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À QUOI SERVENT LES BIBLIOTHÉCAIRES ?

Nous affirmons haut et fort axer nos actions en direction des

publics, nous aimons les gens, nous aimons l’accueil, paraît-il…

Mais, nos actes sont-ils en accord avec nos discours ? À quoi

servons-nous dans ce grand tout de la bibliothèque ? Quel est le

sens de notre métier ? Et puis d’abord… c’est quoi un bibliothécaire ?

LE RÈGNE DES SPÉCIALISTES

Un bibliothécaire, c’est généralement un spécialiste. Ça peut être un spécialiste de la littérature contemporaine ou jeunesse, un spécialiste de la bit-lit, de la chick-lit, de la fantasy ou de la SF (non, Madame, c’est pas du tout la même chose), un spécialiste de la littérature orale ou d’internet. Il peut être aussi un fin connaisseur du jeu vidéo, du jeu de plateau, du jeu de rôle, de fablab, de documentaires, de l’accueil scolaire… et de tellement d’autres choses. Très bien, mais peut-on être bibliothécaire et spécia- liste de rien ? Ce serait quoi être « juste » bibliothécaire ?

BIBLIO-, MÉDIA-, LUDO-, PINACO-TRUC

Il y a quelques années, mes collègues et moi avons introduit du jeu et du jouet dans la médiathèque pour laquelle nous travaillions. Nous avons été interpellés par d’autres collè- gues sur notre statut professionnel, nos com- pétences, notre domaine d’expertise. Qui étions-nous ? Ou plutôt quoi étions-nous ? Nous avons souvent été désignés comme « spécialistes du jeu »… Nous, on se définis- sait comme « ludo-médiathécaires », mais sans cesse, les bibliothécaires, comme les ludothécaires, nous répondaient que non… on ne peut pas être les deux. J’avais alors pris l’habitude de répondre par un haussement d’épaules et un « ben si, on peut ». Mais cette situation m’a fait m’interroger sur l’identité des bibliothécaires. Après tout, n’étions- nous pas « juste » bibliothécaires ?

TROISIÈME VOIE ?

Aujourd’hui, un bibliothécaire se définit comme étant un médiateur entre la chose culturelle et un public réel ou espéré. Il est donc bien compréhensible que cette per- sonne pense devoir maîtriser l’objet qu’elle va offrir et la façon dont elle va le faire. On va parler de médiation, de démocratisa- tion, de valorisation… On va donc organiser

P A R C A R O L I N E M A K O S Z A

des « animations » pour rapprocher les gens des objets qu’on va acquérir et qu’on maî- trise parfaitement. Et puis on va se rendre compte que ça ne marche pas aussi bien qu’on le souhaiterait : les gens ne viennent pas. Alors, on va s’approprier certains codes « troisième lieu » en installant des canapés et des machines à café et, parfois, en met- tant en valeur des objets culturels considé- rés plus populaires qu’on va aussi chercher à maîtriser parfaitement.

Cette vision du métier porte en elle beau- coup de contradictions et de sources de fric- tions. Elle a fait naître un éternel débat sur le troisième lieu qui affole les réseaux pro- fessionnels, ce qui est probablement une bonne chose : s’ils bougent, c’est qu’ils sont encore vivants. Les uns défendent une vision exigeante basée sur un respect profond de la culture et du droit qu’à chacun d’y avoir accès, les autres se réclamant de valeurs sociales, vivantes, populaires et mouvantes. Tous ces bibliothécaires ont pourtant un point commun : ils centrent leurs actions sur l’objet, bien qu’ils s’en défendent : quel pro- jet aujourd’hui n’inscrit pas en lettres d’or « mettre l’usager au cœur de nos actions » ? C’est un poncif tellement partagé et répété que personne ne le discute. Pourtant, je ren- contre avec beaucoup de plaisir des tas de bibliothécaires spécialistes de jeux ou de l’album jeunesse, mais finalement assez peu de bibliothécaires qui se présentent comme spécialiste de l’usager…

LE BIBLIOTHÉCAIRE À LA LOUPE

Par ailleurs, si vous le permettez, ouvrons une parenthèse naturaliste et observons le bibliothécaire dans son milieu naturel. Notons en premier lieu que, dans la plu- part des cas, plus un bibliothécaire est gradé, porte des responsabilités et gagne de l’argent, moins il s’occupe de l’accueil. Voire plus du tout. Est-ce toujours uniquement une question de temps ? C’est par ailleurs

vrai dans presque tous les métiers accueil- lant du public.

Et puisqu’on travaille d’abord avec son corps, observons également la posture phy- sique du bibliothécaire. Le bibliothécaire en service public est, le plus généralement assis, derrière un bureau en train de manipu- ler des livres ou d’autres objets. Il doit sou- vent se lever pour ranger. De temps à autre, il quitte cette fonction pour répondre à une demande particulière, faire respecter un règlement ou faire un brin de conversation. Parfois, il prend du temps pour organiser une « animation ». Mais constatons-le, il est, la plupart du temps, orienté physiquement, vers l’objet.

OBJECT-CENTRISME AIGU

Si j’invitais un extraterrestre à observer un bibliothécaire toute une journée et que je lui demandais quel est le cœur des préoccupa- tions de ce bibliothécaire, que croyez-vous qu’il me répondrait ?

