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1.1 Une gestion de monopole non-marchand

1.1.2 La question de la réglementation

1.1.2.2 La question des effets de réseaux

Les industries de réseau, dont fait partie le transport ferroviaire, se caractérisent par une rétroaction positive de l’offre sur la demande dénommée « effet de club » (Economides, N., 1997 ; Katz M. et Shapiro C., 1986). La satisfaction retirée de la consommation du bien-réseau augmente avec le déploiement de l’offre et du nombre d’autres consommateurs. Un exemple caractéristique de ce phénomène est constitué par le réseau téléphonique. L’intérêt d’être relié seul est nul car il n’est possible n i d’appeler, ni de se faire appeler. L’utilité grandit avec le nombre d’interconnexions possibles et donc l’augmentation du nombre d’utilisateurs. Les réseaux de transport génèrent ce type « d’externalités de club » car leurs utilités s’accroissent avec le nombre d’interconnexions et de fréquences (Dupuy G., 1999 ; Curien N., 2000). Le chemin de fer est d’autant plus utile à son utilisateur qu’il lui permet de se rendre dans un maximum d’endroits via les correspondances. Le déploiement de ce type de réseau présente toutefois une décroissance de l’utilité. Par exemple, en France, pour le segment voyageur, la ligne générant la plus grande somme d’utilité est certainement la ligne à grande vitesse Paris/Lyon ; ensuite Paris/Rennes, par exemple, est une ligne qui présente une utilité certaine mais probablement moindre que celle de Paris/Lyon. Il y a effet de réseau parce que le fait que la liaison Paris/Rennes existe augmente l’utilité de la ligne Paris/Lyon grâce à la possibilité de correspondance. Ensuite une liaison Rennes/Paimpol présente une utilité certainement réduite si on la compare aux liaisons précédentes. Elle n’apporte qu’une valeur ajoutée relativement faible à l’effet de réseau parce qu’il y a relativement peu de voyageurs des autres lignes qui y auront recours.

Les réseaux, pour peu qu’ils proposent un service utile, génèrent une demande croissante au fur et à mesure de leur développement. Néanmoins, leur mise en place

6 Nous nous situons alors dans le cas où le coût marginal est inférieur au coût moyen.

pose problème car l’utilité est initialement limitée. Le marché peut ne pas fournir spontanément l’impulsion permettant de structurer le réseau. Lors de son installation et de sa mise en place, l’effet de club n’existe pas ou peu. L’utilité est alors faible et génère une faible demande. Ce phénomène est complexifié par le fait que ces industries sont généralement sujettes à des économies d’échelle importantes. Ce qui signifie que leurs coûts décroissent avec le nombre d’utilisateurs. Lors du développement, peu d’agents économiques sont intéressés par les services étant donné que leurs coûts sont importants comparés à la faiblesse de l’utilité. Seuls les agents économiques les plus intéressés et les plus riches utiliseront ses services. Or, l’expansion du réseau ne peut se faire qu’après une demande de masse permettant d’augmenter son utilité. Lors du développement, le risque d’implosion vers le réseau zéro est important (Curien N., 2000). Par conséquent, il existe une masse critique de consommateurs à atteindre rapidement pour que l’activité soit viable. Sans impulsion extérieure, la mise en place des réseaux pose donc problème. Il en ressort que leur développement ne peut que difficilement reposer sur les seuls mécanismes marchands.

Figure 3 : Réseau avec un prix élevé

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Taille Offre/Demande

O(x)

D(x)

Sur le schéma ci-dessus inspiré de Katz et Shapiro (1986) et de Curien (2000), le comportement de l’offre est représenté par la courbe O(x) et celui de la demande par D(x). L’offre est fonction de la taille du réseau ; la courbe d’offre est un segment à 45°.

Le niveau de la demande s’accroît avec le développement du réseau. Le prix élevé du

service fait que la courbe d’offre ne croise jamais la courbe de demande. Le réseau est sous-utilisé et l’offre reste strictement supérieure à la demande.

Figure 4 : Réseau avec un prix faible

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Taille Offre/Demande

O(x) D(x)

M

S

Ce second schéma représente une situation similaire avec un prix faible proposé aux utilisateurs du réseau. La demande est plus importante en raison du prix moins élevé que dans le cas précédent. L’offre est égale à la demande aux points M et S.

D’après cette représentation, un réseau peut difficilement se développer dans un contexte de prix élevé. Cette proposition se vérifiera plus ou moins en fonction de son utilité et de l’importance des immobilisations qui joueront sur le prix proposé aux utilisateurs. Néanmoins, en règle générale, plus l’industrie nécessite des coûts d’établissement importants, plus il lui sera difficile de se déployer de façon autonome.

Ce problème spécifique a été à l’origine de politiques volontaristes de la part des pouvoirs publics afin de soutenir l’industrie pour atteindre la masse critique nécessaire (Curien N., 2000, P.26). Les études de Bauby (1998) ou de Curien et Gensollen (1989) sur le cas du réseau téléphonique en France montrent une implication des pouvoirs publics pour dynamiser une industrie qui stagnait faute d’effets de réseaux.

