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DU ROMAN BEYEN

II. La Titrologie au service de l’interprétation sémantique et contextuelle de l’œuvre littéraire

3. Pierre sang papier ou cendre comme un hymne à la liberté

Le présent roman est bâti sur un réel fond historique, celui de la guerre de libération nationale qu’a mené l’Algérie pour se libérer du colonialisme français. Dans ce sillage, il est possible de dire que chaque élément le composant occupe une place importante dans la représentation narrative, effectivement Maïssa Bey n’a pas agencé son roman de façon anodine, et notamment dans son choix du titre. Il n’est pas à ignorer que La sélection du titre se fait toujours en corrélation avec la réception du lecteur. Ce dernier détient une place très importante dans le processus du choix du titre. En effet, avant d’adhérer à l’œuvre, le lecteur commence par adopter son titre. Dans ses travaux, Genette parle du rôle que joue le lecteur dans le choix du titre de l’œuvre en effet selon lui « le titre est une construction et une chose, construite dans le but de la réception et de la connotation »1. Le sens et l’interprétation du titre sont donnés par le lecteur lui-même. À ses yeux, le lecteur recherché par l’écrivain est celui qui ne se contente pas que de lire le titre et le résumé du roman mais qui va jusqu’à le lire dans sa totalité tout en essayant de relever les relations qui existent entre les deux. Christiane Achour en parle aussi et désigne le titre comme étant un « Aimant » qui attirerait les lecteurs vers l’œuvre. C’est entièrement le cas pour le titre de ce troisième roman « Pierre sang papier ou cendre », titre énigmatique pouvant évoquer de nombreuses images, lectures et associations.

À première vue, présenté comme tel, Pierre sang papier ou cendre apparait comme un titre atypique poussant loin l’interrogation du lecteur. Mais lorsqu’on s’arrête aux choix des mots, leur poids et ce qu’ils englobent comme sens, l’imagination du lecteur peut emprunter l’artère conduisant à la voie sémantique du roman. En effet, les vocables « sang » et « cendre » sont évocateurs de la mort, de la destruction, de la brulure menant à la décomposition et peuvent, par conséquence, faire référence aux durs épisodes de la colonisation française et du combat pour la liberté mené avec force par le peuple algérien que relate le roman. Mais la signification du titre est beaucoup plus profonde que ce qu’il en paraisse. Comme elle l’a fait avec Puisque mon cœur est mort, Maïssa

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GENETTE, Gérard. « La structure et les fonctions du titre dans la littérature » in Critique. n°14, 1988, pp.692-693

56 Bey, ouvre son écriture au dialogue culturel et littéraire, en ayant recours là aussi à de la poésie. L’auteure emprunte un vers d’un poème connu pour intituler avec son roman. Il s’agit du poème Liberté de Paul Éluard.

Après lecture et étude de ce poème, il nous est possible de mettre en place des analogies thématiques et sémantiques entre le message véhiculé dans le poème d’Éluard et celui de Bey. En effet, cette dernière n’a pas fait dialoguer son écriture avec celle du poète français de manière anodine mais ce recours donne bien lieu à une intention littéraire, peut être celle d’apporter une certaine pensée et idéologie au roman qu’elle présente. Afin de mieux percevoir la portée de notre corpus d’étude, il nous est nécessaire de nous intéresser au poème lui-même. L’évocation de ce poème nous permet d’entrevoir un dialogisme historique et une intertextualité littéraire, omniprésents chez Maïssa Bey. Dans cette optique, notre étude nous conduit à l’analyse du poème d’où est extrait le titre du roman de Maïssa Bey.

