• Aucun résultat trouvé

1.1 Une gestion de monopole non-marchand

1.1.2 La question de la réglementation

1.1.2.3 Le service public

L’intervention de l’État dans l’économie en général, et dans le transport ferroviaire en particulier, doit également à des aspects davantage politiques et sociétaux (Barrère C., 2000). Selon Kuisel (1984), il a existé un consensus légitimant les politiques économiques publiques depuis que les méthodes keynésiennes avaient étés réputées comme ayant sauvé le capitalisme dans les années 1930. Le new deal aux Etats-Unis, le plan Beveridge en Grande-Bretagne ou encore la politique dite colbertiste en France lors des trente glorieuses8 sont des exemples du rôle joué par les pouvoirs publics. Dans ce contexte, les entreprises publiques étaient des outils de politiques industrielles. Le général De Gaulle alors président de la République en France déclarait par exemple,

« aujourd’hui, comme il en fut toujours, c’est à l’État qu’il incombe de bâtir la puissance nationale laquelle désormais, dépend de l’économie. Tel est à mes yeux le principal motif des mesures de nationalisation, de contrôle, de modernisation prises par mon gouvernement9 ». Au-delà des questions techniques liées aux spécificités de l’industrie que sont les problèmes de monopole naturel et d’effet de réseaux, les pouvoirs publics sont également intervenus pour des raisons de choix de société (Lyon-Caen A. 1996). Des contextes plus ou moins marqués de service public selon les pays ont influencé la nature des missions données au chemin de fer. « Je crois qu’on pourrait parler de service public à la française, à l’allemande, à la britannique, à l’italienne, etc. En effet, chaque pays a construit ses services publics en fonction de son histoire, de sa culture et de ses institutions. Chaque nation a aussi fondé un concept et des mots pour désigner ces réalités » (Bauby P. in SNCF, 2002, P.13). Les différentes nations ont chacune inventé un modèle de société qui se matérialise par des modalités d’intervention des pouvoirs publics à chaque fois particulières. Savy (2002, P.142)

8 Cohen E. (1997)

précise que la notion française de service public « n’est pas telle quelle aisément transposable dans d’autres pays, y compris européens, qui font appel à d’autres concepts pour leur définition, d’autres cadres juridiques pour leur organisation et d’autres procédures pour leur fourniture ». En particulier, les systèmes de droits juridiques ou administratifs présents dans les pays de culture latine, les systèmes de droit libéral issus de la common law britannique ou le droit germano-romain décentralisé amènent à des conceptions différentes. En droit romain, la création et la gestion des services publics sont une compétence régalienne. Il revient à l’État de décider de la nature du service public. En droit libéral, ce sont les arbitrages de la justice, c’est ainsi l’ordre judiciaire qui en assure la régulation. En droit fédéraliste, le service public est créé au plus près des citoyens. Ce sont alors les collectivités locales qui en assurent la responsabilité sous le contrôle des syndicats et des associations d’usagers. Malgré ces différences, des tendances historiques communes aux services publics en Europe peuvent être identifiées. Il s’agit d’entreprises publiques ou semi-publiques soumises à un fort contrôle des ministères, à un degré élevé de syndicalisation, à un système de valeur égalitaire, et à un compromis entre l’économie de marché et l’État dispensateur de biens collectifs d’infrastructures de base indispensables au développement et d’égalité de traitement entre les citoyens et les régions (Stoffaës C., 1998, P.25). Dans le cas français, Barrère (1998, P.46) précise que

« la logique économique était seconde par rapport à une logique politique ; le service public était moyen de la cohésion sociale et assurait à tous les membres de la société, en tant que citoyens, des prestations de base indispensables à cette intégration sociale.

En particulier, le ferroviaire était moyen de l’aménagement du territoire et créateur de lien social. La logique économique ne disparaissait pas pour autant mais ne pouvait s’identifier à une logique marchande (via le calcul économique public notamment), il avait un rôle économique qui dépassait le marché, d’une part en répondant à certaines de ses limites (la prise en compte des effets externes notamment), d’autre part en encadrant le marché (le transport est une activité structurante) ». Ce rôle du transport ferroviaire en tant que service auprès des citoyens a pu influencer le personnel quant à sa perception du rôle que doivent jouer leurs organisations. C’est peut-être en France

9 De Gaulle cité par Bauby (1998).

que la notion de service public est la plus marquée par rapport à l’ensemble de l’Europe. « La France, parmi les États de l’Union européenne, est considérée comme celui qui demeure le plus attaché à sa conception de service public en raison d’une approche solidement enracinée dans le droit administratif, mais également dans la culture nationale et tout particulièrement parmi les personnels des entreprises publiques » (Grard L., 1998, P.76).

