps des acteurs sociaux impliqués de quantité de maniTres dans la vie sociale (famille, études, travail, voisinage, vie associative, vie politique, etc.) et sont bien entendu avertis et parfois trTs fortement impliqués dans ce qui menace la permanence des institutions » (Le Marec, 2013, p. 16).

Le public est un rôle parmi d’autres, que les gens acceptent d’endosser sans difculté dans la mesure où il n’est que passager. C’est d’autant plus vrai pour le rôle d’« usager des transports » que les personnes n’utilisent les transports que dans le but de réaliser une activité autre que celle de voyager. Ils n’atachent donc pas, a priori, une grande importance au rôle fonctionnel d’« usager », à part lorsque le service qui leur est proposé ne leur convient pas, auquel cas ils font de leur rôle d’usager une revendication, en envoyant une réclamation ou en constituant une association d’usagers. Mais ils entrent alors dans d’autres rôles, ceux de « réclamateur » et de « membre d’une association », dont ils n’ont pas non plus l’entiTre maîtrise puisqu’ils s’inscrivent encore une fois dans des dispositifs mis en place par les professionnels. Pour en revenir au public, Joëlle Le Marec avance ainsi que dans le cas d’une enquête de satisfaction par exemple, « étant interrogée pour une enquête du public, la personne répond en tant que membre du public » (Le Marec, 2001). La paternité de ce rôle revient à l’institution, mais cela n’équivaut pas à dire que les personnes qui l’endossent sont assujeties ou aliénées par l’institution. Au contraire, elles endossent ce rôle par « efacement consenti » ;;;:f

« La condition du public est défnie par un mode de relation qui implique un efacement de soi » (Le Marec, 2013, p. 3).

L’invitation à endosser un rôle consiste alors à provoquer cet efacement consenti chez l’usager. Ainsi, les professionnels font un travail d’enrôlement des usagers dans le sens où ils mTnent une action collective à travers la production de dispositifs pour encadrer la conduite des usagers. Mais s’ils cherchent à enrôler les usagers, ils n’ont accTs qu’à leur appréhension de ce qui se passe. Ils défnissent la situation selon la mise en scTne qu’ils ont élaborée pour enrôler l’usager, observent son comportement, jugent s’il s’agit ou non d’un « bon » comportement et agissent en fonction. Mais si l’usager se laisse enrôler, autrement dit, s’il accepte d’endosser le rôle prescrit par le cadre donné à la situation, il

n’en a pas moins sa propre défnition de ce qui est en train de se dérouler. Son état d’esprit et ses intentions pour la suite échappent au professionnel.

Je considTre enfn que la dimension subjective de l’interaction est potentiellement subversive pour les dispositifs ;;;: la maniTre située dont les professionnels invitent les usagers à endosser un rôle et dont les usagers endossent ce rôle est source de transformation. Je montrerai que l’ambivalence du travail des professionnels à l’interface réside dans le fait qu’en invitant les usagers à endosser un rôle, et en cadrant leurs débordements à ce rôle, ils sont eux-mêmes sources de débordement.