Liberté est un poème engagé que l’écrivain français Paul Éluard a écrit en 1942, pour exprimer son indignation contre l’oppression allemande. Il s’agit donc d’un cri véhiculeur de l’idéologie et principes que défend fortement l’auteur. Avec comme message central la revendication de la liberté – plus que légitime à ses yeux – des êtres, des âmes, des idées et surtout des nations. Voici donc le poème en question :

Liberté

Sur mes cahiers d’écolier Sur mon pupitre et les arbres Sur le sable sur la neige J’écris ton nom

Sur toutes les pages lues Sur toutes les pages blanches Pierre sang papier ou cendre J’écris ton nom

Sur les images dorées Sur les armes des guerriers Sur la couronne des rois J’écris ton nom

Sur la jungle et le désert Sur les nids sur les genêts

57 Sur l’écho de mon enfance

J’écris ton nom

Sur les merveilles des nuits Sur le pain blanc des journées Sur les saisons fiancées J’écris ton nom

Sur tous mes chiffons d’azur Sur l’étang soleil moisi Sur le lac lune vivante J’écris ton nom

Sur les champs sur l’horizon Sur les ailes des oiseaux Et sur le moulin des ombres J’écris ton nom

Sur chaque bouffée d’aurore Sur la mer sur les bateaux Sur la montagne démente J’écris ton nom

Sur la mousse des nuages Sur les sueurs de l’orage Sur la pluie épaisse et fade J’écris ton nom

Sur les formes scintillantes Sur les cloches des couleurs Sur la vérité physique J’écris ton nom

Sur les sentiers éveillés Sur les routes déployées Sur les places qui débordent J’écris ton nom

Sur la lampe qui s’allume Sur la lampe qui s’éteint Sur mes maisons réunies J’écris ton nom

Sur le fruit coupé en deux Du miroir et de ma chambre Sur mon lit coquille vide J’écris ton nom

Sur mon chien gourmand et tendre Sur ses oreilles dressées

Sur sa patte maladroite J’écris ton nom

Sur le tremplin de ma porte Sur les objets familiers

58 Sur le flot du feu béni

J’écris ton nom

Sur toute chair accordée Sur le front de mes amis Sur chaque main qui se tend J’écris ton nom

Sur la vitre des surprises Sur les lèvres attentives Bien au-dessus du silence J’écris ton nom

Sur mes refuges détruits Sur mes phares écroulés Sur les murs de mon ennui J’écris ton nom

Sur l’absence sans désir Sur la solitude nue

Sur les marches de la mort J’écris ton nom

Sur la santé revenue Sur le risque disparu Sur l’espoir sans souvenir J’écris ton nom

Et par le pouvoir d’un mot Je recommence ma vie Je suis né pour te connaître Pour te nommer

Liberté.1

Ce poème se présente comme étant une ode à la liberté, écrit en 1942, à travers lui, Paul Éluard témoigne de son engagement pour la dignité et l’indépendance des nations dans le but de combattre l’occupation de la France par l’Allemagne nazie, durant la seconde guerre mondiale. Comme le roman qu’on étudie, ce poème porte en lui une réelle dimension surréaliste, dans la mesure où l’auteur évoque de multiples lieux, réels et imaginaires, sur lesquels il n’hésiterait pas à inscrire son engagement total par l’écriture du mot « Liberté » partout où il le pourrait. Inscrit dans les esprits des nations entravées par la guerre, le poème étudié était un inconditionnel hymne à la liberté, contre toute forme de

59 colonisation ou d’oppression. Maïssa Bey a repris Éluard afin d’évoquer, entre autre, cette idéologie à laquelle elle s’identifie intrinsèquement.

En effet, Paul Éluard est connu pour son engagement politique, il adhérait – à l’exemple de ses pairs surréalistes Louis Aragon et André Breton – au parti communiste français. Il écrivit même un tract « Au grand jour », qui était fortement annonciateur de ses positions. Poète rebelle, et très engagé dans la résistance, il le démontra de plus bel à travers son recueil Poésie et vérité, paru en 1942, durant la période de la seconde guerre mondiale, dans le but de soutenir la cause des combattants qui luttaient sans relâche pour protéger leurs nations. Le poème « Liberté » est alors inscrit dans les mémoires de l’époque, se présentant tel un texte emblématique, symbolisant l’engagement et le combat pour un idéal auquel croit profondément Éluard, à savoir celui de la paix, de l’indépendance et de la liberté.

