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L’instance narrative entre narration réaliste et/ou personnelle chez Maïssa Bey

L ES MULTIPLES REFLETS OU STRATÉGIES NARRATIVES

V. L’instance narrative entre narration réaliste et/ou personnelle chez Maïssa Bey

Étudier l’instance narrative d’un récit permet d’avoir une vision plus profonde et plus large sur la narration. L’intérêt de ce point a été évoqué par plusieurs théoriciens, pour le définir Yves Reuter déclare que :

L’instance narrative désigne les combinaisons possibles entre les formes fondamentales du narrateur (qui parle ? Comment ?) Et les perspectives (par qui perçoit-on ? comment ?), utilisées pour mettre en scène, selon les modalités différentes, l’univers fictionnel et produire des effets sur le lecteur. 1

D’après lui, l’instance narrative se construit dans l’articulation entre les deux formes fondamentales du narrateur qu’il soit homodiégétique ou

hétérodiégétique et les trois perspectives possibles à travers le narrateur, à travers

l’acteur, ou la perspective neutre. Il est donc possible de formuler plusieurs combinaisons. Ces dernières peuvent constituer une sorte de repères pour l’analyse : en les étudiant et en mettant en avant leurs propriétés spécifiques. En se basant sur les travaux de Reuter nous pouvons résumer ces instances narratives à travers cinq combinaisons possibles que voici :

1. Narration hétérodiégétique et perspective passant par le narrateur

C’est celle qui ouvre le plus de possibilités. Le narrateur peut maîtriser tout le savoir (il en sait plus que les personnages), sans limitation de profondeur externe ou interne. Il représente un narrateur omniscient.

2. Narration hétérodiégétique et perspective passant par le personnage

Elle est plus limitée dans la mesure où le narrateur ne peut savoir que ce que le personnage, qui oriente la focalisation, sait. Les fonctions du narrateur seront donc réduites avec une restriction de la profondeur interne et externe.

137 3. Narration hétérodiégétique et perspective neutre.

Elle est plus récente et plus rare, elle a été illustrée par des romanciers américains (Hemingway, Hamett…) notamment dans les romans policiers à l’écriture « béhavioriste »1 - Claude Mesplède dit à ce propos que « Cette

méthode objective est à l'origine d'un malentendu puisque l'on a supposé que le béhaviorisme faisait fi de la psychologie des personnages. C'est tout le contraire. »2 - dépeignant les comportements et non la psychologie ou le nouveau roman. Elle donne l’impression que les événements se déroulent sous l’œil d’une caméra ou d’un témoin objectif, sans être filtrée par une conscience.

4. Narration homodiégétique et perspective passant par le narrateur.

C’est celle qui domine dans les confessions ou les autobiographies. Si le narrateur est le même personnage que l’acteur, il en est néanmoins distancié dans le temps, il parle de sa vie rétrospectivement. Cela lui donne un savoir plus grand une vision plus ample, une profondeur interne et externe.

5. Narration homodiégétique et perspective passant par le personnage.

Le narrateur raconte son histoire comme si elle se déroulait au moment de la

narration. Une illusion de simultanéité entre les événements et leur récit est

construite avec une prédominance du présent.

Après lecture, il semblerait que les trois romans composant notre corpus d’étude font recours à différentes instances narratives. En effet, il apparaît que

Bleu Blanc Vert et Puisque mon cœur est mort comportent la même instance

narrative à savoir celle à « la narration homodiégétique et perspective passant

par le personnage » Dans la mesure où les personnages jouent eux-mêmes le rôle

du narrateur. Cependant, il est à noter que dans la réalité des textes, bien souvent,

1

L’écriture béhavioriste bannit les développements d'introspection psychologique des personnages romanesques. Il s'agit pour l'écrivain béhavioriste de décrire l'action, de rapporter les dialogues. En gros, ce serait exactement une transcription d'un récit filmique. L'énorme développement des productions cinématographiques et télévisuelles a considérablement influencé l'écriture contemporaine. Les maîtres du béhaviorisme sont Dashiell

Hamett et William R. Burnett.

