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II. Transposition des critères esthétiques élégiaques sur les héroïnes de l’Art d’aimer

2. L’art qui séduit : Vénus

Dans l‘épisode des amours de Mars et de Vénus, Ovide, nous l‘avons vu, met l‘accent sur l‘aspect adultère de la relation qu‘entretiennent les deux divinités ; le point culminant de la narration survient alors que les deux amants sont pris au piège dans les chaines installées par Vulcain, rendant ainsi leurs ébats publics223. Ce genre de récit correspond, selon certains critères, à un topos du mime, désigné sous le nom de mime de l‘adultère, et présente un triangle amoureux constitué d‘une femme, d‘un mari et d‘un amant. Ce trio, suivant le genre auquel il appartient, est bien sûr extrêmement stéréotypé :

[T]he elegant young gallant […] played by the archimimus ; the pretty, wanton, and clever girl, who finds no difficulty in tricking her husband […] ; and the husband himself, fat, stupid, bald-headed, and ugly, fit only to be made a mock of by the quick- witted pair of lovers224.

Les épisodes privilégiés par le mime ne semblent toutefois pas inclure de récit mythologique : « mythological burlesque, however, seems not to have been common feature in mime225 ». Il est toutefois un genre théâtral très proche du mime dans lequel on retrouve ce type de narration : la pantomime. Comme le note en effet M.-H. Garelli- François, ce genre de représentation, difficile à définir selon des critères stricts, « est avant tout mythologique » ; les thèmes principaux de la pantomime tendent « vers une extension

222 J. R. Jannot, « Enquête sur l‘enlèvement des Sabines », 1992, p. 135.

223 J.-C. Jolivet, dans son article « Les amours d‘Arès et d‘Aphrodite », 2005, p. 2, affirme que, chez Ovide,

l‘accent est porté sur la prise des amants par le mari pour sa charge comique : « C‘est en fait cette capture plus que l‘adultère en lui-même qui importe à Ovide, peut-être parce que, comme on va le voir, elle porte la charge comique de l‘épisode ».

224 R. W. Reynolds, « The Adultery Mime », 1946, p. 82. 225 J.-C. McKeown, « Augustan Elegy and Mime », 1979, p. 75.

à l‘ensemble de la mythologie et une prépondérance des thèmes merveilleux et gracieux ». Parmi la pluralité de thèmes mythologiques, la représentation des infidélités de Mars et de Vénus est un des plus récurrents et des plus populaires de la pantomime226.

Il est difficile de donner une description exacte et unique de la pantomime, nous l‘avons mentionné plus tôt, puisque ce genre partage des caractéristiques communes avec quelques catégories de représentation scénique telles que le mime et le théâtre  tragédie et comédie : on peut dire qu‘il s‘agit d‘un art de la scène dans lequel les protagonistes miment une histoire ou un épisode mythologique. De par l‘importance des mouvements du corps dans ce genre de représentation, la pantomime, qui, associée au théâtre par ses sujets, est liée au mime et à la danse pour ce qui est du mode de représentation : « Le spectateur d‘une pantomime avait le sentiment très net d‘assister à une représentation théâtrale et non, simplement, à de la danse » ; son exécution doit provoquer chez le spectateur l‘ὄςηο, « plaisir de la virtuosité, de l‘exactitude gestuelle, du charme et de la grâce227 ». Ces caractéristiques concordent bien sûr avec ceux de la poésie élégiaque, ce qui explique l‘engouement que suscita ce genre scénique, ainsi que le mime, chez ces poètes qui inclurent dans leurs œuvres des pantomimes « littéraires »228.

La pantomime, dont le mode de représentation est la danse, est caractérisée par la beauté et la précision de la représentation et connut à Rome une popularité non négligeable ; la qualité des représentations à l‘époque fera dire à Lucien, auteur de De

Saltatione, deux cents ans plus tard : « C‘est surtout à partir d‘Auguste, et non dès ses

débuts, qu‘elle a connu ses plus beaux développements229 ».

