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L A CONSTRUCTION NARRATIVE AU SERVICE DE L’HISTOIRE

2. La situation finale

Le roman se clôture sur la fin de la colonisation. En effet, il s’étale sur cent-trente deux ans d’occupation française, et rend compte des vérités issues de l’Histoire du pays, comme dans ses dernières pages, où l’enfant relate la bousculade des européens en prenant la fuite vers leur mère-patrie. La vie reprend son cours et l’équilibre commence à se rétablir. Mais seulement après une longue période douloureuse. Ainsi, on assiste à la fin du roman, à travers l’éternel regard contemplateur de l’enfant, au départ des colons. Ces dernier quittent la terre où ils ont grandi, où ils sont nés, et où ils ont planté leurs espoirs et rêves. Cette phase de l’Histoire est celle qui marque définitivement l’occupation des français des terres algériennes. Ces départs se font dans de très dures conditions, habités par la peur, suite aux agressions qui ont eu lieu à l’encontre de quelques Européens, la majorité des occupants se sont précipités vers les ports pour prendre fuite, en lâchant tout ce qu’ils croyaient posséder, leurs biens, leurs maisons, leurs terres :

L’enfant sur les hauteurs de la ville blanche, est debout sur une terrasse. Les yeux plissés pour atténuer l’intensité de la lumière, il regarde la mer. Une rumeur monte jusqu’à lui. Une rumeur indistincte. Faite de centaines ou de milliers de cris, d’appels, et peut-être, peut-être de sanglots. Plus bas, le port grouille d’une foule innombrable. Une foule qui s’agite en tous sens. Partout des valises, des sacs, des ballots, portés, traînés ou abandonnés sur les terre-pleins à l’intérieur de l’enceinte du port. De là où il est, il a l’impression de voir des fourmis affairées qui toutes n’ont qu’un seul but : s’enfoncer dans les entrailles des navires qui sont au quai. (PSPC, p. 143)

Pierre, sang, papier ou cendre relate fidèlement ces faits et décrit au lecteur

la lourde atmosphère qui régnait en ce jour-là. L’état dans lequel se trouvaient ces Français qui voyaient subitement leurs vies chamboulées, tel qu’elles ont été celles des « indigènes » des terres qu’ils se sont appropriés cent-trente-deux ans en arrière. Ce départ était comme une torture qui leur était infligée. Maïssa Bey raconte à quel points ils semblaient perdus, et désespérés, à attendre sous le soleil tapant, jusqu’à des jours des fois, qu’un bateau accoste pour les chercher, et devant lequel ils se bousculaient et se précipitaient car ils savaient que la crise avait pris l’assaut sur leur position d’avant et que les places étaient comptées. Le roman se clôture donc avec le

81 départ des colons et l’espoir d’une nouvelle vie, un nouvel avenir pour le pays trop longtemps colonisé :

Chaque jour, envoyés par la mère patrie pour ramener vers elle ses fils et ses filles abasourdis, affolés, désorientés, désespérés, des bateaux accostent – pour quelques heures seulement. […] Sur les quais encombrés, des familles entières attendent. Depuis plusieurs jours parfois. Elles attendent sous le soleil impitoyable de ce mois de juin, dans la chaleur, la poussière, et l’angoisse des lendemains. À peine les passerelles sont-elles descendues que les bateaux sont pris d’assaut. Et l’on se presse, l’on s’écrase, l’on se bat presque pour y trouver place, pour quitter cette terre devenue à jamais étrangère. (PSPC, pp. 144-145)

La colonisation se termine dans Pierre sang papier ou cendre avec la scène du départ des Européens. Ces derniers s’accéléraient vers les bateaux jusqu’à se bousculer pour quitter l’Algérie qu’ils pensaient pouvoir posséder indéfiniment, quelque temps avant. La scène décrite est marquante et ébranlante émotionnellement, en raison du fait que des familles entières, qui affectionnaient pourtant leurs maisons et leur quotidien algérien se retrouvent subitement empressés de fuir. Ce départ leur est nécessaire sur le plan sécuritaire mais demeure effroyablement déchirant sur le plan émotionnel. Maïssa Bey possède cette aptitude à guider les émotions du lecteur et à le sensibiliser, durant presque tout le roman, par le biais des hostilités commises contre les « indigènes », mais quelques pages après en décrivant la bouleversante situation face à laquelle se retrouvent, conséquemment à l’évolution historique, les Européens de la France. Cette déconstruction narrative nous permet de mieux entreprendre les prochaines étapes analytiques du roman, dans la mesure où il ressort de cette étude que l’architecture narrative de ce roman reflète totalement celle de la vraie vie.

Ce chapitre nous a ainsi permis de mieux pénétrer les romans de Maïssa Bey et d’y relever les clés de la narration, propices à les lire. En effet, l’agencement narratif du corpus de notre étude est intrinsèquement établi en calquant des vérités ou des scènes évocatrices d’une réalité renvoyant à un rapprochement que peut facilement faire le lecteur avec la vraie vie. Faire de ses romans des miroirs de sa société et notamment de son histoire, importe beaucoup à Maïssa Bey, ses stratégies d’écritures s’appuient sur une entité fondamentale à ses romans qui est celle de « l’effet de réel » qu’elle entretient dans ses romans.

82 De ce fait, il est possible d’avancer que Maïssa Bey agrémente sa construction narrative, dans sa totalité – et non pas uniquement une ou quelques séquences narratives – d’une profonde dimension réelle reflétant la vérité socio-historique de son pays. L’exploration ainsi que la « dissémination » de chaque schéma narratif en ses nombreuses composantes nous a permis de sortir avec une frappante conclusion. Cette dernière est déductive du caractère réel, social voire historique des romans étudiés. Ce constat nous pousse à nous interroger si l’ensemble des stratégies employées par l’auteure servent ce caractère authentique très cher à l’écrivaine. Mais également à nous questionner sur l’autre agencement utile à la constitution de tout roman, à savoir celui des actants. C’est dans ce sillage que sera consacré le chapitre suivant à la déconstruction actancielle à travers l’analyse des schémas actanciels propres aux trois romans afin d’élucider les rapports qu’entreprennent les actants beyens avec la réalité reflétée par chaque intrigue et de pouvoir répondre à de nombreux questionnement, entre autre : Vers quoi se rejoignent les quêtes marquant l’évolution de chacun des romans étudiés ?

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