138 les instances s’alternent, se combinent et sont difficiles à distinguer. En majorité, dans Bleu blanc vert les deux narrateurs Ali et Lilas racontent ce qu’il leur arrive au moment même où cela se produit et non de façon rétrospective, comme il est possible de le voir dans l’extrait suivant :

Il se passe presque tous les jours quelque chose dans notre immeuble. Je devrais dire presque toutes les heures. Il y a des disputes, [...] il faut dire que depuis qu’on est là il y a maintenant plus d’un an, presque tous les appartements sont occupés et maintenant il y a du monde. Des fois j’ai l’impression que notre immeuble, c’est comme un grand meuble, une commode, avec pleins de tiroirs et dans chaque tiroir il y a plein de vies… (BBV, p. 41)

Cependant, il existe quelques passages où la combinaison « Narrateur

homodiégétique et perspective passant par le narrateur » peut s’appliquer : il

semble que dans quelques passages la narration se fait de façon rétrospective :

Exactement comme il y a vingt ans. Aux environs de dix-huit heures, l’immeuble a été ébranlé comme par une vague immense. Un véritable raz-de-marée. Et certains n’ont même pas attendu la fin du match pour se précipiter dans la rue. Moi-même, après de longues, trop longues minutes d’angoisse et d’espoir incrédule, je n’ai pas pu m’empêcher de me jeter sur Amine et Samir pour les serrer dans mes bras et les embrasser. (BBV, p. 172) Toutefois, l’instance narrative dominante est celle du « narrateur

homodiégétique et perspective passant par le personnage » car dans l’autre

instance narrative le narrateur qui est également personnage, est censé raconter de manière rétrospective tout le long du récit. Yves Reuter dit à ce propos, que le narrateur possède un savoir plus important qu’à chacune des étapes antérieures de sa vie et il peut donc prédire, lorsqu’il parle de lui âgé de cinq, dix ou quinze ans ce qu’il adviendra plus tard. Il peut aussi avoir réuni des connaissances sur des gens qu’il a rencontrés antérieurement et il n’hésite pas à intervenir dans son récit pour expliquer ou commenter sa vie et la façon dont il la raconte, ce qui n’est en aucun lieu le cas dans Bleu Blanc Vert car au fil de ses pages le lecteur a la forte impression d’être « dans la peau » des deux narrateurs/ personnages, au plus proche de leurs sensations :« Il me tarde de partir. Non seulement pour découvrir un pays qui a fait longtemps partie de ma vie, mais surtout pour perdre de vue, un temps, les nuages qui s’amoncellent dans le lointain. » (BBV, p. 248).

139 Il apparait à partir de cet extrait que la prise de parole d’Ali et de Lilas, fait plonger profondément le lecteur dans leurs êtres intérieurs, de telle sorte à lui exposer leurs pensées et ceci au moment même où elles se forment.

Dans Puisque mon cœur est mort l’instance narrative est quasi-similaire à celle étudiée précédemment. En effet on y trouve également un jumelage des deux instances. Le récit s’annonce comme un roman à la narration personnelle qui se fait par le biais d’un personnage. Le lecteur découvre la totalité de la trame du roman à travers la narration de Aïda, qui en s’adressant à son fils, tantôt narre au présent et tantôt au passé. Les passages ou la narratrice se réfugie dans le passé sont nombreux, car ayant du mal à accomplir son deuil, Aïda se campe sur ses souvenirs pour s’accrocher à ce passé qui la lie indéfectiblement à son fils défunt. Ainsi la narration du roman oscille-t-elle entre deux instances :

La narration homodiégétique et perspective passant par le personnage, dans laquelle le narrateur/personnage relate son histoire de telle manière à donner l’impression qu’elle se déroule au même moment que la narration, comme il est possible de le voir dans l’extrait suivant :

Maintenant je t’écris. Je te raconte ce que tu sais déjà, puisque tu es dans tout ce que je fais, dans tout ce que je vis.

Tu es dans le geste de ma main qui sur la page trace les lettres, s’applique sur les courbes mais parfois dérape, comme si elle heurtait brusquement quelque ressaut. Ensemble nous allons au-delà des marges. À tâtons, je déroule le fil. Pour te rejoindre. Mais aussi pour ne pas laisser jaillir le cri.1 (PMEM, p.26)

Dans cet extrait, comme dans la quasi-totalité du roman, Aïda s’adresse au lecteur à travers ses écrits destinés à son fils défunt, et se met à écrire au même moment que se constituent ses pensées. Ceci donne l’impression au lecteur d’assister aux instants présents de la narratrice/protagoniste. Cette dernière fait partager son quotidien avec le lecteur, en narrant au présent.

