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Une puella d’excellence : la femme dans l’élégie latine et sa transposition mythologique

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Academic year: 2021

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Une puella d’excellence

La femme dans l’élégie latine et sa transposition mythologique

Mémoire

Myriam Dumais-DesRosiers

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

La femme occupe une place centrale dans la poésie amoureuse augustéenne ; les trois grands élégiaques — Tibulle, Properce et Ovide — ainsi que leur prédécesseur Catulle ressentent un amour si grand pour la puella qu‘il devient le moteur de la création littéraire et, du coup, la jeune femme en incarne la muse. Ainsi, la beauté du corps de la puella, mais aussi celle de son esprit, compose la matière élégiaque et définit dans un même temps la femme idéale selon les poètes de l‘amour. Du fait de son statut de poète de l‘amour, Ovide reprend le canon élégiaque de la puella lorsqu‘il compose son recueil didactique l‘Art

d’aimer.

Ce mémoire étudie dans un premier temps la femme des élégies latines, ses caractéristiques physiques, intellectuelles et émotionnelles de même que sa capacité à s‘engager dans le type d‘union préconisé par les poètes amoureux. Ces éléments seront repris dans le cadre de l‘analyse des personnages féminins des digressions narratives de l‘Art d’aimer afin de montrer comment Ovide construit ses héroïnes mythologiques selon un exemplum positif ou négatif de la puella élégiaque.

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Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... v

Remerciements ... vii

Introduction ... 1

Chapitre I ... 13

Le corps : désir et réciprocité ... 13

I. Pulchra et formosa ... 14

1. Étymologies et représentations ... 14

2. Les élégiaques devant les référents à la beauté : expression de la beauté chez la femme et la déesse ... 16

II. Transposition des appellations élégiaques de la beauté sur les divinités de l’Art d’aimer ... 19

1. Calypso : une nymphe pulchra ... 19

2. La déesse de l’amour : une beauté dite forma ... 21

III. Tener et mollis ... 21

1. Les détails de la beauté ... 21

2. Tener : la délicatesse du corps ; mollis : incarnation d’un désir ... 23

IV. Transmission des critères élégiaques de la beauté aux personnages mythologiques de l’Art d’aimer ... 28

1. L’héroïne tenera. Ariane, porteuse d’un désespoir élégiaque... 28

2. Le consentement à la relation : Vénus et Ariane, les héroïnes molles ... 29

Chapitre II ... 33

Les artifices de la parure : le paradoxe élégiaque ... 33

I. La natura ... 34

1. Rejet de la recherche esthétique de la présentation ... 34

2. Pour une simplicitas esthétique... 37

3. L’apogée de la simplicitas : la nudité ... 40

II. Le cultus ... 42

1. L’art d’optimiser la nature ... 42

2. Un didactisme de la culture et de l’artifice ... 44

3. Cultus vs. cultor : une définition générique des rôles dans la relation amoureuse ... 46

III. Transposition des critères esthétiques élégiaques sur les héroïnes de l’Art d’aimer ... 49

1. Une recherche esthétique exagérée : Pasiphaé... 49

2. Une simplicitas excessive : l’exemple des Sabines et de Procris ... 51

3. L’exemple d’une parure élégiaque : Ariane et Vénus ... 55

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La femme, les arts et la vénalité ... 59

I. Les arts : la danse, la musique, les lettres ... 61

1. La musique et la danse ... 61

2. Les lettres ... 66

II. Transposition des critères esthétiques élégiaques sur les héroïnes de l’Art d’aimer ... 71

1. Une représentation artistique déficiente : les Sabines ... 71

2. L’art qui séduit : Vénus ... 75

III. Pureté de l’intention, pureté du sentiment ... 78

1. La vénalité ... 79

2. La suprématie de la poésie sur l’argent en contexte amoureux ... 81

IV. Transposition des critères sur les personnages mythologiques de l’Art d’aimer .. 84

1. Un don à saveur élégiaque et son acceptation ... 84

Chapitre IV ... 87

Relation amoureuse : le poète et la puella ... 87

I. L’union homme / femme selon les poètes augustéens de l’amour ... 88

1. Le mariage chez les poètes de l’amour ... 88

2. L’univers amoureux du poète élégiaque ... 96

3. La militia amoris et le seruitium amoris ... 99

4. La relation : base et fondement ... 107

II. Transposition des critères relationnels élégiaques sur les couples mythiques de l’Art d’aimer ... 119

1. Le sentiment pilier de la relation ... 119

2. L’amant mythique : entre épique et élégiaque ... 124

Conclusion ... 133

Des puellae d’excellence parmi les puellae délétères : une explication ... 143

Bibliographie ... 145

Index nominum ... 153

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Remerciements

Dans ce long processus que fut la rédaction de ce mémoire, de nombreuses personnes m‘ont apporté soutien et encouragements ; ce mot est pour vous, bien qu‘il ne puisse exprimer toute la gratitude que j‘éprouve à votre égard.

Il m‘importe d'abord de remercier ma famille, mon père Jean-Réal, ma mère Sylvie, ainsi que mon frère Jean-Philippe. Votre présence, votre soutien sans faille et vos encouragements furent pour moi un phare dans les moments de découragement indissociables de la rédaction d'un mémoire. L'achèvement de ce projet vous appartient.

J'aimerais aussi souligner la contribution extrêmement importante de mes collègues étudiants dans ma réflexion, en particulier mes chères colocataires du bureau 5251. Nos discussions riches et animées me fournirent de nombreuses pistes d'argumentation. Un merci particulier à Valérie Blais ; ton amitié est pour moi un honneur.

De même, monsieur Alban Baudou, qui dirigea ce mémoire, se doit de recevoir les remerciements les plus sincères pour l'aide qu'il m'apporta tout au long de ma rédaction. Son implication dans ce mémoire, son ouverture, sa grande disponibilité me donnèrent la confiance nécessaire à l'aboutissement de ce projet. Je remercie aussi les autres membres du jury, madame Sabrina Vervacke et madame Anne Salamon; à cette dernière, je souhaite exprimer toute ma gratitude pour la précieuse prélecture qu'elle effectua de mon mémoire et dont les commentaires judicieux me permirent de considérer mon travail sous un angle différent.

Enfin, à mon mari Victor, les mots ne sauraient exprimer toute ma gratitude à son égard puisque sans lui, rien de tout cela n'aurait été possible. Je lui dis donc simplement merci et je lui dédie, ainsi qu'à notre fils Thomas, ce mémoire.

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Introduction

L‘importance de la femme dans la poésie amoureuse augustéenne ne fait aucun doute dès lors que nous observons la place qu‘elle y occupe ; Catulle et les poètes élégiaques par la suite ont en effet composé pour la femme aimée, la puella, de nombreuses élégies emplies d‘exclamations admiratives vouées à souligner la singularité de sa plastique et de sa personnalité. La présentation exaltée de la puella affiche ainsi sa suprématie au sein de la gent féminine et explique du même coup l‘engouement que lui porte le poète. La relation que l‘auteur entretient avec la puella ainsi que les sentiments qu‘elle inspire insufflent alors la matière de la composition élégiaque1. Les descriptions de ces puellae, qu‘elles soient physiques, psychologiques ou intellectuelles, permettent de dresser un portrait relativement clair des éléments qui séduisent le jeune amant chez la femme dans un contexte amoureux selon les trois grands élégiaques que sont Tibulle, Properce et Ovide, et leur prédécesseur Catulle.

Grâce au statut de poète élégiaque que lui confèrent ses compositions (son recueil d‘élégies, les Amours, bien sûr, mais aussi son recueil épistolaire, les Héroïdes), Ovide acquiert, du moins l‘affirme-t-il, une expérience des usages de l‘amour — Vsus opus mouet

hoc : uati parete perito2 qui lui permettra de s‘attribuer le titre de praeceptor amoris — ego

sum praeceptor Amoris3 — fonction qu‘il s‘octroie dans l‘œuvre didactique l‘Art d’aimer. Enseignant à ses discipuli comment conquérir l‘être aimé, et ensuite comment se l‘attacher, Ovide emploie les méthodes propres au corpus didactique pour exposer son ars amandi, notamment l‘exemplum : il s‘agit d‘illustrer l‘enseignement prodigué en donnant des exemples du comportement à adopter tirés de la mythologie, des dieux et des héros. Dans l‘Art d’aimer, l‘exemplum se présente de deux manières : on trouve en premier lieu la forme courte, dans laquelle une brève explication, voire une simple mention du personnage mythologique, permet au lecteur de comprendre la conduite suggérée ; il existe de même

1 Il est bien sûr possible de douter de ce sentiment amoureux dont les poètes élégiaques affirment souffrir.

P. Veyne, dans son livre L’élégie érotique romaine, 1983, réfute l‘aspect historique potentiel de ces femmes pour les reléguer au plan de la création littéraire au même titre que les poèmes desquels elles sont issues.

