• Aucun résultat trouvé

André et Savieru ont été condamnés à une très lourde peine de prison pour appartenance à une organisation terroriste et assassinat. Les entretiens ont eu lieu dans deux centres de détention différents et ont duré respectivement 1h15 et 2h15.

Origines sociales

et trajectoires socioprofessionnelles

André et Savieru ont grandi en Corse. Ils ont tous deux une petite soixantaine d’années et ont eu 20 ans à la fin des années 1970. Le premier est issu d’une famille connue et aisée de Corse alors que le second vient d’une famille plus modeste. Les deux ont des parents très républicains, de culture corse mais ne parlant ni le corse à leurs enfants, ni soucieux de transmettre à ces derniers une identité corse singulière. Jeunes, les deux ne parlent pas correctement la langue corse. Savieru en fera même le reproche régulièrement à ses parents qui ne connaissent pas l’histoire de leur île.

Ils sont élèves et collégiens dans l’île dans les années 1970 en pleine période de renouveau nationaliste. L’entrée en militance va se faire à partir du lycée. Savieru intègre le syndicat lycéen nationaliste, l’ALC, dans son année de première et s’accapare l’ethos nationaliste en vigueur à l’époque avec le port de la veste traditionnelle du berger en velours noir qui sera longtemps le signe extérieur d’adhésion au mouvement nationaliste : « C’était un

marquage. Beaucoup de vieux chez nous portaient la veste en velours noir. […] Lorsque je suis allé chercher ma première veste dans le magasin avec ma mère, qui était d’ailleurs très surprise que je puisse faire une demande de ce type, j’avais 16 ans ou 17 ans ». André

pour sa part quitte l’île à la fin du collège pour Nice (« un

vrai déchirement mais qui me fait prendre conscience que la Corse c’est mon pays, un peu différent de la France : on a une langue, une culture et une histoire que l’on a complètement occultées »).

La période lycéenne puis étudiante a été décisive pour eux deux. André est bien intégré au milieu estudiantin niçois dont certains acteurs deviendront des grandes figures du FLNC. La socialisation militante dans le chaudron nationaliste corse qu’est Nice est évidemment centrale ici. Pour Savieru, qui fera également deux années

d’études supérieures sur le continent à Montpellier et à Marseille, le militantisme passe aussi par une association d’étudiants Corses, mais surtout par le football dans ses années lycéennes : « Et puis est arrivé le moment avec

le Sporting [club de Bastia] qui va en finale de la coupe d’Europe en 1978. Tout cela a été des phénomènes un peu déclencheurs. Pour s’affirmer, on allait au stade. On constituait des groupes, […] on affirmait qu’on était là pour défendre la Corse. […] On était une petite ville, un petit club, capable, avec des petits moyens de rivaliser avec les grands ».

La période qui s’étend de 17 ans à 20 ans est donc centrale pour les deux acteurs en favorisant le militantisme nationaliste grâce aux lieux de socialisation (syndicalisme étudiant), aux événements fondateurs de l’identitarisme (football) et aux personnes ressources rencontrées (un oncle militant de l’ARC pour André, les sœurs d’un militant nationaliste connu pour Savieru).

Interrompant tous deux leurs études au bout de 2 ans, An- dré et Savieru reviennent en Corse contre l’avis de leurs parents et cherchent à s’installer à leur compte comme bergers, réactivant une activité traditionnelle en accord avec leur engagement nationaliste. Mais cela prendra du temps. André demeure près de 8 ans dans une forme de disponibilité biographique forte (petits boulots) qui le fait entrer dans un militantisme actif via son beau-frère, mi- litant connu et membre du FLNC. Idem pour Savieru qui rentre en Corse et devient manœuvre et ouvrier agricole. Il intègre une association de défense des prisonniers, mais demeure en marge du mouvement nationaliste of- ficiel. Il refuse ainsi tout militantisme visant une partici- pation institutionnelle au motif que cela conduirait à re- produire une logique clanique : « On considérait que les

municipalités et la participation institutionnelle étaient le marchepied du clientélisme. Il y avait beaucoup de mairies corrompues, d’élus corrompus. On considérait qu’il fallait avant tout dénoncer cela ».

Le militantisme est d’abord politique puis l’engagement devient total lorsque les deux nationalistes deviennent bergers. André le deviendra tardivement mais renforcera son insertion militante au sein des structures institutionnelles du nationalisme corse (représentant de la CCN pour sa région ; présence aux journées de Corte). Son engagement se renforce sous l’influence de ses amis très proches (dont un militant qui va mourir dans une opération clandestine) et de son beau-frère, beaucoup plus âgé, véritable modèle politique et familial. Savieru

est, de son côté, influencé par des militants en cavale et quelques connaissances, au sujet desquels il déclare : « ce sont des gens que j’admirais. Ils m’influençaient

probablement au travers des discussions ».

