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d’impuissance et d’humiliation

Deux grilles d’analyses ont été privilégiées. D’une part, il s’agit de savoir si les individus radicalisés se trouvent par rapport aux autres groupes sociaux dans une situation objective de non-reconnaissance. D’autre part, l’objectif est de déterminer si leurs grilles normatives et leur socialisation stimulent des attentes « excessives » de reconnaissance, voire un certain mépris envers la population. S’il est difficile de définir avec exactitude le fait d’être reconnu, contentons-nous ici tout simplement de constater que la société répartit inégalement des biens comme le statut social (la place hiérarchique d’un individu ou d’un groupe au sein d’une société), le prestige

ou encore tout simplement la sociabilité impliquant l’attention ou la sympathie. Toutefois ce qui est pour nous encore plus décisif est le déni opposé à un individu ou à un groupe collectif de faire une contribution pour la société nationale ou internationale, c’est-à-dire d’être considéré comme « acteur » d’une société.

Dès lors, on peut faire l’hypothèse que les individus qui obtiennent le moins de statut, de prestige, de sympathie et surtout la possibilité d’une capacité d’actions sont aussi ceux qui éprouvent le plus un sentiment d’impuissance et d’humiliation. De la même manière, ceux des individus qui sont le plus en contact avec les populations musulmanes « opprimées » via des voyages ou l’endoctrinement via le Net ou des amis devraient aussi être les plus sensibles à ce sentiment d’impuissance.

De manière générale et dans une optique de frustration relative, on peut faire l’hypothèse que ce sont souvent des immigrés de seconde génération qui sont les plus enclins à ressentir leur relégation comme injuste dans la mesure où leurs attentes ont été façonnées par rapport au niveau de vie et de considération de la population en France et non par rapport au pays dont sont originaires leurs parents. Ensuite nous pouvons supposer que ce sont surtout des acteurs socialisés dans l’idéal de la virilité avec le culte de la force physique et de la domination qui pourraient le plus fortement ressentir un sentiment d’impuissance.

Nos résultats empiriques confirment globalement l’hypothèse d’une frustration relative concernant la capacité d’agir de ces groupes.

Tout d’abord, il est vrai que certains individus que nous pouvons qualifier de radicalisés sont issus de groupes sociaux stigmatisés : quartiers difficiles, échec scolaire, petite délinquance, séjour en prison et plaintes contre les contrôles policiers abusifs et irrespectueux. Toutefois, ce profil concerne, dans notre petit échantillon uniquement, une minorité des personnes. En revanche, la variable la plus lourde de l’engagement est celle de la disponibilité biographique des acteurs sociaux. Celle-ci est centrale pour expliquer la rapidité et la volonté de l’engagement dans une lutte à haut risque. L’absence de femmes et d’en- fants ou même de vie maritale est un élément explicatif fort pour neuf de nos acteurs et un peu moins fort pour les autres. Aucun n’apparaît comme prisonnier d’une vie de famille qui l’empêcherait de prendre part à un enga- gement radical. Une variable que l’on peut coller à la dis-

ponibilité est une situation d’emploi plutôt précaire. Voir ce propos d’une personne interrogée : « Mais là aussi, on

a eu des petites affaires avec la police. Je suis revenu à Paris à 17 ans. Je me suis inscrit à l’ANPE. Là, ça a été vraiment dur. Avant, je me disais que je m’en sortirais forcément. Et je n’imaginais pas devoir faire ça, à cet âge ». Ou encore Ghassan : embauché comme chauffeur

de bus scolaires, en réaction à cinq années d’armée où il était contraint de se raser chaque matin, il décide de ne plus se raser et se retrouve stigmatisé en raison de son apparence physique (longue barbe). Nous avons déjà in- diqué que l’expérience subjective des personnes interro- gées traduit le plus souvent le sentiment qu’ils n’ont pas réellement leur place dans la société française. Ce qui ressort des entretiens est l’idée que la France ne réserve pas réellement de place aux populations musulmanes et que leur contribution ne serait pas reconnue.

De manière générale, les plaintes portant sur un manque d’intégration, l’idée selon laquelle les Français ne consi- déreraient pas les musulmans comme appartenant à leur société semblent plus nombreuses que les griefs quant au manque d’opportunités professionnelles. Le champ lexi- cal de la population traduit en tout cas un sentiment de non-reconnaissance : réaffirmation répétée que nous ne « sommes pas des moutons », « que l’on nous méprise », que les « flics » sont racistes ou que les offenses subies dans les lieux publics sont motivées par l’appartenance à la religion musulmane. De manière générale, le senti- ment d’impuissance est renforcé par le fait qu’il est res- senti par quasiment tous les interviewés d’immigrés de deuxième génération qui critiquent amèrement le com- portement dévot et moutonnier de leurs parents.

Un facteur souvent négligé mais très réel de la radicalisation constitue l’exposition avec les populations musulmanes opprimées, voire torturées. L’enquête révèle l’importance cruciale des interviewés avec des expériences transnationales : quasiment tous ont régulièrement voyagé dans les pays musulmans et pris contact avec des personnes opprimées ; quasiment tous se réfèrent aux conflits internationaux et à l’oppression de leurs frères et sœurs en Irak, Palestine ou Syrie et tous s’intéressent aux nouvelles technologies d’information. Ce qui semble toutefois particulièrement important comme catalyseur dans cette révolte contre l’injustice et l’impuissance des musulmans dans le monde sont des expériences et des rencontres personnelles.