2 Ovide, Art d’aimer, I, 29 : « C‘est l‘expérience qui me dicte cet ouvrage : écoutez un poète instruit par la

pratique » (Les traductions des œuvres ovidiennes composées en distiques dactyliques les Amours et l‘Art

d’aimer sont le fait d‘H. Bornecque).

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une forme longue, véritable mise en abîme de la narration principale : ce type d‘exemplum peut s‘étendre sur plus de soixante-dix vers et raconter un épisode entier d‘un récit mythologique4.

Une première lecture du recueil didactique nous permet de constater une forte prédominance du personnage mythologique féminin dans les exempla à forme longue. En effet, des huit digressions narratives que l‘on retrouve dans l‘Art d’aimer (nous rencontrons dans l‘ordre l‘enlèvement des Sabines, Pasiphaé et le taureau, Ariane abandonnée par Thésée, Achille et Déidamie, Dédale et Icare, Ulysse et Calypso, les infidélités de Mars et de Vénus et enfin, Céphale et Procris), sept présentent un personnage féminin5 ; nous remarquons de plus que la structure narrative met précisément l‘accent sur ce personnage féminin, le plaçant au premier plan de l‘épisode mythologique où nous le retrouvons. Cette préférence générique dans la construction des exempla contenus dans l‘Art d’aimer, à laquelle l‘allégeance élégiaque de l‘auteur ne doit pas être étrangère, pose une question supplémentaire à savoir si le choix des caractéristiques physiques et intellectuelles dans l‘élaboration des personnages mythologiques féminins ne proviendrait pas lui aussi des critères élégiaques de la présentation de la femme.

Ainsi, l‘Art d’aimer, bien que didactique, est tributaire du contexte de l‘élégie puisqu‘il est le résultat de la transformation du poète amoureux en praeceptor amoris. Les femmes tiennent une place importante dans ce recueil et leurs caractéristiques sont, en de nombreuses occasions, à rapprocher de celles des puellae élégiaques. De plus, le support pédagogique qu‘est l‘exemplum n‘échappe pas à cette affiliation à l‘idéal féminin proposé par l‘élégie ; Ovide manipule et transforme son matériau mythologique afin de le conformer au type d‘enseignement promulgué, l‘amour élégiaque.

Ce mémoire se propose d‘étudier la figure féminine élégiaque contenue dans les élégies d‘amour de Catulle6, Tibulle, Properce et Ovide en lien avec les héroïnes

4 À ce sujet, voir l‘article de P. Watson « Mythological Exemplum in Ovid‘s Ars Amatoria »,1983, p.

117-126. Bien que l‘étude de P. Watson se concentre sur les exempla à forme courte, elle donne une brève explication des deux types d‘exemplum retrouvés dans l‘Art d’aimer.

5 En effet, seul l‘épisode de Dédale et Icare ne contient aucun personnage féminin.

6 Nous jugeons judicieux d‘inclure Catulle dans ce corpus, du fait de l‘influence qu‘il eut sur les trois

élégiaques augustéens (influence si grande que les chercheurs modernes l‘incluent naturellement dans leurs études sans toujours chercher à justifier sa présence).

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3 mythologiques des digressions narratives de l‘Art d’aimer afin d‘établir, dans un premier temps, les critères d‘une puella idéale selon les poètes augustéens de l‘amour, pour ensuite déterminer l‘influence qu‘eut une telle représentation de la femme sur la construction ovidienne des personnages mythologiques féminins de l’Art d’aimer. L‘étude parallèle des personnages féminins, puellae et héroïnes, nous permettra de montrer comment Ovide adapte les personnages mythologiques féminins de ses digressions narratives afin de les conformer aux caractéristiques de la puella et de définir, par l‘exemple, la femme idéale. Toutefois, un avertissement est toujours de mise lorsque nous travaillons sur un texte comme celui d‘Ovide : ce poème didactique à saveur amoureuse est fortement empli d‘humour et d‘ironie. Il est donc important de tenir compte de ces deux facteurs qui influenceront forcément les résultats d‘une analyse telle que la nôtre.

Notre problématique contenant deux volets principaux, soit la femme dans la poésie élégiaque et les digressions narratives mythologiques de l‘Art d’aimer, nous avons jugé judicieux de diviser en deux l‘état de la question. Cela nous permettra de bien distinguer les deux parties à l‘étude dans le but d‘élaborer un recensement des recherches effectuées de façon efficace et concise.

1. Études portant sur la femme dans la poésie élégiaque

Les poètes élégiaques augustéens intéressèrent de nombreux chercheurs ; aussi trouve-t-on une pluralité d‘études portant sur l‘un ou l‘autre de ces auteurs. La question du traitement du personnage féminin est un aspect qui a suscité beaucoup d‘intérêt chez les spécialistes de ce corpus. De nombreux ouvrages généraux ainsi que des recherches plus spécialisées furent réalisés sur le sujet ; devant l‘immensité de la tâche qu‘occasionnerait une recension exhaustive de ce corpus, nous avons choisi de ne présenter dans cet état de la question que les œuvres les plus importantes et les plus pertinentes pour ce mémoire. De plus, nous exclurons de cette présentation les œuvres portant sur une puella en particulier, pour ne nous intéresser qu‘aux recherches analysant toutes les puellae afin d‘en dégager les caractéristiques s‘appliquant à l‘ensemble7.

7 Il est important ici de rappeler l‘étude de P. Veyne, citée précédemment en note 1, dont le caractère

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Les conclusions des études portant sur la femme dans la poésie élégiaque s‘accordent toutes sur l‘importance octroyée à la puella et sur l‘archétype qui en découle (S. Lilja, The Roman Elegist Attitude to Women, 1965 ; J. P. Hallet, « The Role of Women in Roman Elegy : Counter-Cultural Feminism », 1973 ; J.-M. André, « Les élégiaques et le statut de la femme », 1980 ; J.-F. Berthet, « La femme dans l‘élégie latine », 1985).

Parmi les autres recherches, la thèse de doctorat de Sylvie Laigneau, La femme et

l’amour chez Catulle et les élégiaques augustéens parue en 1999, est non seulement la plus

récente, mais aussi celle qui nous semble être la plus complète. Cet ouvrage, dans un premier temps, expose de façon claire et exhaustive les caractéristiques communes de la

puella chez chacun des élégiaques, autant physiques que psychologiques ; dans le deuxième

volet, l‘auteure évalue la possibilité de la présence historique d‘une telle femme à l‘époque augustéenne. L‘étude de S. Laigneau tend à démontrer le statut privilégié, voire divinisé, de la femme dans la poésie élégiaque. En effet, la femme est perçue comme l‘élément initiateur de la création littéraire, et peut ainsi être comparée à la muse. Son emprise sur le poète est si importante que les rôles génériques usuels du couple sont inversés, la puella se retrouvant aux commandes de la relation ; sa description physique et intellectuelle sera donc à la hauteur de son statut.

S. L. James, auteure de Learned Girls and Male Persuasion. Gender and Reading in

Roman Love Elegy paru en 2003, consacre aussi ses recherches à la figure féminine dans les

élégies, se concentrant toutefois plus particulièrement sur les compétences intellectuelles et artistiques de la jeune femme. En effet, son analyse porte sur le concept de la docta puella ce qui l‘amène à aborder la relation qu‘elle entretient avec la poésie et l‘argent. L‘approche de S. L. James se démarque des études portant habituellement sur la puella dans la poésie élégiaque du fait qu‘elle s‘intéresse à la femme comme personnage à part entière et non pas comme représentation du désir masculin. D‘autres chercheurs avant elle avaient analysé cet aspect important de la femme élégiaque, notamment S. laigneau (« Loisir et culture de la historique de ces fameuses puellae ; bien sûr, la communauté des chercheurs s‘intéressant à ce sujet

s‘empressa de récuser ses arguments (nous pensons, entre autres, à S. Laigneau dans sa thèse de doctorat La

femme et l’amour chez Catulle et les Élégiaques augustéens parue chez Latomus en 1999). Nous nous

contentons de mentionner ici cette étude puisque son propos, la validité historique de la puella, n‘a aucun impact sur l‘étude des caractéristiques littéraires de la femme élégiaque que nous proposons d‘effectuer.