Après analyse, il apparait que le poème s’étale sur vingt (20) quatrains, se présentant sous le même canevas, et se conclut par une strophe dont la forme diffère, puis par une chute rappelant le titre du poème. Ce dernier est écrit en vers libres, où les rimes ainsi que la ponctuation sont totalement absentes. Cependant des figures de styles et des répétitions se dégagent singulièrement de son corps. En outre, il se répand, à la lecture orale, quelques assonances et allitérations apportant à la redondance présente dans le poème une mélodie entrainante.

En effet, dans chaque quatrain, l’anaphore « sur .. » revient au début des trois premiers vers, s’agissant d’un complément circonstanciel de lieu, servant à indiquer les espaces sur lesquels le poète déclare inscrire son message pour la liberté. Il s’avère alors qu’une litanie se dégage indéniablement du poème. À l’image de la profusion des réitérations anaphoriques, consolidées par le parallélisme de la forme syntaxique (Préposition + complément circonstanciel de lieu) ainsi que la répétition du vers qui revient à la fin de chaque quatrain « j’écris ton nom » tel un refrain inquisiteur. Cependant la dernière strophe détient une importance souveraine dans la mesure où c’est à travers elle, que le lecteur comprend que le poème ne s’agit pas d’un appel d’amour, comme il pourrait paraitre, à première vue, mais plutôt d’un poignant cri de résistance.

60 Comme annoncé au début de l’analyse, ce poème incantatoire est emprunt de surréalisme à travers des images saisissantes visualisées entre lutte et désenchantement de nature concrète et imaginaire. Cette coprésence de l’imaginaire et du réalisme renvoie au roman de Maïssa Bey où le surréalisme de la présence de l’enfant, sentinelle de la mémoire coloniale de l’Algérie rejoint le réalisme et l’aspect historique du roman. Par ailleurs, on relève dans le poème étudié différentes phases de l’existence de l’Homme. Celle de l’enfance avec les expressions suivantes « mes cahiers d’écolier », « mon pupitre » en relevant que l’adjectif processif de la première personne raffermit l’aspect enfantin des vers en question, puis il y a celle évocatrice de l’âge des amours, à travers les sentiments décrits dans les expressions suivantes « sur les saisons fiancées », « sur le front de mes amis » et enfin, celle représentative de la vieillesse à travers les passages qui suivent : « sur mes refuges détruits », « sur mes phares écroulés ».

Ainsi le poème Liberté est à vocation militante pour lutter contre toute forme d’oppression, il rassemble en son sein tous les accents d’un texte oratoire, faisant de lui un inoubliable hymne à la vie, à la plénitude et à la liberté. De ce fait, le dialogue qu’a instauré l’écrivaine entre son roman est ce poème, révèle l’idéologie qu’elle cherche à défendre et à véhiculer à travers son récit qu’elle consacre à l’époque de l’occupation française des terres algériennes. Certainement pour rejoindre la position de Paul Éluard contre la guerre et prônant le combat pour la liberté en dénonçant les peines de la colonisation. L’autre élément de comparaison qu’on peut relever est le caractère surréaliste du roman à travers ses personnages qui se démarquent de la réalité. Cet aspect figure également dans le poème à travers les nombreuses métaphores et visualisations surréalistes que donne à voir le poète. Cette dimension surréaliste permet de rendre compte de la profondeur du désir incantatoire qui orne les pensées d’Éluard et lui permet d’exprimer haut et fort son engagement pour l’intégrité de l’Homme qui est indissociable de sa liberté. Le parallélisme instauré Nous retrouvons indéniablement cette idée dans les pages de Pierre sang papier ou

