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II. Transposition des critères relationnels élégiaques sur les couples mythiques de

1. Le sentiment pilier de la relation

Des sept situations amoureuses présentées dans les digressions narratives de l‘Art

d’aimer, Ovide construit cinq épisodes dans lesquels la relation débute par l‘acte de

séduction de l‘un des deux partenaires : les Sabines, Pasiphaé, Ariane, Calypso, Déidamie. Cet aspect initiatique de la relation occupe par conséquent une grande importance dans l‘élaboration ovidienne de la relation amoureuse ; deux épisodes en particulier — l‘enlèvement des Sabines ainsi qu‘Ariane et Bacchus — sont structurés de façon à montrer des types de séduction opposés. Le choix des caractéristiques exposées de même que les inclusions du narrateur dans ces deux récits nous permettent d‘établir ce qui nous semble être une illustration de relation contraire, l‘une valorisée, l‘autre critiquée d‘un point de vue élégiaque. Nous concentrerons donc notre analyse des procédés de conquête sur ces deux digressions narratives puisque leur construction antithétique met en lumière l‘apport de la conception élégiaque dans l‘établissement du mythe.

Le premier couple analysé, les Romains et les Sabines, présente une situation amoureuse particulière du fait que l‘épisode rapporte un enlèvement ; la méthode employée par l‘amant pour séduire est par conséquent la violence et Ovide décrit la scène de façon à souligner la férocité de l‘attaque dont sont victimes les Sabines : Protinus exsiliunt animum

clamore fatentes / Virginibus cupidas iniciuntque manus369. Ce premier contact détermine rapidement la relation unissant les jeunes femmes aux Romains de façon négative du point de vue élégiaque puisque, nous le rappelons, les poètes proscrivent la violence dans les

369 Ars, I, 115-116 : « Aussitôt ils s‘élancent avec des cris qui trahissent leur dessein et ils portent sur les

contacts amoureux qu‘ils entretiennent avec la puella. Par ailleurs, le poète souligne le manque d‘efficacité de la technique en affirmant : Sic illae timuere uiros sine lege

ruentes370. Le sentiment inspiré aux puellae devant la méthode employée n‘est pas le désir et l‘amour, mais, au contraire, la peur ; Ovide accentue par ailleurs l‘expression du sentiment ressenti par les jeunes femmes en l‘associant à l‘effroi qu‘éprouvent des animaux tels que la colombe et la brebis lorsqu‘ils sont pourchassés par un prédateur371. Par le choix des caractéristiques présentées, Ovide insiste sur la violence de l‘attaque des Romains contre les jeunes Sabines ainsi que sur le sentiment de terreur qu‘éprouvent ces dernières devant la barbarie de leurs futurs amants, qui ne leur laissent aucun choix sur l‘issue de la relation.

Le rapport de force qui unit les Romains et les Sabines indique alors que la relation est fondée sur la contrainte : confrontées à une attaque brutale, les jeunes femmes n‘ont pas la possibilité de rejeter la relation. Cet aspect rigide de l‘union homme / femme n‘est pas sans rappeler la conception qu‘ont les élégiaques du mariage ; l‘enfermement, la contrainte et le pouvoir total du mari sur la femme sont en effet autant de points qu‘ils rejettent lorsqu‘il est question d‘une relation amoureuse. Dans cette perspective, Ovide, qui dans l‘épisode narré se concentre uniquement sur le moment de l‘enlèvement, illustre en quelque sorte l‘institution du mariage tel qu‘il la conçoit d‘autant plus qu‘il en expose l‘association au vers 125 alors qu‘il affirme : Ducuntur raptae, genialis praeda, puellae372. On doit noter que le mythe des Sabines est un épisode dont la réception dans l‘Antiquité romaine en fait un exemplum par excellence du mariage ; nous ajouterons que de nombreuses composantes de la cérémonie du mariage romain inspirèrent des éléments du mythe des Sabines373. Ainsi, lorsqu‘Ovide utilise l‘épisode dans le but d‘illustrer une image négative du mariage, il inverse la signification habituellement associée au mythe qui représente l‘union matrimoniale traditionnellement perçue par la société romaine comme la relation homme / femme officielle et met à mal la pensée orthodoxe de la relation amoureuse avec ses propres outils de propagande.

370 Ars, I, 119 : « Les jeunes femmes montrèrent leur crainte devant ces hommes qui se précipitaient contre

toutes les lois ».