Lorsque nous observons les compétences artistiques qu‘Ovide attribue à Vénus, suivant les caractéristiques de la pantomime, nous constatons qu‘elles correspondent aux critères élégiaques d‘appréciation de la puella, en particulier ceux du praeceptor, et cela

226 M.-H. Garelli-François, « La pantomime, entre danse et drame », 2001, p. 242 et p. 238 qui ajoute : « Les

sujets qui, de loin, réapparaissent le plus fréquemment dans les textes sont les métamorphoses de Zeus / Jupiter, les amours de Mars et de Vénus ou le très populaire jugement de Pâris ». J.-C. Jolivet

corrobore cet énoncé dans son article « Les amours d‘Arès et d‘Aphrodite », p. 2 : « l‘un des épisodes les plus célèbres du répertoire de la pantomime, comme l‘indique le De Saltatione de Lucien ».

227 M.-H. Garelli-François, « La pantomime, entre danse et drame », 2001, p. 245 et p. 240.

228 À ce sujet, voir l‘article de J.-C. McKeown, « Augustan Elegy and Mime », 1979, p. 71-84, ainsi que

l‘article d‘É. Gavoille, « La comédie de l‘amour », 2009, p. 187-204.

77 principalement pour trois raisons. En premier lieu, puisque la pantomime connaît, avec son mode de représentation, un développement considérable à l‘époque d‘Ovide, il ne fait aucun doute que la prestation de Vénus, qui est précisément une pantomime, est dotée de

cultus ; en effet, puisqu‘elle incarne le climax d‘un art, sa perfection découle d‘une longue

pratique qui l‘éloigne de ce temps primitif où la représentation de la danse, comme c‘est le cas dans le mythe des Sabines, se résume à trois coups de pied sur le sol230. Ainsi, le contexte artistique dans lequel est présentée Vénus, empreint de cultus, correspond à l‘idéologie ovidienne de la création artistique.

De plus, la prestation est assurée par la déesse elle-même ; Vénus n‘est pas spectatrice, mais bien comédienne dans cet épisode. En effet, Ovide entreprend la narration de la digression par l‘explication de la situation amoureuse des protagonistes qui constituent le triangle amoureux type dont la définition a été donnée plus tôt : la jeune femme jouée par Vénus, le rôle de l‘amant est tenu par Mars et celui du mari ridicule par Vulcain. La représentation de la déesse débute alors qu‘elle se gausse des handicaps de son mari en compagnie de son amant ; dans sa moquerie, elle imite les difformités de son époux : A ! quotiens lasciua pedes risisse mariti / Dicitur et duras igne uel arte manus !231. En réaction à la performance de Vénus, Ovide ajoute, et ce point est crucial, une description de la déesse que nous avons déjà partiellement abordée dans la première partie de ce mémoire : decebat / Multaque cum forma gratia mixta fuit232. Précédemment, nous avions montré que la nature de la beauté de Vénus, la forma, était un critère recherché des élégiaques d‘autant plus que cette forma était agrémentée de multa gratia ; nous ajouterons ici que cette beauté exceptionnelle recherchée par les poètes est causée par sa prestation artistique, ce qui concorde avec l‘idée que l‘excellence de la pratique de l‘art chez les jeunes femmes contribue à provoquer chez le poète un sentiment puissant qui sera chanté à travers son œuvre. Ainsi, la démonstration des compétences artistiques de la déesse de l‘amour montre, une fois de plus, qu‘Ovide construit ce personnage selon les critères élégiaques de la femme idéale.

230 Ars, I, 112 : Ludius aequatam ter pede pulsat humum (« un baladin frappe trois fois du pied le sol

aplani »).

231 Ars, II, 567-568 : « Combien de fois, dit-on, la folâtre tourne en ridicule la boiterie de son mari et ses

mains durcies par le feu par son métier ! ».

L‘amour que porte le poète à la puella est inspiré notamment par la pratique et la connaissance des arts qui la distinguent, par son intelligence et ses compétences, des autres jeunes femmes. Ces qualités permettent, nous l‘avons vu, d‘augmenter l‘éclat d‘une beauté qui, dès lors, n‘est plus uniquement extérieure, mais aussi intérieure : cet aspect est particulièrement marqué dans le domaine des lettres puisque les connaissances littéraires de la jeune femme lui permettent d‘accéder à l‘univers du poète et ainsi, d‘intégrer son intimité. Ce dernier point est déterminant dans la présentation des composantes artistiques et morales de la puella puisque, nous le verrons brièvement, ses connaissances lui permettent de reconnaître la qualité de ce dont le poète lui fait don, des vers, et détermine du coup l‘intégrité amoureuse de la jeune femme.