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Une conscientisation politique mobilisatrice vient donc se greffer à un itinéraire religieux, mais selon des configurations biographiques toujours particulières et au prix d’ajustements permanents qui questionnent la nature de ces engagements, qui apparaissent sous un angle tantôt plus religieux, tantôt plus politique.

Dans le premier cas, la conscientisation politique se juxtapose à cette socialisation religieuse, qui a emprunté la voie du salafisme dans les cas de Paul, Ghassan, Ibra, Michel et surtout Omar. Une brusque conscientisation

[146] Abdel a transité dans des pays qui connaissent des conflits impliquant des musulmans comme la Thaïlande, la Malaisie, l’Indonésie, et les Philip- pines où il s’associe à Abu Sayyâf. Ghassan quitte la France dans un contexte difficile (licenciement, dégradation des relations conjugales…), ignorant pour combien de temps explique-t-il, sans le dire à personne, un peu comme la fuite en avant du « déprimé en quête de spiritualité » tel qu’il se définit. [147] Six personnes sont donc parties à leurs périls en zone de combats, avec l’horizon d’un retour crédible pour seulement deux d’entre elles (Bassil, Élie), les autres n’ayant pu être interrogées que parce qu’elles ont été arrêtées ou ont renoncé au dernier moment.

[148] À cet égard, deux constats retiennent l’attention. Premièrement, toutes ces personnes, sans exception, ont pratiqué des activités sportives, de façon régulière, en amateur, à des niveaux différents et parfois excellents (l’une des personnes interrogées esquissait une carrière crédible de footballeur professionnel, une autre avait débuté une licence de sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS), figure également un boxeur au niveau confirmé…). Ces jeunes hommes sont donc sportifs. Deuxièmement, les activités pratiquées sont très ciblées. Étonnamment, ce n’est pas le football, sport populaire par excellence, qui domine. Les sports de combats, et en particulier la boxe, sont en revanche très présents. Ils sont mentionnés par huit des treize personnes. S’y ajoute par ailleurs la pratique de la musculation pour deux autres personnes (outre les sports de combat qui incluent le renforcement musculaire de façon systématique).

politique s’est ainsi greffée à l’intériorisation préalable d’une vision dichotomique et victimaire du monde. Celle-ci a mené, dans ces cas de figure, à substituer un engagement de type révolutionnaire à un horizon de vie apolitique, et de ce fait rompre avec le salafisme (changement de groupe de pairs, des savants de référence et des convictions), vers lequel Michel revient néanmoins après avoir (partiellement) renoncé à son projet de djihad. La trajectoire de Larbi s’inscrit de façon un peu particulière dans cette logique. Visiblement préoccupé par les débats religieux et non politiques, il n’a jamais milité.

C’est lorsque son rigorisme lui « commande » de maltraiter ses enfants et qu’il en perd la tutelle, qu’il tente vainement de faire entendre sa cause, et finit par se replier sur Forsane Alizza et qu’il projettera finalement un acte criminel au contact de ses membres. Pour d’autres, le retour à l’islam ou la conversion s’est rapidement effectué à la faveur d’un engagement politique. Achir est revenu à la religion au gré d’un activisme en quête d’une cause. Il commence par fréquenter une structure mobilisée pour la Palestine dans la période de son retour à l’islam, déçu par ce collectif il s’oriente donc vers des salafis dont l’apolitisme le déçoit à son tour, et il finit par se retrouver chez Forsane Alizza. Abdel (reborn) s’est orienté directement vers le rigorisme salafiste, mais à la faveur d’un littéralisme privilégiant les justifications de la violence qu’il estime indument éludées des discours des imams auxquels il a, d’emblée, préféré les idéologues du djihad. Nacer se reconnaît dans une pratique de l’islam rigoureuse et traditionnaliste, mais il soutient s’être tenu à l’écart des mosquées et des savants salafis, et sa radicalité semble davantage politique que religieuse (il a admis le fait de pouvoir mourir pendant son séjour en Syrie, mais les références à l’eschatologie, au martyr ou même à la religion plus largement sont absentes de son discours).