Cette impulsion extérieure n’a pas été nécessaire au début du chemin de fer en France car les voies ont été construites comme des systèmes de transport auto-suffisants de point à point pour répondre à des demandes particulières7. Les différentes compagnies qui étaient indépendantes les unes des autres n’ont pas cherché à développer des synergies entre elles. Sur la base d’une vision plus globale des transports, les pouvoirs publics sont intervenus pour que l’industrie génère des économies de réseau. Les exemples de la France et de la Grande-Bretagne illustrent cette proposition.

Le cas britannique correspond au premier système ferroviaire mondial. Lors du développement des premières lignes de chemin de fer, le gouvernement s’est rapidement montré favorable à ce nouveau mode de transport supposé avoir une influence positive sur l’activité économique et dont un usage pouvait être fait à des fins militaires. Ce moyen de transport permettait de faciliter le déploiement rapide de troupes à une époque de troubles civils, notamment en Irlande. Cependant, dans l’atmosphère libérale de l’ère victorienne, les pouvoirs publics ne sont que peu intervenus. Chacune des lignes, qui étaient créées et exploitées par des intérêts privés particuliers, était autorisée par des actes séparés du parlement. Il n’y avait donc pas de réelle politique du transport ferroviaire mais plutôt des initiatives privées autonomes qui étaient appuyées par les pouvoirs publics sans qu’il n’y ait de volonté de créer un réseau cohérent sur l’ensemble du pays. Les éventuelles interconnexions futures n’étaient pas envisagées et de ce fait rendues difficiles car les gares et notamment les terminus étaient souvent mal placés pour envisager des raccords. De plus, les écartements de voie étaient souvent différents. Durant la première guerre mondiale, l’intérêt de ce système de transport pour les affaires militaires s’est confirmé, ce qui lui a valu de passer sous le contrôle des pouvoirs publics. Il ne s’agissait pas néanmoins d’une nationalisation car les compagnies sont restées la propriété des actionnaires d’avant-guerre. Néanmoins, ces derniers ont perdu le contrôle de l’exploitation pendant le conflit. Les pouvoirs publics ont alors entrepris des actions pour unifier le réseau afin qu’il soit capable de transporter des troupes à travers le pays et de permettre le transport

7 C'est-à-dire que le chemin de fer n’était pas conçu comme un réseau mais comme un moyen de relier deux points.

de matériel en reliant efficacement les bassins industriels du nord aux ports du sud.

C’est donc une intervention publique exogène qui a jeté les bases d’un système de transport sur l’ensemble du pays.

Le transport ferroviaire en France est apparu initialement du fait de l’initiative d’acteurs privés mais leurs hésitations devant l’ampleur des fonds nécessaires ont limité son expansion. En 1842, la lenteur du développement du chemin de fer a incité l’État à intervenir en partageant les risques avec les groupes privés (Ribeill G., 1983). Les pouvoirs publics fixaient les grande ligne du réseau, prenaient en charge la construction de l’infrastructure et en concédaient l’exploitation. Le chemin de fer s’est ainsi dessiné en France sous l’impulsion de l’État. Lamartine, qui fut nommé président de la commission des chemins de fer, fit voter en 1842 une loi prévoyant une unification technique du réseau (Portefaix A., 1982, P.436). Celui-ci avait précédemment déclaré en 1838, « nous aurons ce que nous demandons vainement pour [le pays], des chemins de fer de grande ligne exécutés, non au hasard des combinaisons des intérêts privés, mais sous la direction et l’exécution de l’État ». La construction d’un réseau ferroviaire à l’échelle du pays a pris une nouvelle ampleur avec une loi de 1842 déterminant une structure radiale centrée sur Paris dénommée « étoile de Legrand », et avec le plan Freycinet de 1879 qui concevait un large réseau de lignes secondaires destiné à raccorder chaque sous-préfécture au réseau principal. Malgré une meilleure cohérence d’ensemble que dans le cas britannique, le raccordement des différents réseaux a également posé des problèmes de compatibilité. Durant la guerre de 1870 notamment, le mouvement des troupes a été contrarié par l’absence d’uniformité des systèmes de signalisation et de circulation (Caron F., 1998, P.877). Les députés sont intervenus pour qu’une réglementation commune du système ferroviaire apparaisse. Les compagnies furent extrêmement réticentes en plaidant l’irréversibilité des investissements déjà réalisés. L’État est également intervenu pour regrouper les compagnies et donner ainsi une meilleure cohérence d’ensemble à l’exploitation sur le territoire. Il existait alors 33 compagnies ferroviaires pour 2.000 kilomètres de lignes. Plus tard, Napoléon III, favorable à une vaste politique d’investissements publics et privés pour développer l’économie, a mené des actions incitant les compagnies les plus grandes et plus valides à racheter les plus faibles et les plus chancelantes (Portefaix A., 1982, P.436). Le

nombre de compagnies a été réduit à 25 en 1855, 11 en 1857 et finalement 6 en 1859.

Parallèlement, sous l’impulsion d’une politique volontariste d’investissement, la longueur des voies a atteint 9.000 kilomètres en 1859. La progression continuera jusqu’en 1883 à un rythme annuel de 750 kilomètres pour atteindre 26.900 kilomètres.