C’est lors du déclin de la part modale du transport ferroviaire à partir de 1920 environ que l’idée de service public s’est développée dans le chemin de fer. La réglementation a alors changé de nature. Auparavant, elle consistait à protéger la collectivité de son pouvoir de monopole multimodal. Après cette date, elle a progressivement visé à protéger le transport ferroviaire de la sanction du marché afin d’empêcher une faillite qui paraissait programmée. Le chemin de fer a alors été géré selon des repères non-marchands.

En France, le mode routier a offert une concurrence prégnante à partir des années 1930 environ. Cela s’est accompagné d’une vague d’interrogations sur la pertinence même du mode ferroviaire. Dans la revue parlementaire du 10 septembre 1934, Cornick préconisait « le déferrage de toutes les lignes à double voie pour les transformer en routes modernes » (cité par Wolkowitch (1997)). Dans les annales de géographie de 1933, Raoul Dautry avançait que « Il faut que les parlements se décident à déclarer d’utilité publique certaines lignes et à réaliser un programme de déséquipements national » (cité par Wolkowitch (1997)). Devant des difficultés financières, les chemins de fer furent nationalisés en 1936 et regroupés en une seule compagnie, la Société Nationale des Chemins de Fer Français (SNCF). Elle devait fonctionner dans un premier temps selon une logique économique du « petit équilibre », c'est-à-dire en couvrant les dépenses d’exploitation par les recettes. Il était prévu qu’elle réalise le

« grand équilibre » en 1943 par lequel elle devait couvrir ses charges financières en même temps que ses charges d’exploitation, mais les événements ont interrompu ces prévisions. La fin de la seconde guerre mondiale a redonné une pertinence au chemin de fer car le réseau des transports en France était exsangue. « En France, le chemin de fer est apparu en 1946 comme le seul moyen de transport viable – l’avion n’existait pas réellement, ni même la voiture individuelle en grand nombre, le réseau routier ne

permettait pas un trafic de masse dans des conditions acceptables. Á l’époque, la SNCF, consciente de sa mission de service public, s’est donc attachée à répondre aux besoins primaires de transport de la population. » (Gallois in SNCF, 2002). Il en est issu l’image ancrée dans l’entreprise du cheminot au service de la nation à laquelle s’ajoute le souvenir d’un comportement actif au sein de la résistance. Selon les paroles de Louis Armand, ancien président de la SNCF, « on n’a pas assez souligné, à mon avis, le caractère unanime du mouvement d’âme qui fomenta chez les cheminots pendant l’occupation : en aucune circonstance, on ne vit pareil consensus dans un groupement d’hommes aussi important que ne liait pas la discipline militaire ».

En Grande Bretagne, après la première guerre mondiale, le transport ferroviaire a également progressivement perdu son rôle-clef dans les transports. Les réseaux ferroviaires sont rapidement devenus déficitaires du fait de la montée d’autres modes de transport et notamment du mode routier qui avait bénéficié de la revente à bas prix de camions militaires après le conflit. Comme en France, cela a signifié un changement majeur pour l’intervention publique dans le transport ferroviaire. Les pouvoirs publics sont intervenus avant le conflit pour réguler un secteur dominant et profitable. Le but était à la fois d’empêcher les compagnies de tirer parti d’une position dominante et d’optimiser le bénéfice social en obligeant les compagnies à accepter tous les trafics.

Après la guerre, les pouvoirs publics ont dû intervenir pour soutenir un transport ferroviaire qui perdait des parts de marché et qui était devenu déficitaire. En 1921, les opérateurs, qui étaient restés depuis la guerre sous le contrôle des pouvoirs publics, furent regroupés par le Railways act en quatre compagnies pour tenter de trouver une solution à la crise du transport ferroviaire. Cependant, malgré cette réorganisation, elles n’ont jamais été profitables. En réponse, le chemin de fer fut nationalisé en 1948 par le gouvernement travailliste de Clement Attlee. Les quatre opérateurs ont été regroupés dans une compagnie publique unique, British Railways.

1.1.3Conclusion

L’histoire du chemin de fer a ainsi été étroitement associée aux pouvoirs publics, à la fois pour des motifs techniques et politiques. Leur relation laisse apparaître deux époques distinctes. La première correspond au développement du transport ferroviaire comme mode de transport dominant. Elle s’étale approximativement du développement du chemin de fer jusqu’à la fin de la première guerre mondiale. L’intervention des pouvoirs publics correspond alors à la fois à une régulation classique de monopole naturel et à une politique d’incitation de type dirigiste pour optimiser le bénéfice social du rail. Il s’agissait alors de contrôler l’expansion et le caractère prédominant du chemin de fer d’une part, et paradoxalement à le renforcer en développant les effets de réseau d’autre part. Une seconde période, allant approximativement de la fin du premier conflit mondial jusque 1970, a consisté à gérer la situation du chemin de fer comme mode de transport déclinant et qui a perdu sa rentabilité. Il est alors associé à l’État à travers les nationalisations et certaines de ses missions renvoient à des questions d’aménagement du territoire.