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5 femme chez Catulle et les poètes élégiaques », 1994) et T. Leary, (« The Intellectual Accomplishments of the Elegiacs Women », 1993).

La personnalité de la puella ainsi que son intelligence constituent un élément crucial de la présentation élégiaque de la femme et n‘échappa pas aux chercheurs s‘intéressant à la

puella. S. L. James rédigea encore deux articles sur la question de la femme érudite dans la

poésie élégiaque, plus précisément sur ses capacités oratoires (« Ipsa dixerat », 2010), ainsi que sur sa probable vénalité (« The Economics of Roman Elegy : Voluntary Poverty, the

Recusatio and the Greedy Girl », 2001).

M. Myerowitz-Levine effectua pour sa part une étude plus précise sur le sujet en se concentrant sur le personnage féminin de l‘Art d’aimer. Cet article « The Women of Ovid‘s ―Ars Amatoria‖. Nature or Culture ? » paru en 1981 se concentre néanmoins uniquement sur la femme en tant qu‘être réel sans aborder la question des héroïnes mythologiques de cette même œuvre. En ce sens, cette approche, bien qu‘elle nous aide à mieux saisir la composante féminine de l‘Art d’aimer, ne correspond pas à notre question de recherche dans la mesure où elle exclut les récits mythologiques de son analyse. Devant l‘absence de recherche sur les personnages féminins des digressions narratives de l‘Art d’aimer, la consultation d‘études traitant de la mythologie dans ce poème didactique devient essentielle.

2. Études portant sur les digressions narratives de l‘Art d’aimer

Le cadre narratif dans lequel évoluent les personnages féminins des digressions narratives de l‘Art d’aimer est le récit mythologique. Cependant, contrairement aux études traitant de la femme évoquées précédemment, il n‘est possible de trouver qu‘un nombre restreint d‘ouvrages consacrés au contenu mythologique de l‘Art d’aimer ; on peut certainement évoquer à ce sujet l‘attirance exercée par un recueil tel que les

Métamorphoses sur des chercheurs férus de mythologie. Une étude des mythes contenus

dans l‘Art d’aimer et son intention avouée d‘éducation amoureuse peut sembler inappropriée, s‘il est considéré hors d‘un contexte didactique : dès lors, la majorité des études traitant des récits mythologiques de l‘Art d’aimer aborde cet aspect pédagogique ; il

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nous faudra d‘ailleurs également nous-même dans notre mémoire montrer la pertinence d‘une approche élégiaque de ces digressions narratives qui se veulent instructives.

Les chercheurs qui se sont penchés sur la question des digressions narratives dans l‘Art d’aimer se sont entre autres intéressés à l‘évaluation de la pertinence du récit mythologique en tant qu‘exemplum dans l‘œuvre didactique. Puisqu‘elles approchent cette œuvre selon le même aspect, la majorité de ces recherches aboutit au même résultat : l‘inadéquation de l‘exemplum avec la matière enseignée (J.-M. Frécaut, « L‘épisode de Pasiphaé dans l‘Art d’aimer » et « Une scène ovidienne en marge de l‘Odyssée, Ulysse et Calypso [Art d’aimer 123-124] », 1983 ; W. S. Anderson, « The Example of Procris in the

Ars Amatoria », 1990). Il est important ici d‘aborder plus précisément un article traitant des exempla dans l‘Art d’aimer : celui de P. Watson « Mythological Exempla in Ovid‘s Ars Amatoria » paru dans la revue Classical Philology en 1983. En effet, P. Watson étudie les exempla du poème d‘Ovide selon le même point de vue que Frécaut et Anderson, mais, ne

se contentant pas de relever l‘incongruité du procédé, elle analyse cette inadéquation en l‘associant à une volonté d‘ironie du poète. Ce trait d‘esprit est perçu par P. Watson comme étant une preuve du jeu littéraire qu‘Ovide pratique tout au long de son œuvre ; la volonté ludique contrasterait avec le sérieux de la démarche didactique énoncée au départ. Ces conclusions ouvrent la voie à une approche autre que didactique de l‘Art d’aimer.

Certains chercheurs se sont aussi intéressés aux mythes contenus dans l‘Art d’aimer selon un angle élégiaque, mais presque toujours de façon singulière et isolée. Deux auteurs se sont penchés plus particulièrement sur le mythe d‘Ariane, exposant chacun l‘influence du Carmen LXIV de Catulle dans la représentation de la fille de Minos chez les élégiaques. G. H. Gardner, dans son article « Ariadne‘s Lament : the Semiotic Impulse of Catullus 64 » paru en 2007, tend à montrer que la représentation du personnage d‘Ariane dans le poème catullien a influencé la construction élégiaque de la puella. H. Gardner affirme que l‘importance accordée à Ariane dans les élégies serait le fait de la situation de la jeune femme : un abandon dans un cadre restrictif, isolé et inconnu, où le désespoir amoureux d‘Ariane est le plus à même d‘être représenté. Cette réclusion et cet abattement doivent, selon H. Gardner, être associés à la figure du poète élégiaque, rejeté par la puella et par la société à laquelle il appartient. A. Foulon, dans son article « Ariane abandonnée : sur

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7 quelques réécritures élégiaques du poème 64 de Catulle » (2002), prenant comme point de départ le récit de Catulle, dresse un tableau pertinent et complet de l‘évolution du traitement mythologique (uariatio) de l‘épisode d‘Ariane abandonnée par Thésée à travers les œuvres d‘Ovide ; sont étudiés dans cet article les récits extraits des Héroïdes, de l‘Art

d’aimer ainsi que des Fastes.

Un seul auteur s‘est penché sur la représentation de l‘épisode des infidélités de Mars et de Vénus dans l‘Art d’aimer : J.-C. Jolivet, dans son article « Les Amours d‘Arès et d‘Aphrodite, la critique homérique et la pantomime dans l‘Ars Amatoria » paru en 2005, entreprend une étude comparative de la réception du mythe dans les œuvres homérique et ovidienne. Dans son étude, J.-C. Jolivet s‘attarde plus particulièrement sur un extrait du mythe : la découverte par les dieux de l‘Olympe des deux amants pris au piège ainsi que le discours tenu par deux d‘entre eux au sujet de leur trouvaille ; ce passage chez Homère ayant provoqué la rédaction de nombreuses scholies du fait de sa teneur jugée grivoise, ces textes occupent aussi les recherches de J.-C. Jolivet. La comparaison des deux passages a permis de souligner la différence de traitement d‘un même mythe dans deux œuvres et de mettre en lumière l‘originalité de l‘épisode dans l‘œuvre d‘Ovide.

Continuant dans la lignée de l‘approche comparative, nous dénombrons un ouvrage consacré aux héroïnes crétoises — Pasiphaé, Ariane et Phèdre — où la présentation des héroïnes Pasiphaé et Ariane dans l‘Art d’aimer est comparée à celle d‘autres auteurs. R. Armstrong, dans Cretan Women, ouvrage publié en 2007, analyse dans un premier temps la présentation du personnage ovidien de Pasiphaé, le comparant à celui que l‘on retrouve dans les Bucoliques de Virgile. Elle reprend l‘exercice avec le personnage d‘Ariane, exposant la présentation catullienne suivie de celle d‘Ovide, mais étudiant cette fois-ci, comme le fit A. Foulon avant elle, tous les passages ovidiens écrits en distiques dactyliques dans lesquels est raconté l‘abandon de la fille de Minos (les Héroïdes, l‘Art

d’aimer, les Fastes). De la comparaison de R. Armstrong se dégage le pendant élégiaque du

recueil didactique ; cette essence élégiaque perçue dans l‘Art d’aimer est suggérée à de nombreuses reprises sans toutefois être analysée en profondeur puisque l‘objet de la recherche de R. Armstrong consiste spécifiquement en la comparaison d‘un même mythe dans différents corpus. Aussi ne retrouvons-nous que de très rares références au corpus

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élégiaque dans son argumentation et lorsque tel est le cas, la comparaison ne s‘effectue qu‘avec l‘œuvre élégiaque d‘Ovide. Par conséquent, quoique près de notre champ d‘études, l‘ouvrage de R. Armstrong ne répond pas complètement à notre problématique.