371 Ars, I, 117-118.

372 Ars, I, 125 : « On entraîne de force ces femmes, proie destinée au lit nuptial ».

373 À ce sujet, voir l‘article de B. Liou-Gille, « L‘enlèvement des Sabines », 1991, p. 342-348, ainsi que

121 Le mythe de l‘enlèvement des Sabines représente donc un exemplum négatif de la relation amoureuse telle qu‘elle est conçue par les poètes augustéens de l‘amour ; on doit aussi noter que la méthode de séduction est ici non seulement critiquée par Ovide en tant qu‘amator, mais aussi en tant que praeceptor. Ce dernier enseigne en effet un certain type de séduction aux discipuli selon lequel l‘art doit régir l‘acte séducteur ; la violence de l‘attaque et la rustrerie des amants dans leur entreprise contreviennent alors à ce qu‘enseigne le praeceptor tout au long des trois livres qui constituent le recueil didactique. Nous retrouvons d‘ailleurs deux passages en particulier soulignant l‘incompatibilité entre le jeu de l‘amour proposé par Ovide et l‘attaque des Romains contre les Sabines. Une première mention, dont l‘importance est mise en lumière par son aspect liminaire, est une adresse directe à Romulus, chef des Romains et instigateur de l‘enlèvement des Sabines :

Primus sollicitos fecisti, Romule, ludos / Cum iuuit uiduos rapta Sabina uiros374. Cette

accusation se retrouve d‘abord chez Properce qui affirme à l‘élégie II, 6 :

Cur exempla petam Graium ? tu criminis auctor Nutritus duro, Romule, lacte lupae

Tu rapere intactas docuisti impune Sabinas Per te nunc Romae quidlibet audet Amor375.

Dans cet extrait, l‘accusation de Properce à l‘endroit de Romulus concerne l‘amour qui, à la suite de l‘enlèvement des Sabines, ne connaît aucune limite ; ce que reproche Ovide à Romulus est toutefois différent. Le praeceptor mentionne plutôt un jeu qui aurait été troublé (sollicitos) par l‘enlèvement des Sabines ; ce jeu, il est bien sûr possible de l‘associer à la quête de séduction que se propose d‘enseigner Ovide aux discipuli et dont les caractéristiques sont en complète contradiction avec la brusquerie et le manque de technique dont font preuve les Romains dans l‘épisode raconté. Cette allusion est réitérée un peu plus loin alors qu‘Ovide qualifie l‘agression perpétrée par les Romains de délictueuse : uiros sine lege ruentes376. Outre les liens diplomatiques rompus auxquels Ovide ne fait pas référence, pas plus qu‘il ne rapporte les faits précédents et postérieurs à l‘enlèvement, ce qui contrevient aux lois, c‘est le type de séduction choisi par les Romains

374 Ars, I, 101-102 : « C‘est toi qui, le premier, Romulus, as jeté le trouble dans les jeux, lorsque l‘enlèvement

des Sabines fit le bonheur de tes hommes privés de femmes ».

375 Properce, II, 6, 19-22 : « Mais pourquoi prendre des exemples en Grèce ? Le criminel, c‘est toi, Romulus,

toi que nourrit le lait sauvage de la louve : tu sus impunément faire enlever les vierges sabines, mais c‘est ta faute aujourd‘hui si, à Rome, l‘Amour a toute les audaces ».

pour conquérir les jeunes femmes ; ainsi, lorsqu‘Ovide affirme que les Romains se précipitent contre toutes les lois, il sous-entend toutes les lois de la quête amoureuse. Ce double rejet, par l‘amator et le praeceptor, de la conquête amoureuse romaine des Sabines, rejet qui concerne autant la violence, la contrainte que l‘absence de technique dans la quête amoureuse, situe le couple Romains-Sabines du côté de l‘exemplum négatif, en accord avec la présentation négative du personnage féminin selon ce qui a été précédemment établi du type d‘une puella d‘excellence.

Dans l‘épisode d‘Ariane, l‘intention amoureuse de Dionysos est semblable à celle des Romains : conquérir une jeune femme dans le but d‘en faire sa partenaire amoureuse. Les procédés employés par les aspirants amants sont toutefois, nous l‘avons mentionné, radicalement opposés. Alors que les Romains emploient la force afin de gagner la jeune femme, ce qui a pour résultat d‘inspirer non pas l‘amour, mais la terreur, Dionysos déploie, quant à lui, une puissance séductrice axée sur la parole et non pas sur la contrainte physique. En effet, le premier sentiment qu‘éprouve Ariane à l‘approche du dieu est une peur si forte qu‘elle défaille : Excidit illa metu rupitque nouissima uerba / Nullus in

exanimi corpore sanguis erat377. Pour illustrer la puissance du sentiment, le praeceptor prend soin de mentionner un second déferlement de terreur sur Ariane lorsqu‘elle se retrouve devant le dieu : Et color et Theseus et uox abiere puellae378. Cette crainte constitue un obstacle à l‘amour que ressent Bacchus et qu‘il veut partager avec la jeune femme ; il entreprend donc de créer un climat dans lequel il sera en mesure de vaincre sa réticence et ainsi la persuader d‘accepter la relation.