Comme dans Bleu Blanc Vert, en addition à cette instance narrative, nous avons également une autre qui est perceptible, il s’agit de la Narration

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homodiégétique et perspective passant par le narrateur où le personnage parle de

sa vie rétrospectivement. Comme il possible de le voir dans l’extrait ci-dessous :

J’aurai dû te mettre en garde, comme lorsque tu étais enfant. Moi, la mère-qui-élève-seule-son-enfant, j’aurai dû te répéter toutes les recommandations que répètent chaque instant de chaque jour les mères, encore et encore, au risque de te lasser.(…) que puis-je dire pour ma décharge ? Que je voulais préserver ta liberté ? Que je comptais sur ta prudence, ou plus naïvement sur la chance ? Que mon instinct de mère était défaillant ? Cela suffirait-il à atténuer ce sentiment de culpabilité qui me déchire ? (PMEM, pp. 59-60) Dans cet extrait, Aïda s’adresse à Nadir et lui fait partager ses émotions et ressentiments les plus profonds quant à sa disparition. Elle ressent une grande culpabilité car elle se dit qu’en tant que mère, son premier devoir serait de protéger son enfant. De ce fait, on assiste, dans cet extrait, à une prise de parole d’Aïda qui replonge dans le passé et se met à raconter ses réminiscences à son fils, et par ricochet au lecteur.

En ce qui concerne Pierre, sang, papier ou cendre le troisième roman de notre corpus. L’instance narrative est toute autre. En effet, dans ce roman, le lecteur découvre les péripéties à travers une voix extérieure au roman, mais toujours orientée par la présence du personnage principal, à savoir l’enfant et quelquefois par l’autre personnage madame Lafrance. Selon les définitions, mentionnées précédemment, l’instance qui s’applique le mieux à ce roman est celle de la narration hétérodiégétique passant par l’acteur ou le personnage. Car en effet, pratiquement dans tous le roman, le narrateur ne sait que ce que les personnages qui orientent la focalisation ne savent. Dans ce roman, le monde est perçu par les yeux de l’enfant qui observe tristement les chamboulements ayant eu lieu autour de lui. Ce qui est à relever également, est que cette combinaison narrative permet des variations intéressantes, à travers le changement de personnages qui orientent la vison. Le lecteur est, alors, face à « une vision polyscopique »1. Comme il est possible de le voir dans l’extrait ci-dessous où le lecteur découvre les faits de l’histoire sous l’œil omniprésent de l’enfant :

À présent l’enfant compte, nomme un à un tous ceux qui désormais n’entendront plus ses appels, ne prononceront plus son nom et bientôt ne seront plus que des ombres peuplant sa mémoire. Il doit, il doit invoquer un

141 à un les suppliciés. Et en les nommant, les forcer à exister encore un peu, car bientôt ils seront oubliés par l’histoire. Mais en ce moment leurs cendres sont encore chaudes. Encore frémissantes. (PSPC, p. 28)

Ou dans l’extrait suivant où le lecteur est orienté par la narration suivant d’autres personnages, notamment madame Lafrance :

Elle avance. Droite, fière, toute de morgue et d’insolence, vêtue de probité candide et de lin blanc, elle avance. C’est elle, c’est bien elle, reconnaissable en ses atours. Tout autour d’elle, on s’écarte. On s’incline. On fait la révérence. Elle avance, madame Lafrance. Sur des chemins pavés de mensonges et de serments violés, elle avance. C’est elle, c’est bien elle, dans l’habileté de ses détours, dans l’arrogance de ses discours.(PSPC, p. 19) Et dans ce type d’instance narrative, la narration peut se faire, soit au présent ou au passé, et à des moments mêmes au futur, ce qui est plus rare. Cet aspect sera plus longuement étudié dans le point suivant où le rythme et l’ordre de la narration seront traités.

Ainsi, comme il est possible de le voir à travers cette analyse, la narration dans les romans de Maïssa Bey, jonche différentes instances homodiégétique ou hétérodiégétique, en passant par le narrateur ou par plusieurs personnages. Par ailleurs, ces instances passent d’une narration au présent à une narration au passé, allant jusqu’à dérouter le lecteur comme à l’image des personnages. Ce va-et-vient entre le passé et le présent nous amène à nous interroger sur le rythme, l’ordre ainsi que le temps de la narration chez Maïssa Bey. Ainsi sera-t-il question, dans le point suivant, d’aborder la dimension temporelle de la narration.

VI. La dimension temporelle ou les différents agencements narratifs chez