Enfin, nous ne pouvons noter qu‘un ouvrage abordant les digressions narratives de l‘Art d’aimer dans leur ensemble : The Revelancy of the Mythological Episodes of Ovid’s Ars Amatoria, mémoire entrepris par J.-D. McLaughlin et déposé en 1975 à l‘Université Ann Arbor au Michigan. Dans cette étude, l‘auteur n‘analyse pas les digressions en elles-mêmes, mais plutôt les procédés d‘intégration de ces récits dans la diégèse principale. Elle n‘apporte donc qu‘un faible éclairage sur les composantes mythologiques des digressions narratives de l‘Art d’aimer.

L‘élaboration de cet état de la question nous a permis de mettre en évidence plusieurs éléments. En premier lieu, bien que de nombreuses études discutent de la femme et de sa place dans l‘élégie, une seule aborde les personnages féminins de l‘Art d’aimer et date de trente ans ; ensuite, l‘unique œuvre portant sur l‘ensemble des digressions narratives du poème didactique d‘Ovide, tout aussi ancienne, aborde ces mythes sous un angle structural puisque l‘auteur veut analyser les mécanismes d‘enchaînements de ces digressions avec le reste du récit et non pas les digressions elles-mêmes ; de plus, nous avons vu qu‘aucune étude n‘analyse les personnages mythologiques féminins contenus dans les digressions narratives de l‘Art d’aimer de façon globale, observant un personnage ou un épisode de façon isolée. Enfin, aucun chercheur ne semble s‘être intéressé à la comparaison de l‘héroïne mythologique dans l‘Art d’aimer avec ce que nous soupçonnons être son modèle : la puella élégiaque. Force est donc de constater que très peu de chercheurs ont tenté de comprendre les rouages de ces digressions qui constituent pourtant un support important du contenu narratif de l‘Art d’aimer : nous pouvons ainsi affirmer l‘originalité de cette section de notre sujet qui semble avoir été négligée par les chercheurs.

Par ailleurs, nous pensons fermement que l‘analyse de ces digressions narratives par le médium qu‘est la femme contribuera à l‘acquisition d‘une connaissance plus approfondie d‘une œuvre dont le classement générique reste problématique. En effet, puisqu‘Ovide revendique pour son œuvre un statut didactique, nous croyons pertinent d‘aborder cette

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9 même œuvre par un des procédés par excellence de la poésie didactique : l‘exemplum. Gardant à l‘esprit que la figure principale de toutes ces digressions, sauf une, est une femme, nous tenons peut-être là une clé de compréhension de l‘œuvre : le poeta amoris se déguisant en praeceptor amoris afin d‘inciter les jeunes femmes à se conformer au type d‘amour qu‘il privilégie, l‘amour élégiaque.

La méthode que nous préconisons afin de répondre à notre problématique est une approche littéraire fondée sur des commentaires de texte et, ponctuellement, sur des analyses lexicales ; nous procèderons en effet à une étude du texte, prenant comme point central le personnage féminin du corpus élégiaque, la puella, et celle du corpus didactique, l‘héroïne mythologique des digressions narratives. Dans un premier temps, notre méthodologie sera thématique ; nous étudierons donc les aspects relatifs au personnage féminin en les regroupant par thèmes. Nous croyons cette approche pertinente puisqu‘elle nous permettra d‘établir un tableau complet et précis des caractéristiques des puellae des élégies ainsi que l‘environnement dans lequel elles interagissent. La Lesbie des Carmina de Catulle, la Délie et la Némésis des Élégies de Tibulle8, la Cynthie des Élégies de Properce

ainsi que la Corinne des Amours d‘Ovide constitueront notre matériau d‘analyse dans le but de déterminer les caractéristiques féminines — physique, personnelle, intellectuelle — considérées comme séductrices dans un contexte amoureux selon les poètes augustéens de l‘amour.

Une fois cette liste de critères féminins idéaux établie, nous serons en mesure d‘entreprendre la deuxième partie de notre analyse : la comparaison de la construction des héroïnes mythologiques des digressions narratives de l‘Art d’aimer avec celle de la femme élégiaque. Ainsi nous observerons plus attentivement les personnages du recueil didactique que sont les Sabines, Pasiphaé, Ariane, Déidamie, Calypso, Vénus et Procris dans le but de comprendre comment Ovide, par le biais de l‘idéologie élégiaque, construit ses héroïnes mythologiques afin de les faire correspondre, selon la visée didactique de l‘auteur, à une

puella délétère, ou au contraire, d‘excellence.

8 Bien que ce mémoire porte sur la présentation de la puella, nous inclurons, lorsque cela sera pertinent,

l‘analyse du personnage de Marathus dans la mesure où certaines de ses caractéristiques nous renseignent sur divers aspects séducteurs selon la conception élégiaque.

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Les deux approches méthodologiques ne seront pas entreprises séparément, mais de façon simultanée dans chacun des chapitres de ce mémoire ; d‘abord, parce que le rapprochement des résultats permettra une meilleure perception des conclusions, et ensuite, parce qu‘une telle ordonnance devrait nous permettre d‘éviter une certaine redondance dans la présentation des éléments.

La présentation des caractéristiques féminines élégiaques et la comparaison du modèle établi avec les héroïnes de l‘Art d’aimer s‘effectueront en deux parties. D‘abord, nous nous pencherons sur la présentation physique de la puella et nous diviserons les thèmes traités en deux sections. Notre première analyse se concentrera en particulier sur la façon d‘exprimer la beauté selon les poètes augustéens de l‘amour ; nous observerons notamment le vocabulaire employé pour qualifier le corps de la puella selon le désir qu‘il suscite. L‘étude de la terminologie désignant la beauté comme expression globale ainsi que la désignation spécifique de certaines parties du corps par un choix d‘adjectifs précis nous occupera dans cette section. Dans un second temps, nous examinerons plus attentivement les exigences esthétiques des poètes élégiaques ; pour ce faire, nous extrairons les composantes exposées dans l‘expression du désir ou les plaintes des auteurs devant la présentation de la puella. Nous analyserons plus précisément l‘importance de l‘axe natura / cultus dans le développement esthétique de la puella et en exposerons la perception propre à chacun des élégiaques. Une fois couverts chacun de ces deux aspects, physique et esthétique, de la représentation physique idéale, nous serons en possession d‘un échantillon suffisamment complet pour être comparé à la construction physique des héroïnes mythologiques de l‘Art d’aimer.

Dans la deuxième partie de ce mémoire, une nouvelle fois divisée en deux, nous nous attacherons d‘abord aux descriptions concernant la personnalité de la jeune femme, notamment ses compétences artistiques et intellectuelles. Nous verrons que les auteurs d‘élégies, bien que considérant la beauté physique de la puella d‘une grande importance, ne tiennent une femme pour totalement attirante que si elle présente des compétences artistiques très développées. En effet, l‘expression de leur amour pour la jeune femme prend une tournure passionnée dès lors que sont décrites les habiletés de la jeune femme, que ce soit au chant ou à la danse. L‘intelligence et la connaissance littéraire ne devant pas

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11 être négligées, nous montrerons que ces critères achèvent de conquérir le poète qui, une fois séduit, se consacre à la jeune femme ainsi qu‘à la poésie, témoin de leur amour. L‘étude de cette union si particulière conclura notre présentation de la femme dans la poésie élégiaque ; la conception de la relation traditionnelle opposée aux préceptes élégiaques de la relation amoureuse mettra en lumière l‘originalité de la perception élégiaque de l‘amour. Nous en examinerons les caractéristiques, notamment la militia amoris et le seruitium

amoris, afin d‘en disséquer les fondements et du même coup expliquer la représentation de

la relation homme / femme que nous retrouvons développées dans ce qui nous semble être un univers parallèle où les idéaux élégiaques tiennent la première place en importance. Nous terminerons par la présentation de la notion de fides dont les élégiaques ont fait un fondement essentiel à l‘établissement et la justification de la relation dans laquelle ils s‘engagent avec la puella. Les caractéristiques artistiques ainsi que les composantes relationnelles des puellae seront employées pour vérifier, dans un premier temps, la concordance des compétences artistiques dans la description de la puella et de l‘héroïne, et ensuite, pour valider les résultats de cette étude comparative puisque nous considérons que l‘héroïne dont la description correspond à celle d‘une puella d‘excellence devra être engagée avec un jeune amant dans une relation à connotation élégiaque.