Choukri n’a manifesté aucun intérêt pour l’islam avant son passage à l’acte. Il était violent de fait (plusieurs condamnations), mais aussi fasciné par le complotisme, et il a ainsi découvert, au fil de ses pérégrinations sur Internet, dans cette vaste nébuleuse, des vidéos de propagande djihadiste qui ont fini par le convaincre et qui ont offert des débouchés à son impétuosité. Ce n’est qu’au cours de son dernier passage en détention et donc de

façon postérieure à son implication dans les filières syro- irakiennes qu’il s’est converti à l’islam et sans manifester guère d’intérêt pour la pratique. Omar marque un clair engagement politique de type anti-impérialiste qui, associé à sa culture islamiste très proche des Frères musulmans, le pousse à l’engagement violent.

Il apparaît néanmoins, au regard de ces trajectoires, qu’il existe aussi une tendance du débat public à surestimer les ressorts religieux et politiques de ces engagements, pour- tant mis en avant par les personnes interrogées. Ces dis- cours ont été produits et recueillis lors de la détention, et la formulation d’une pensée informée et structurée dans ce moment particulier n’implique pas qu’elle ait été un préalable nécessaire à leur engagement. Ibra débute l’ap- prentissage de l’arabe et la lecture du Coran seulement en détention. Bassil admet que s’il était familiarisé avec différentes idéologies avant son départ en Syrie, ce n’est qu’à son retour qu’il s’est véritablement intéressé aux discours des entrepreneurs moraux du djihad et à leurs singularités149.

L’intériorisation d’une idéologie politico-religieuse struc- turée présentant une certaine cohérence d’ensemble peut être postérieure à l’engagement, et la détention profite à ce processus. Outre Bassil et Ibra, ce phénomène est observable chez Choukri, Michel ou encore Ghassan qui explique avoir commencé à étudier l’anthropologie en détention afin de comprendre les mouvements de po- pulation et l’arabe à l’aide de manuels qui s’appuient sur des références religieuses. Un nombre important de per- sonnes détenues lisaient lors de la phase d’enquête des ouvrages de sciences humaines et religieuses (Hannah Arendt figurait d’ailleurs en bonne place), alors qu’elles ne présentaient pas les profils scolaires et professionnels d’intellectuels.

Par-delà le débat sur le caractère politique ou religieux du djihadisme, ces éléments questionnent l’importance, si- non la réalité même du militantisme de ces acteurs, tou- jours susceptible d’être surévaluée en raison d’un biais méthodologique de l’enquête. La restitution d’une trajec- toire, et tout particulièrement sur la base d’entretiens, est toujours susceptible de céder à l’« illusion biographique » – l’habitus étant un principe actif de « l’unification des

pratiques et représentations150 ». Or, justement, les indi-

vidus interrogés tiennent clairement à apparaître comme

[149] « Vous me parlez du djihad, moi j’en connais rien, je vais en Syrie, je reviens et là je commence à m’y intéresser […] ». [150] Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 1986, n° 62/63, pp. 69-72.

des militants151, à naturellement donner de la crédibilité

à des engagements coûteux sur le plan cognitif, à être pris au sérieux dans un débat public qui n’y dispose pas, et cet effet de désidérabilité peut d’ailleurs être renforcé par le fait d’être face à des chercheurs/professeurs d’université. Par effet de miroir, ils tendent aussi à vouloir minimiser leur seule appétence pour la violence à laquelle les dis- cours sur la barbarie djihadiste les ramènent imman- quablement, ce qui recouvre également des logiques de distinction interne (les individus interrogés, plus souvent liés à Forsane Alizza et al-Qaïda qu’à l’EI connu pour la « barbarie » qu’il met en scène, se méfient d’un amalgame qui les y réduirait et s’efforcent d’apparaître sous un jour plus légitime152).

Si ces itinéraires de radicalisation recouvrent toujours des dimensions religieuses et politiques, il apparaît que l’intériorisation d’une idéologie plus ou moins cohérente n’est pas un processus homogène et uniforme, ni vraisemblablement un préalable nécessaire à la radicalisation, ce qui interroge finalement la dimension militante en soi de ces engagements. Pour le moins, les seuls paradigmes politiques et religieux ne sauraient suffire à rendre compte d’une appétence pour la violence.

Analyse

psycho-émotionnelle :