Bon… Et puis après tout… Qu’importe ? OK, acceptons que l’objet est au centre de nos préoccupations professionnelles.

Les bibliothécaires acquièrent, classent et diffusent des produits culturels. Considérons

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qu’une personne ou un groupe de personnes (artistes ou industries) ont produit un objet réel ou virtuel (un livre, un jeu, un film, une sculpture…) destiné à provoquer émotion, réflexion ou amusement. Nous autres biblio- thécaires, nous nous plaçons donc entre l’ob- jet et son destinataire.

Nous y voilà : je sers à quoi, moi, en tant que bibliothécaire ? Je trie les objets dignes d’in- térêt ou pas selon des critères que j’ai moi- même fixés ? J’aiguille les bons objets vers les bonnes personnes ? J’essaie de faire en sorte que tout le monde ait accès à tout, même les plus fragiles économiquement et socialement ? Je les conserve pour les géné- rations futures ? Je les range ? Je les prête ? Je les explique ? Je les montre ? Je les anime ? Je les conseille ? J’installe un canapé et une machine à café à côté pour que les gens viennent s’y intéresser ?

Oui, bien sûr, je vais faire tout ça ! Et en pre- mier lieu, pour le faire bien, je vais m’intéres- ser de très près à cet objet. Je vais le décor- tiquer, l’analyser, partager mes réflexions dans des groupes de bibliothécaires qui s’in- téressent aux mêmes objets que moi… Oh ! Mais me voilà devenue spécialiste !

ILS SONT BEAUX MES CONSEILS ! QUI EN VEUT ? !

Zut ! Voilà qu’on est revenu en arrière. Et les bibliothécaires continuent à se crêper les chignons dont on les sait friandes. Les gens ne viennent toujours pas, pourtant le canapé est confortable et la machine distribue des cappuccinos. Ils semblent préférer prendre conseil sur internet, plutôt que de deman- der à nous, spécialistes ! Pourtant, on pour- rait même leur expliquer pourquoi ils uti- lisent mal internet… Mais voilà, ils viennent peu nombreux et ne demandent pas grand- chose. C’est à n’y rien comprendre.

Changeons encore une fois de point de vue. Considérons la culture non pas comme une production d’objets culturels mais comme ce qui relie les gens d’un même groupe (social, culturel, professionnel…) : l’ensemble des idées, des habitudes, des valeurs, des dis- cours qui vont construire mes groupes d’ap- partenance et au final, ce qui va me définir individuellement.

Personnellement, j’appartiens aux groupes des Français, des expatriés, des lecteurs de romans américains, des abonnés à Netflix, des passionnés de BD, des mères de famille, des sympathisants à la cause écologique,

des conducteurs de voitures à énergie fos- sile, des joueurs, des technophiles, des ama- teurs de bon manger, de ceux qui veulent perdre du poids, des bibliothécaires, des ludothécaires (parce que si, on peut) et de bien d’autres. Et à l’intersection de tous ces groupes, il y a moi qui me définis individuel- lement comme étant la somme de tout ça. Par contre, je n’appartiens pas aux groupes des Inuits, des conducteurs de travaux, des gens qui comprennent les films de David Lynch, des bricoleurs, des cosplayeurs, des joueurs de Canasta, des survivalistes ou des souffleurs de verre. Mais ils m’intéressent.

CULTURES. AVEC UN GROS S.

Vous êtes tous ravis de voir que j’ai résolu ma crise existentielle, mais on ne sait toujours pas à quoi sert un bibliothécaire. Et bien… Bibliothécaire écoute-moi… Si, à partir de maintenant tu ne te considères plus comme un spécialiste de l’objet culturel mais comme celui qui va donner à voir les cultures, alors la cible de tes attentions n’est plus l’objet lui-même mais les gens qui sont derrière, devant, autour et à côté. Ton objectif prin- cipal n’est pas de mettre en valeur des pro- ductions culturelles, mais de donner à voir le monde !

Du même coup, tu as résolu ton problème de dissonance entre culture légitime et culture populaire en décidant que ça n’était plus ton problème. Le sujet de ton travail, ça n’est plus les livres, les jeux ou la musique, ton sujet, maintenant, c’est moi. Je ne te demande pas spécialement de conseils de lecture, ni de méthode d’apprentissage, j’ai internet pour ça, c’est plus pratique. Tout le monde préfère porter une montre plu- tôt que d’aller voir l’horloger, même si c’est moins fiable.

Ce que je te demande, c’est que tu t’inté- resses à moi, à ce que j’aime, à ce que je suis, qu’on aille s’asseoir toi et moi sur le canapé. Ta bibliothèque m’ouvrira peut-être des fenêtres sur David Lynch que je choisirai de fermer ou pas, tu m’apprendras à jouer à la Canasta, tu participeras à élargir mes groupes, à me faire comprendre les autres et en faisant cela, en t’intéressant à moi, en donnant à voir le monde, le monde viendra te voir et tu le rendras meilleur.

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N O 9 2- 93 - JUIN 2 01 8

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SSIER

À QUOI S ER V EN T LE S BIBLIO THÈQUE S ?

co-construction

ALLER BOSSER AU CRL ?

ET PUIS QUOI ENCORE ?

Le centre de Ressources des Langues (CRL), à l’Université