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Chapitre I

Le corps : désir et réciprocité

Si l‘on peut reconnaître une quête quasi spirituelle de l‘idéal amoureux et du bonheur sentimental de la part des poètes élégiaques, la composante physique n‘en est pas absente pour autant, bien au contraire. Le corps de la femme tient ainsi une place essentielle au cœur des relations et de leur description ; il présente plusieurs caractéristiques que l‘on retrouve autant chez Catulle que chez les poètes augustéens de l‘amour. Une liste de critères corporels, positifs et négatifs, peut ainsi être dressée et son élaboration nous permet de comprendre ce qu‘est le corps de la puella idéale selon ces poètes amoureux : « Saisi d‘admiration devant la beauté du corps de leur maîtresse, les poètes élégiaques nous en proposent, au fil de leurs œuvres, une ―géographie amoureuse‖9 ». Ce canon de la beauté sera repris par Ovide dans sa trilogie didactique et notamment dans l‘Art d’aimer.

Dans cette œuvre, nous avons vu qu‘Ovide revendique le statut de praeceptor en se prévalant de son expérience en tant que poète élégiaque ; la connaissance tirée de son usus amoureux (Vsus opus mouet hoc ; uati parete perito10) nous autorise donc à établir le transfert des critères physiques idéaux de la puella élégiaque aux jeunes femmes qui se trouvent dans l‘Art d’aimer. Ainsi, sa pratique de la poésie amoureuse permet d‘expliquer pourquoi la construction des personnages féminins de l‘Art d’aimer est si semblable aux descriptions effectuées par les auteurs élégiaques.

On doit noter que cette adhésion aux critères physiques ne s‘applique pas uniquement aux jeunes femmes anonymes de l‘Art d’aimer, mais s‘étend aussi aux héroïnes des digressions narratives du poème. En effet, ces épisodes mythologiques sont employés à titre d‘exemplum dans l‘œuvre didactique du poète : les personnages féminins servant à appuyer l‘argumentation du poète sont présentés selon les particularités physiques prisées ou rejetées par les poètes élégiaques. Leur présentation matérielle, pourrait-on dire, permet à Ovide d‘élaborer un enseignement parallèle de l‘image idéale d‘une jeune femme.

9 S. Laigneau, La femme et l’amour, 1999, p. 36.

10 Ovide, Art d’aimer, I, 29 : « C‘est l‘expérience qui me dicte cet ouvrage : écoutez un poète instruit par la

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Nous verrons plus précisément dans cette section en quoi les caractéristiques corporelles de ces héroïnes mythologiques correspondent à celles des puellae chantées dans les recueils d‘élégies. Une analyse des termes utilisés pour qualifier les puellae nous permettra de mettre en lumière les composantes physiques qu‘elles partagent avec les héroïnes mythologiques de l‘Art d’aimer. Nous nous pencherons sur deux champs sémantiques en particulier pour illustrer notre propos : le premier aborde la terminologie employée pour décrire la beauté du corps pris dans son ensemble et expose les différences sémantiques des adjectifs pulcher et formosus ainsi que du substantif forma — sur lequel est formé l‘adjectif formosus11 ; le second traite de l‘utilisation des adjectifs tener et mollis (dans le cas de ce dernier, nous inclurons l‘adverbe molliter) valorisés par les poètes de l‘amour pour qualifier les membres de la puella.

I. Pulchra et formosa

1. Étymologies et représentations

Une caractéristique essentielle à la puella est bien sûr la beauté ; Catulle et les élégiaques s‘entendent tous pour dire que leur amie est une très belle femme, voire la plus belle des femmes12. Sa beauté est chantée à travers les élégies, parfois maudite, souvent louée puisqu‘elle est l‘instigatrice du dévouement du poète : comme le note S. Laigneau, « la beauté de leur amie, qui est la raison et la justification première de leur sentiment pour elle, traverse donc l‘œuvre des poètes élégiaques comme un leitmotiv13 ».

Pour qualifier la beauté, l‘auteur remarque en outre que pulcher et formosus14 sont les deux adjectifs latins les plus utilisés mais qu‘une nuance de sens est cependant perceptible entre ces deux termes. En effet, formosus a le sens premier de « bien fait », « fait au moule » prenant par la suite la signification de « bien fait, beau », qualifiant ainsi

11 Voir à ce sujet l‘étude de P. Monteil, Beau et laid, 1964, p. 23-69.

12 Voir Ovide, Amours, I, 8, 25 et 27 : nulli tua forma secunda est / Tam felix esses quam formonsissima,

uellem. « En beauté, tu ne le cèdes à personne / je voudrais te voir aussi fortunée que tu es belle entre les

belles ».

13 S. Laigneau, La femme et l’amour, 1999, p. 19.

14 Bien que nous soyons consciente de l‘importance de la contrainte métrique que rencontraient les poètes

dans leur création, nous n‘aborderons pas cette question dans le cadre de cette étude puisqu‘elle ne semble pas avoir ici d‘impact réellement marquant.

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15 spécifiquement le corps, alors que pulcher a une valeur plus abstraite, moins physique. O. Duchacek abonde dans ce sens lorsqu‘il donne la définition du terme forma15 :

Le mot forma lui-même peut avoir non seulement le sens « forme », mais par ennoblissement ou par ellipse de pulchra forma dans le langage affectif, « belle forme » d‘où, par abstraction « beauté », et surtout en parlant du corps humain […]16.

De plus, comme L. Delatte le rapporte dans son étude des mots clés chez Tibulle et Properce, formosus porte en lui le sens de beauté sans apprêt : « Formosus expresses formal beauty (forma), physical beauty, but without artifice17 ». Cet élément esthétique est très important pour les élégiaques, notamment pour Properce, et nous verrons comment ceux-ci l‘exposent dans la seconde partie de cette étude. L‘aspect incarné de la beauté est donc représenté par formosus et tend à désigner la beauté de la femme du point de vue du corps en accentuant l‘aspect charnel : « formosus appliqué à une femme, indique clairement que celle-ci possède la forma, la beauté du corps18 ». Son application à la gent féminine n‘est pas anodin, car il sous-entend le désir que ressent celui qui l‘utilise :

Appliqué à une femme, formosus s‘accompagne toujours d‘une valeur érotique, plus ou moins nettement affirmée. Jamais une femme n‘est dite formosa qui ne plaise ou ne veuille plaire, qui n‘éveille ou ne satisfasse le désir d‘un homme19.

Au contraire, pulcher désigne une beauté dont les composantes sont plurielles : Il s‘agit d‘une beauté parfaite, d‘un degré où l‘homme, sur tous les plans, se réalise pleinement. […] [Ê]tre pulcher, c‘est connaître, sur le plan esthétique, la réussite ; c‘est apparaître comme l‘individu favorisé  que cette faveur soit due à une bénédiction divine ou au travail de l‘homme sur lui-même  qui s‘accomplit à la fois physiquement, moralement, dans la vie professionnelle, etc…20

15 Il est important de noter que le terme forma se rapproche du terme κνξθή : « […] κνξθή, en grec

posthomérique, désigne non une forme quelconque, mais par excellence le corps humain, conçu non comme substance, mais comme apparence délimitant de l‘extérieur une matière ; d‘où le sens de silhouette, stature » (P. Monteil, Beau et laid, 1964, p. 28). Le rapprochement du terme forma avec κνξθή (plutôt dû au contexte d‘utilisation qu‘à l‘« étymologie » évoquée par P. Monteil, Beau et laid, 1964, p. 27-34]) expliquerait l‘aspect incarné de la beauté qu‘il définit puisqu‘il tire son origine d‘un substantif désignant le corps ; il est par conséquent logique que l‘adjectif qui s‘y rattache, formosus, contienne en lui-même cette nuance matérielle.