Le métier de berger est choisi en résonance avec l’engagement militant. Savieru l’explique : « Pour moi

c’était une passion. C’est là que se révélait l’essence même de notre civilisation : l’agriculture. Pour moi c’était capital, parce que c’était à partir de là que l’on pouvait construire quelque chose de tangible, réel, en rapport avec la civilisation agro-pastorale qui était la civilisation endémique de la Corse ». En plus, l’exercice

de ce métier fait entrer les deux acteurs dans le monde du syndicalisme agricole très sensible au nationalisme. Les relais sont ici très forts entre les acteurs agricoles et les acteurs clandestins. Savieru déclare : « Moi je suis

au syndicat agricole. Mais je commence à avoir un pied dans la clandestinité. Honnêtement, à l’époque, j’ai considéré que sans lutte clandestine, sans utilisation de la violence clandestine, il était impossible d’obtenir quoi que ce soit pour avancer en Corse ».

Si André ne reconnaît pas, pendant l’entretien, son appartenance à une organisation paramilitaire, Savieru la revendique et déclare être devenu assez rapidement un des chefs de l’organisation clandestine. Mais il demeure très critique vis-à-vis du nationalisme institutionnel ou des branches dominantes du nationalisme clandestin. La radicalisation des deux acteurs s’explique aussi par la prise de distance qu’ils entretiennent avec les structures officielles ou officieuses du nationalisme qu’ils jugent souvent corrompues ou trop aptes au compromis avec l’État et les notables locaux (les clans) : « Je suis au

conseil d’administration du FLNC. Là commencent déjà à poindre un peu les critiques. Nous avons un secteur très actif et on n’en respecte pas beaucoup de choses.

[…] On ne s’amuse pas à faire des mitraillages sur les

bâtiments publics parce que pour nous c’était nul, c’était stupide, […] et puis on commence à voir cette dérive institutionnelle dans le milieu nationaliste. […] Il y a quelque chose qui nous choque parce qu’en même temps les gens sont à la région et ont la double casquette de l’élu régional et de dirigeant clandestin. Pour nous, c’est insupportable ».

Quelques ressorts de l’engagement

Concernant les deux acteurs nationalistes, le proces- sus de radicalisation à la fois cognitif (adhésion aux thèses d’un nationalisme de combat) et comportemental (soutien à l’utilisation de la violence) va être fortement conditionné par un sentiment de frustration clairement exprimé ainsi que par la confrontation à une expérience de stigmatisation forte. Savieru est clair dans son expli- cation. Jeune agriculteur membre de la chambre d’agri- culture, il entre en conflit avec la préfecture qui, selon lui, refuse l’installation à de jeunes agriculteurs d’obédience nationaliste. Il est licencié de la chambre d’agriculture. Plus tard il demande à faire une formation agricole à Sar- tène et se voit refuser l’accès à la formation et subit di- verses tracasseries administratives. Il parle de « harcèle-

ment administratif » de la part des services de l’État et des

syndicats agricoles nationaux. Une ultime rixe à propos d’un autre agriculteur interdit d’installation aboutit à une confrontation lourde entre les services de la préfecture et Savieru qui casse la porte d’un bureau de l’administration et s’empare de documents dénonçant les malversations de l’État vis-à-vis des jeunes agriculteurs fichés nationalistes. À ce sentiment souvent très fort de stigmatisation s’ajoutent des chocs moraux importants. Certains sont positifs et sont mis en avant par les acteurs pour justi- fier leur engagement. C’est le cas pour Savieru de la finale du Sporting de Bastia en 1978 qui l’a « profondément re-

tourné » en mettant en scène la « communauté nationale corse ». La fréquentation des grandes figures du nationa-

lisme semble aussi compter pour les deux acteurs. André reconnaît une vraie « admiration » pour des chefs recon- nus de la lutte clandestine comme Pierre Poggioli : « Je

suis un petit enfant tout intimidé. Ces gens ont une fa- cilité d’élocution sur les problèmes de la Corse ». Le sen-

timent très fort chez les deux acteurs de « faire partie de l’Histoire » contribue également à durcir l’engagement. D’autres chocs moraux sont négatifs et vont alimenter le désir d’engagement. Ce sont bien sûr les grands épisodes de la mobilisation nationaliste dans l’île depuis le scandale des boues rouges à Bastia jusqu’à l’épisode d’Aléria en 1975118 que les deux acteurs suivent à la radio avec passion

[118] Le scandale des « boues rouges » fait état d’un épisode de pollution de la baie du port de Bastia par un navire italien déversant au large ses déchets toxiques sans que l’État n’intervienne. Cet épisode suscitera une mobilisation forte sur Bastia et une action violente à l’encontre du navire italien qui sera plastiqué par un commando de jeunes nationalistes. Aléria signe la naissance du nationalisme clandestin en mettant en scène la confrontation entre 2 000 gendarmes et quelques nationalistes qui occupaient illégalement une ferme dans la plaine orientale. Trois personnes trouveront la mort dans cet affrontement.

même s’ils ne le vivent pas directement. C’est ensuite la confrontation à la mort d’un militant proche comme Jean-Baptiste Acquaviva, très proche d’André, dont la mort va être vécue douloureusement : « Évidemment je le

vis très mal. Il y a des gens qui meurent, des amis, d’un côté ou de l’autre. […] C’est quelqu’un qui a sacrifié sa vie pour une cause. […] J’ai énormément de respect pour tous les militants qui sacrifient leur vie ou une partie de leur liberté pour une cause ».