Bacchus s‘y prend de deux façons pour convaincre Ariane de son amour pour elle et ainsi vaincre sa peur. Tout d‘abord, avant même de tenter une approche physique, Bacchus parle à Ariane dans le but de la rassurer sur ses intentions : il lui promet de l‘aimer et lui offre en échange de son accord un cadeau dont la valeur élégiaque a déjà été démontrée. Il l‘exhorte de plus à ne pas le craindre (Pone metum379), exposant du coup le type de relation qu‘il privilégie puisqu‘il n‘emploie pas sa puissance toute divine pour contraindre la jeune femme, mais tente plutôt de l‘intégrer à la relation suivant sa volonté à elle. Il se présente à

377 Ars, I, 536-537 : « Elle s‘évanouit de peur et sa voix s‘arrêta ; plus de sang dans ce corps privé de vie ». 378 Ars, I, 549 : « La jeune fille perdit tout à la fois les couleurs, le souvenir de Thésée et la voix ».

123 elle tel un homme épris d‘une femme, et cette condition d‘homme est soulignée du poète par la mention de l‘empreinte de ses pas sur le sol : imposito cessit harena pede380. L‘incarnation du dieu en homme doit de surcroît être intégrée au processus de séduction du dieu puisque cette forme lui permet d‘approcher la jeune femme en égal et contribue ainsi à créer un climat de confiance dans lequel la jeune femme se laissera approcher. Ce souci de Bacchus de ne pas effrayer la jeune femme par sa condition de dieu est aussi mentionné explicitement par le poète : après avoir parlé à Ariane, Bacchus marque son éloignement du statut divin en se distanciant d‘un de ses attributs, son char. Ovide indique en effet que le dieu ne veut pas que les tigres, symbole de sa puissance, n‘effraient Ariane : Dixit et e

curru, ne tigres illa timeret / Deisilit381. Maintenant près d‘elle, il la prend dans ses bras et l‘enlève : Inplicitamque sinu (neque enim pugnare ualebat) / Abstulit382.

La réussite de l‘entreprise de Bacchus383, dont la finalité est indiquée par Ovide selon la même terminologie que celle des Romains et des Sabines — un enlèvement — insiste sur la similitude de l‘intention — Ovide place en rejet le verbe indiquant l‘action d‘enlever (aufero) — tout en accentuant le contraste entre les deux procédés. Afin d‘approcher Ariane, Bacchus a usé de la parole et a réussi à persuader la jeune femme, qui entre alors dans la relation séduite et non pas effrayée et forcée. Cet état est alors souligné une dernière fois par Ovide lorsqu‘il décrit la couche sur laquelle le dieu et la jeune femme s‘unissent : Sic coeunt sacro nupta deusque toro384, cette dernière mention achèvant d‘illustrer la différence d‘approche entre les Romains et le dieu. Ainsi, la couche sacrée385 et non pas nuptiale met l‘emphase sur le type même de relation dans laquelle s‘engagent Ariane et Bacchus : une union basée sur la participation volontaire des deux partenaires. Cette description d‘une union librement consentie situe le couple Ariane / Bacchus dans la

380 Ars, I, 558 : « la trace de ses pas s‘imprime sur le sol ».

381 Ars, I, 557-558 : « Il dit et, de peur que les tigres n‘effraient Ariane, saute de son char ». On doit noter que

le rejet du verbe sur l‘autre vers tend à maximiser l‘éloignement que met Bacchus entre lui et les tigres et donc, une partie de sa puissance divine.

382 Ars, I, 559-560 : « il la sert contre sa poitrine et l‘enlève (en effet elle n‘aurait pu résister) ».

383 Le succès amoureux de Bacchus est suggéré dès le début de la rencontre du dieu et d‘Ariane puisque le

dieu est décrit selon les caractéristiques d‘un général lors d‘un triomphe : Iam deus in curru, quem summum

texerat uuis / Tigribus adiunctis aurea lora dabat (« Cependant, le dieu, sur son char, couronné de raisins,

lâchait les rênes dorées aux tigres qui le trainaient »).

384 Ars, I, 562 : « C‘est ainsi que sur la couche sacrée s‘unissent la jeune épousée et le dieu ». 385 De même, la présence d‘un chiasme dans le vers semble rapprocher un peu plus les amants.

catégorie de l‘exemplum positif, ce qui concorde avec le type de jeune femme auquel correspond Ariane : une puella d‘excellence telle que la conçoivent les élégiaques.