61 Il ressort de cette étude que Maïssa Bey a fait de son paratexte une riche interface véhiculant de nombreuses idées représentatives de son texte. L’enveloppe extérieure de ses romans a été soigneusement choisie dans l’optique de saisir l’attention du lectorat selon son origine et culture. Ainsi, il nous a été possible de distinguer deux démarches paratextuelles selon que les romans soient destinés au public algérien ou alors à celui de l’étranger, répondant de la sorte à la sensibilité de l’un et de l’autre. Le choix de l’arrière plan, des couleurs, de la disposition et de la police du texte n’est jamais anodin. Une représentation sémantique se dégage de chaque habillage romanesque. En outre, l’étude des titres des romans en question a été très riche en interprétations et en lectures sémantiques, ce qui nous a permis de mieux intercepter la pensée de Maïssa Bey. Il s’avère ainsi que le titre occupe une place prépondérante, pouvant être visualisé comme la « colonne vertébrale » de tout produit littéraire, quel que soit son genre. Il peut jusqu’à permettre d’inciter le lecteur à se questionner sur l’essence de l’histoire et de créer tout un foisonnement imaginaire qui ouvrira les portes, dans une première étape, à un certain degré de signification : « Titre et roman sont en étroite complémentarité, l’un annonce, l’autre explique, développe un énoncé programmé jusqu’à reproduire parfois en conclusion son titre, comme mot de la fin et clé de son texte »1.

Effectivement il est ressorti de l’analyse titrologique que Maïssa Bey accordait énormément d’importance à cet élément paratextuel, puisqu’elle y intègre un dialogue culturel avec d’autres œuvres qui partageraient la même aura sémantique que celle de chacun de ses romans. Un rapport intertextuel a été relevé dans les deux titres de Puisque mon cœur est mort et de Pierre sang papier

ou cendre puisque. Ces deux titres ne sont que la reprise de vers poétiques

appartenant à deux écrivains appartenant à la littérature française, à savoir : Victor Hugo et Paul Éluard.

Effectivement, il est possible d’avancer que c’est à travers la dénomination qu’accorde l’auteure à sa création qu’elle parvient à consacrer son acte de production. Tout en relevant, le fait que le choix du titre peut être fait par

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ACHOUR Christiane, REZZOUG Simone. Convergence critiques: Introduction à la lecture de la littérature. Alger : OPU. 1995. P. 28

62 l’écrivaine elle-même, ce qui serait le plus envisageable, ou alors avec l’intermédiaire de son éditeur.

Dans ce sillage, il est possible de dire que le but ultime du titre est de susciter la curiosité du lectorat, à cet effet, il assure trois fonctions du langage telles que définies par De Saussure1 : « la fonction poétique » en respectant un certain idéal esthétique et en éveillant l’intérêt, « la fonction référentielle » car il véhicule des informations et « la fonction conative » en raison du fait qu’il suscite l’implication du lecteur. Claude Duchet en a fait un sujet d’étude et l’a défini comme suit : « Le titre du roman est un message codé en situation de marché, il résulte de la rencontre d’un énoncé romanesque et d’un énoncé publicitaire ; en lui se croisent nécessairement littérarité et socialité »2. C’est ce que nous retrouvons dans les titres de Maïssa Bey ainsi que dans toute l’enveloppe paratextuelle des romans étudiés. L’auteure donne une infinie importance aux éléments constituant les l’aspect paratextuels de ses romans. Ceux-ci lui permettent d’instaurer à la pré-lecture de ses romans une pertinente aura sémantique, sociale et poétique. Puisque le lecteur parvient à pénétrer l’ambiance sémantique de ses écrits, rien qu’en essayant de déchiffrer leurs constituants paratextuels. L’étude du paratexte nous a permis de discerner la dimension sociale, réaliste, historique et intertextuelle de la littérature beyenne. Ce constat nous pousse à nous interroger davantage sur ces aspects relevés de par cette étude pour les explorer à l’intérieure de la trame, notamment à travers la construction narrative et actancielle qui nous permettrait de profondément nous introduire dans le monde scriptural et littéraire de Maïssa Bey.

1 DE SAUSSURE, Ferdinand . Cours de linguistique générale.[1976]. Paris : éditions critique. 1997.

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