C’est enfin la haine profonde du clanisme et des élites no- tabilaires en Corse qui fonde l’engagement radical et ex- plique le refus de l’engagement légal au sein d’une assem- blée mêlant élus traditionnels et nationalistes. Savieru explique : « Moi je ne peux pas dire bonjour à Jean Paul

de Rocca Serra à l’Assemblé de Corse. Je ne peux pas dire bonjour à José Rossi. Je ne touche pas la main de ces gens. Pour moi, c’est le cancer de la Corse. Il est hors de question que je pactise avec ces gens ». Les expériences

ressenties comme humiliantes de confrontation à un sys- tème politique local verrouillé et hostile sont nombreuses et expliquent fortement la radicalisation violente. Enfin, Savieru, comme André même s’il ne le reconnaît pas, admettent un engagement de plus en plus radical en raison d’une volonté de rupture avec le nationalisme clandestin dominant soupçonné de corruption ou de malversation. La violence meurtrière (assassinat d’un représentant de l’État) prend sa source dans une volonté de recomposer un nationalisme pur en commettant un acte fondateur extrêmement violent. Savieru le reconnaît : « Avec le recul, je dirais qu’il y a une interprétation qui

a été faite pour dire que ce meurtre était essentiellement un message interne. Il est vrai que cela a été un message interne. La structure clandestine FLNC avait dans ses objectifs ce degré de violence ».

La violence naît également et paradoxalement d’une dénonciation des dérives du nationalisme clandestin qu’il convient de « purifier » : « Nous avons à tout prix voulu

frapper fort pour interloquer à la fois l’ensemble des nationalistes et l’État sur la nécessité d’avancer vite ».

André est également très critique sur l’évolution d’un mouvement de moins en moins politique et construit par rapport auquel il convient de se démarquer : « Cette

guerre qui a eu lieu entre les deux mouvements à l’époque [guerres intra-nationalistes en 1995] a eu pour conséquence la fuite de tous les notables des mouvements. Les gens qui avaient un peu de cerveau, qui réfléchissaient sur la politique, ont été dégoûtés et

sont partis. Il y a donc eu une carence en cadres et les portes se sont ouvertes sur n’importe qui. Beaucoup de gens qui n’avaient aucune formation politique ni aucune conscience politique sont entrés dans le mouvement. Le mythe [du FLNC] a joué à plein. Lorsque l’on voit les gens qui sont entrés dans ces structures, c’est affligeant ! » La

violence radicale peut être comprise comme une réponse à ce délitement, une volonté d’imposer à nouveau une ligne politique forte d’affrontement avec l’État.

Cadres cognitifs

À l’inverse des djihadistes ou même des militants basques, la dimension strictement idéologique et doctrinale de l’engagement armé est faible dans le cas corse. Les références sont peu nombreuses. André évoque « le petit

livre vert » du FLNC, d’inspiration gauchiste, qui sera

longtemps un des textes fondateurs de l’action politique du Front. Mais l’évocation est rapide et peu soutenue : « Le petit livre vert, nous l’avons tous, mais c’est un peu

comme une relique. C’est dépassé ». Savieru semble plus

influencé du moins dans sa jeunesse militante : « le petit

livre vert du FLNC avait été constitué et cela constituait un peu notre bible, pour la jeunesse ! »

Les vraies références sont souvent externes au mouvement et en appellent à l’ETA ou à l’IRA bien que ces mouvements de lutte armée soient toujours présentés comme très différents dans leur finalité comme dans leur pratique. André déclare ainsi une vraie admiration pour la cause basque et le combat des étarras rencontrés en prison, et précise : « Je ne peux pas dire que je m’identifie

à ces mouvements, mais c’est devenu quelque chose d’un peu plus clair dans mon esprit : j’appartiens à un peuple, à une culture, à une langue. Il est de mon devoir de me battre pour maintenir mon pays dans ses droits ». Fondamentalement, le rapport à la cause semble

plus sensitif qu’intellectuel ; Savieru répétera ainsi à de nombreuses reprises « avoir la Corse au fond des tripes » et reconnaître le statut de vrai militant à « tous ceux qui

ont la Corse accrochée aux tripes et au bide ».

Savieru souligne également un ancrage culturel qui peut venir justifier une pratique de la violence : « La pratique

des armes chez nous on l’a tout jeune. On va à la chasse dès l’âge de 14 ans. On tire au fusil, au pistolet. Après, avec la volonté, vous apprenez tout ce qu’il faut. Si vous avez la volonté de poursuivre, d’aller de l’avant, vous vous perfectionnez »

Analyse processuelle :