16 O. Duchacek, « Champ conceptuel de la beauté », 1963, p. 109. 17 L. Delatte, « Key Words and Poetics Themes », 1967, p. 38. 18 P. Monteil, Beau et laid, 1964, p. 48.

19 P. Monteil, Beau et laid, 1964, p. 49. 20 P. Monteil, Beau et laid, 1964, p. 99.

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Pour constater que quelque chose est beau, on peut employer pulcher dans toutes les situations et dans n‘importe quel contexte. Cet adjectif peut qualifier les êtres […], les parties du corps […], les choses […], les lieux […]21.

La polysémie du mot pulcher expose une notion de la beauté beaucoup plus générale que celle représentée par le mot formosus et le substantif forma ; cela a pour effet de ne pas attirer l‘attention sur un élément singulier, le corps, mais sur plusieurs à la fois et par conséquent, l‘accent n‘est pas porté sur le désir du corps, mais sur la beauté de l‘être en tant qu‘individu dans sa totalité.

Nous relevons enfin un dernier terme employé par les élégiaques associé à la qualification de la beauté : l‘adjectif bellus. Ce qualificatif, lorsqu‘il est employé pour désigner un caractère esthétique, ne comporte pas, contrairement aux deux adjectifs mentionnés plus haut, l‘idée de beauté absolue, mais plutôt une « idée de beauté passable, d‘un degré de beauté tout juste suffisant pour que l‘on puisse parler de beauté22 ». Ainsi,

bellus contient une nuance diminutive marquant un degré de beauté moindre, voire risible :

« De Plaute à Pétrone, on observe toute une série de passages où bellus, qualifiant une femme ou plus rarement un homme, fait bien allusion à sa beauté, mais la traite de façon dédaigneuse23 ». Son utilisation, bien que moins fréquente que formosus et pulcher, n‘est jamais anodine, comme nous le verrons un peu plus loin dans un exemple tiré de Catulle. 2. Les élégiaques devant les référents à la beauté : expression de la beauté chez la femme et la déesse

Les poètes élégiaques ont privilégié l‘adjectif formosus à celui de pulcher lorsqu‘il s‘agit de décrire la puella ; l‘envoûtement du poète se produit donc au contact (en premier lieu visuel24) d‘un corps réel aux formes plaisantes et cela a pour effet d‘accentuer l‘aspect concret de la relation présentée dans l‘œuvre. Le fait que les quatre poètes amoureux sans exception qualifient leur amie de cette manière montre l‘importance de cet adjectif dans

21 O. Duchacek, « Champ conceptuel de la beauté », 1963, p. 104. 22 P. Monteil, Beau et laid, 1964, p. 240.

23 P. Monteil, Beau et laid, 1964, p. 237.

24 Voir à ce sujet l‘ouvrage de S. Lilja, The Roman Elegists’Attitude to Women, 1978. Dans l‘introduction du

deuxième chapitre « Sources of Love », l‘auteure aborde la question du love at first sight, l‘amour ressenti par les poètes lorsqu‘ils constatent la beauté des puellae.

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17 leur poésie25 ; en effet, les poètes de l‘amour emploient formosa de façon si usuelle que cet adjectif peut, à lui seul, représenter la jeune femme et il prend alors valeur de substantif : l‘expression formosa puella ne se retrouve parfois que sous la forme formosa pour désigner la même entité26.

L‘utilisation de l‘adjectif pulcher n‘est pas exclue du vocabulaire élégiaque, mais semble s‘adresser de façon plus fréquente à des divinités27 ou des personnages mythologiques28. Parfois aussi, il s‘applique à une jeune femme dans un épithalame29 ; le contexte de ce genre de poème ne se prête pas à une exposition de l‘attirance physique d‘un autre homme envers la mariée puisque c‘est justement le mariage qui est célébré et par conséquent, les termes faisant référence de manière trop concrète à l‘aspect physique de la mariée sont exclus. Dès lors, l‘affiliation du qualificatif pulcher à un personnage laisse présager une volonté de représenter cette figure de façon asexuée ou du moins n‘exerçant aucune attraction sur un autre personnage.

Toute divinité appartenant au registre élégiaque ne se voit toutefois pas attribuer l‘épithète pulcher puisque la distinction de qualification entre cet adjectif et formosus passe par l‘attirance qu‘exerce une héroïne sur un personnage masculin : « D‘une façon générale, ont droit à cette épithète [formosus] toutes les héroïnes, légendaires ou poétiques, qui reçoivent des hommages masculins30 ». Effectuant une recension de l‘affiliation de l‘adjectif formosus à des divinités féminines, P. Monteil cite en exemple Properce (formosam Briseida31 ; formosa Doride32 ; Pero Formosa33) qui, dans chacun des cas, fait référence à une histoire amoureuse dans laquelle l‘héroïne est ardemment convoitée par un héros dans le but d‘illustrer la manière dont le désir interagit sur le comportement. Tibulle se différencie de Properce dans la mesure où il alloue l‘adjectif formosus à une divinité

25 Par exemple, Catulle (LXXXVI, 1-3-5), Tibulle (I, 1, 55 ; III, 19, 3-4), Properce (II, 6, 28 ; II, 19, 29),

Ovide (I, 7, 13 ; II, 10, 5 ; I, 8, 25 ; II, 10, 5).

26 Properce (I, 15, 8 ; II, 22, 20 ; II, 25, 40) ; Ovide, Amours (I, 10, 47 I, 8, 43).

27 Par exemple, Catulle utilise ce mot pour qualifier Thétis (LXIV, 28). Le contexte de narration est ici un

épithalame.

28 Ainsi, Ovide attribue cet adjectif à Iule dans l‘oraison funèbre qu‘il a composée pour Tibulle (Amours, III,

9, 14).

29 Catulle, LXI, 88.

30 P. Monteil, Beau et laid, 1964, p. 50. 31 Properce, II, 8, 35.

32 Properce, I, 17, 25. 33 Properce, II, 3, 53.

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masculine : Apollon34. Le dieu des arts se voit à son tour non seulement incarné, mais aussi présenté de façon désirable.

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II. Transposition des appellations élégiaques de la beauté sur les

divinités de l’Art d’aimer

Dans l‘Art d’aimer, lorsqu‘il dépeint les personnages mythologiques féminins de ses digressions narratives, Ovide joue sur les deux niveaux de ces adjectifs privilégiés par les auteurs augustéens (attraction du corps / qualification générale). L‘usage de ces termes lui permettra de souligner l‘intérêt d‘une divinité par rapport à une autre en fonction de sa valeur à titre de puella. La nymphe et la déesse sur lesquelles Ovide fait jouer ces niveaux de beauté sont Calypso et Vénus ; alors que Calypso est qualifiée par l‘adjectif pulchra35, Ovide traite de la beauté de Vénus en la nommant forma36. Cette démarcation entre les beautés de la nymphe et de la déesse révèle la valeur amoureuse divergente de ces personnages : les deux femmes ne connaissent pas le même succès au jeu de la séduction. 1. Calypso : une nymphe pulchra

La première divinité analysée, Calypso, joue le rôle de soupirant ; elle n‘est pas courtisée, mais endosse plutôt le rôle d‘instigatrice du jeu amoureux. Le fait qu‘elle soit qualifiée de pulchra lui confère une beauté informelle, voire usuelle chez les déesses, et sous-entend une absence du désir qu‘elle suscite37 ; ce vocabulaire l‘exclut donc de cette quête de la séduction auquel elle souhaite se livrer et elle n‘est pas en mesure de retenir l‘homme qu‘elle aime, Ulysse, qui n‘a de cesse de vouloir partir38.

La présence de Calypso n‘étonne pas dans un texte élégiaque puisque son statut d‘amoureuse dans l‘Odyssée contribue fortement à la définir ; en effet, ce personnage se

35 Ars, II, 129 : pulchra Calypso.

36 Ars, II, 570 : Multaque cum forma gratia mixta fuit (« et sa beauté était assaisonnée de mille grâces »). 37 Cette absence est aussi soulignée chez Homère : θαηείβεην δὲ γιπθὺο αἰὼλ / λόζηνλ ὀδπξνκέλῳ, ἐπεὶ νὐθέηη

ἥλδαλε λύκθε. / ἀιι᾽ ἦ ηνη λύθηαο κὲλ ἰαύεζθελ θαὶ ἀλάγθῃ / ἐλ ζπέεζη γιαθπξνῖζη παξ᾽ νὐθ ἐζέισλ ἐζεινύζῃ (Odyssée, V, 152-155). « C‘est qu‘il ne goûtait plus les charmes de la Nymphe ! La nuit, il fallait bien qu‘il rentrât près d‘elle, au creux de ses cavernes : il n‘aurait pas voulu : c‘est elle qui voulait ! ». Sauf indication contraire, les traductions sont le fait de V. Bérard.

38 La présentation d‘Ulysse dans l‘Art d’aimer laisse présager que, pour Ovide, la beauté n‘est pas, chez

l‘homme, un critère de séduction indispensable. Pour le poète, l‘art de la parole est un outil beaucoup plus redoutable que la beauté pour séduire une puella : Non formosus erat, sed erat facundus Vlix (II, 123) « Ulysse n‘était pas beau, mais il était beau parleur ». L‘influence de l‘acte oratoire d‘Ulysse sur la perception qu‘a l‘auditoire de sa beauté physique est, en ce sens, une innovation ovidienne. Toutefois, on doit noter que l‘excellence oratoire d‘Ulysse a aussi un impact sur sa présentation physique dans l‘Iliade au chant III, 212-224 : sa description est alors celle d‘un homme terne, sans panache, dont la prise de parole illumine toute la physionomie.À la différence du héros ovidien, c‘est la prestance du fils de Laerte qui est ici soulignée et non pas sa beauté physique.

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caractérise par rapport à sa liaison avec Ulysse. La relation qu‘elle entretient avec le fils de Laërte n‘est pas déterminée par l‘amour que porte à l‘autre chacun des protagonistes, mais plutôt, comme le nom de Calypso39 l‘indique, par la séquestration. Dans l‘Odyssée, la capacité de Calypso à retenir ce grand héros épique dans une liaison qu‘il ne désire pas n‘est pas le fait de sa grande beauté40, mais de sa puissance. De fait, seul l‘ordre du roi des dieux sera en mesure de contraindre Calypso à laisser partir Ulysse.

L‘épisode de l‘Art d’aimer est construit, telle une synecdoque, sur un extrait laissant présager l‘ensemble de l‘épisode homérique. Lorsqu‘Ovide présente la beauté de Calypso en la qualifiant de pulchra, il instaure une certaine ambigüité grâce à la pluralité de sens de cet adjectif et la concision narrative41 de la digression. En effet, l‘adjectif pulcher, associé au religieux, peut aussi qualifier soit un augure, soit une divinité favorable42 ; dès l‘époque cicéronienne, on retrouve chez les auteurs un glissement de sens et pulcher a également comme acceptation « auguste » ou bien « surnaturel » : « l‘idée religieuse apparaît encore, mais modifiée : pulcher exprime beaucoup moins la notion d‘une influence bénéfique des dieux que celle de leur puissance auguste et toute surnaturelle43 ».

Dans l‘épisode de Calypso, le poète met l‘accent sur la captivité d‘Ulysse ainsi que sur les procédés employés par la déesse pour le garder auprès d‘elle. Et bien qu‘Ovide insiste sur la capacité oratoire d‘Ulysse, c‘est Calypso qui fait preuve de rhétorique44. Et ce détail n‘est pas sans importance si l‘on se rappelle le discours que prononce Athéna lorsqu‘elle tente de faire libérer Ulysse des griffes de la nymphe : c‘est justement la parole

39 Un rapprochement peut être fait entre le nom de Calypso et le verbe θαιύπηεηλ qui signifie « envelopper »,

« couvrir », « cacher ». Cf. J.-P. Vernant, « Le refus d‘Ulysse », 1982, p. 14 : « [t]iré de θαιύπηεηλ, cacher, le nom de Calypso, dans sa transparence, livre le secret des pouvoirs qu‘incarne la déesse : au creux de ses cavernes, elle n‘est pas seulement ―la cachée‖ ; elle est aussi et surtout ―celle qui cache‖ ».

40 La question de la beauté n‘est pas un critère pour Ulysse dans ce cas précis puisqu‘il reconnaît lui-même

que sa tendre Pénélope paraîtra terne à côté de la nymphe : νὕλεθα ζεῖν πεξίθξσλ Πελειόπεηα

εἶδνο / ἀθηδλνηέξε κέγεζόο η᾽ εἰζάληα ἰδέζζαη / ἡ κὲλ γὰξ βξνηόο ἐζηη, ζὺ δ᾽ ἀζάλαηνο θαὶ ἀγήξσο. « Toute sage qu‘elle est, je sais qu‘auprès de toi Pénélope serait sans grandeur ni beauté ; ce n‘est qu‘une mortelle, et tu ne connaîtras ni l‘âge ni la mort… » Homère, Odyssée, V, 216-218.

41 La brièveté des épisodes mythologiques de l‘Art d’aimer correspond à celle que l‘on retrouve dans l‘élégie.

Cette concision des récits mythiques et la signification des éléments retenus par les auteurs sont, en partie, le sujet de l‘article de S. Viarre « L‘inclusion épique dans la poésie élégiaque », 1986, p. 364-372. P. Veyne dans L’élégie érotique romaine, 1983 (voir chapitre 8, « Nature et usage de la mythologie », p. 130-145), aborde cette même question de la présentation synthétique des épisodes mythologiques chez les élégiaques.

42 Pour les sens multiples de pulcher, voir P. Monteil, Beau et laid, 1964, p. 74-90. 43 P. Monteil, Beau et laid, 1964, p. 78.

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21 de Calypso qui est considérée comme puissante45. L‘hypothèse voulant qu‘Ovide qualifie Calypso de pulchra non pas pour sa valeur esthétique, mais plutôt pour sa puissance gagne ainsi en pertinence.

2. La déesse de l’amour : une beauté dite forma

Au contraire, aucune ambigüité n‘est possible par rapport à la perception esthétique de Vénus puisqu‘elle se voit attribuer le qualificatif de la beauté charnelle, la forma. Les dieux la désirent et elle le doit, entre autres choses, à la forme invitante de son corps. Par l‘application de l‘adjectif forma Ovide souligne l‘attraction qu‘elle suscite sur les dieux et les mortels. Elle est convoitée par plusieurs dieux et, contrairement à Calypso, ne doit pas recourir à la séquestration et à la rhétorique pour séduire l‘objet de ses désirs. Elle est donc dotée des caractéristiques46 qui inspirent le désir d‘un poète pour la puella et à cet égard, sa participation au jeu de la séduction est couronnée de succès.

La suprématie de la beauté et de la sensualité de la déesse de l‘amour sur ses compagnes est ici légitime puisque Vénus est la patronne des poètes élégiaques. Du fait de son statut, elle se doit d‘incarner la beauté par excellence, celle qui, chez la puella, attise le désir du poète et lui insuffle le désir de chanter ses charmes : elle est la Muse par excellence, celle qui inspire l‘amour.

III. Tener et mollis

1. Les détails de la beauté

La beauté d‘ensemble de la puella, critère primordial dans le choix d‘une maîtresse, est tributaire de celle du corps et de ses différentes parties, qui font l‘objet d‘un examen particulièrement minutieux ; les élégies foisonnent de descriptions corporelles soulignant avec passion la sublime beauté de telle ou telle partie du corps de la puella. Tous les poètes

45 Alors qu‘elle s‘adresse à Zeus, Athéna affirme ceci : αἰεὶ δὲ καιαθνῖζη θαὶ αἱκπιίνηζη ιόγνηζη / ζέιγεη,

ὅπσο Ἰζάθεο ἐπηιήζεηαη. (I, 56-57). « Sans cesse, en litanies de douceurs amoureuses elle veut lui verser l‘oubli de son Ithaque ».

46 Le passage cité concernant l‘aspect physique de Vénus est aussi fascinant du fait que la beauté de la déesse

est « assaisonnée de mille grâces ». Ovide reprend ainsi la conception de Catulle selon laquelle la beauté va de pair avec la grâce si elle veut être complète : Lesbia formosa est, quae cum pulcherrima tota est / Tum

omnibus una omnis subripuit ueneres (LXXXVI, 5-6). « Lesbie est belle, non seulement parce qu‘elle est tout

entière d‘une forme parfaite, mais encore parce qu‘à toutes les femmes elle a dérobé toutes les grâces ». Sauf indication contraire, toutes les traductions de Catulle sont le fait de G. Lafaye.

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s‘accordent pour louer la délicatesse des membres de leurs amies, admirer la silhouette élancée, souligner le fin dessin des traits de leur visage : « les amies de nos poètes ont la taille souple, le pied petit, leurs bras, leurs mains, leurs doigts sont gracieux47 ». Chez Catulle par exemple, les femmes ne présentant pas ces caractéristiques physiques ne peuvent être comparées à Lesbie sans provoquer sa colère :

Salue, nec minimo puella naso Nec bello pede nec nigris ocellis Nec longuis digitis nec ore sicco Nec sane nimis elegante lingua Decoctoris amica Formiani. Ten prouencia narrat esse bellam ? Tecum Lesbia nostra comparatur ? O saeclum insapiens et infacetum ! 48

Ce poème exprime de façon précise l‘importance de ces critères physiques dans la représentation de la beauté catullienne qui sera reprise un peu plus tard par les élégiaques ; l‘anaphore nec souligne chacun des traits que la jeune femme ne partage pas avec Lesbie. Les questions rhétoriques des vers 7 et 8 ainsi que l‘exclamation du dernier vers marque l‘irritation de Catulle face au fait qu‘une jeune femme ne possédant pas ces qualificatifs puisse être considérée jolie et, pire, comparée à Lesbie, sa domina.

De plus, on doit noter l‘absence des termes formosa et pulcher dans cette description ; en effet, la dame en question est plutôt qualifiée de bellam (vers 2 et 6). Cette distinction est importante puisque le sens de cet adjectif, nous le rappelons, indique un niveau de beauté passable. Son emploi par Catulle pour qualifier la femme que les contemporains de l‘auteur comparent à Lesbie n‘est pas anodine : la distinction de la beauté des deux femmes est ainsi marquée par l‘emploi des adjectifs qui les qualifient,

forma / bella et la gradation de la beauté est ici soulignée par l‘origine rurale des juges qui,

moins raffinés que leurs compatriotes citadins, louent des beautés « moyennes »49. Le

47 S. Laigneau, La femme et l’amour, 1999, p. 38.

48 Catulle, XLIII : « Salut, jeune femme qui n‘as point le nez des plus petits, ni le pied joli, ni les yeux noirs,

ni les doigts effilés, ni la bouche nette, ni, à coup sûr, un langage trop distingué, maîtresse du banqueroutier de Formies ! Est-ce bien à toi que la province dit jolie, à toi que l‘on compare ma Lesbie ? Ô siècle stupide et grossier ! ».

49 La distinction de la beauté des deux femmes contenues dans cet extrait est soulignée par P. Monteil, Beau et

laid, 1964, p. 238 : « […] la qualité de bellus se définit par la satisfaction à une norme, c‘est-à-dire à un

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23 désaccord de Catulle par rapport à ce jugement esthétique est alors particulièrement accentué par son choix de vocabulaire.

2. Tener : la délicatesse du corps ; mollis : incarnation d’un désir

Le canon physique de la puella décrit dans les élégies de Tibulle50, Properce et Ovide correspond à celui précédemment établi par Catulle ; il est aussi possible de noter dans ces textes une récurrence certaine de l‘utilisation de l‘adjectif tener qui signifie « tendre, délicat ». Cet adjectif s‘applique autant aux traits du visage, par exemple les joues (teneris genis51 ou teneras genas52), qu‘aux pieds (tenerum pedem53) qu‘au reste du corps, par exemple les bras (tenerisque lacertis54), ou encore la poitrine (tenero corde55). Ces exemples nous permettent cependant de constater un usage majoritaire, voire exclusif chez Tibulle56 et Ovide de cet adjectif57. La présence particulièrement marquée du terme chez Ovide atteste que ce critère est primordial pour ce poète, plus que pour Properce ou même Tibulle : « une femme n‘est belle pour Ovide que si elle possède cette délicatesse et ce raffinement que tener est chargé d‘évoquer58 ».

L‘adjectif tener n‘est pas le seul à être employé par les élégiaques lorsque ceux-ci veulent souligner la beauté de telle ou telle partie du corps de la puella ; en effet, on trouve également le terme mollis qui, associé à la puella, exprime l‘idée de la beauté. Quasi synonyme de tener, ce terme peut signifier « mou, tendre ». Bien que cet adjectif apparaisse associé à la jeune femme de façon moins répétée que le vocable tener dans la poésie élégiaque, son emploi n‘est pas sans importance dans le contexte qui nous occupe.

50 Il est important de noter que dans le cas de Tibulle, les critères de la beauté féminine sont aussi associés à

Marathus, qui est un amant du poète. Par exemple, frustré d‘être délaissé, Tibulle lui dit : nunc pudet ad

teneros procubuisse pedes (I, IX, 30). Ainsi, pour Tibulle, ce critère de beauté n‘est pas exclusivement

féminin, mais unisexe ; cette qualité, autant chez l‘homme que la femme, exerce donc un attrait sur le poète.

51 Tibulle, I, 1.

52 Ovide, Les Amours, II, 5, 46. 53 Ovide, Les Amours, I, 4, 44. 54 Tibulle, I, 5, 44.

55 Tibulle, I, 1, 64.

56 L. Delatte (« Key Words and Poetic Themes », 1967, p. 37) a effectué une recension des termes les plus

employés dans la poésie de Tibulle et de Properce et a établi que l‘adjectif tener était un des principaux mots-clés de Tibulle ; il est en effet situé en deuxième position, tout de suite après le terme puella. L‘utilisation répétée de cet adjectif ferait de Tibulle un être « tenderhearted and gentle, and he will have a natural tendency to see the same qualities in the being and things that are dear to him ».

57 S. Laigneau, La femme et l’amour, 1999, p. 44 (note 144), a dénombré trente-deux fois le mot tener chez

Tibulle et cinquante-sept fois chez Ovide, contre seulement onze fois chez Properce.

(32)

L‘adjectif mollis renvoie à ce qui est moelleux, langoureux, voire lascif ; dans son étude, L. Delatte donne du mot mollis la définition suivante : « Mollis is sweetness, but with a shade of sinful weakness, or of voluptuous indolence59 ».

Dans la poésie amoureuse, mollis est en premier lieu associé aux éléments qui invitent et contribuent à l‘amour physique ; ainsi, le lit se voit associé à l‘adjectif mollis lorsque le poète se trouve en contexte érotique avec la puella. Cette ouverture à l‘amour associée au mollis torus dont le qualificatif n‘est employé qu‘au moment où les amants sont ensemble en cet endroit se retrouve chez tous les auteurs élégiaques60. Le lit est par conséquent propice à l‘amour lorsque la puella se trouve aux côtés du poète et sa valeur est alors positive puisqu‘il aide le poète dans sa quête. Au contraire, lorsque le poète se retrouve seul sur ce même lit, sa valeur change du positif au négatif et il est plutôt qualifié de durus61. La solitude du poète en ce même lieu qui plus tôt était gage de succès n‘est plus un allié dans cette quête des agréments de l‘amour et le lit, maintenant qualifié de durus, est un obstacle à l‘amour du fait de son inutilité dans la recherche du plaisir de l‘amant.

Cette ouverture / fermeture à l‘amour mise en relation avec les termes mollis / durus se retrouve aussi appliqué à un objet dont la très forte valeur sémantique a été démontrée à de nombreuses reprises : la porte62. Sa complicité dans l‘amour est essentielle puisqu‘ouverte, elle permet au poète de rejoindre sa bien-aimée ; aussi est-elle nommée

mollis lorsqu‘elle apporte son secours aux amants63. Dans le cas où elle refuse de s‘ouvrir, elle devient une ennemie de l‘amour et elle est, comme le lit précédemment, qualifiée de

dura ; Ovide a exploité pleinement cette appellation négative de la porte dans le poème I, 6

de ses Amours. Dans cette élégie, on retrouve huit occurrences du mot durus attribuées à la porte64, à ce qui la constitue65 et à ceux qui la gardent66 et bien qu‘Ovide tente de persuader

59 L. Delatte, « Key Words and Poetics Themes », 1967, p. 37.

60 Tibulle (I, 2, 19-58) ; Properce (I, 3, 12 ; I, 3, 34) ; Ovide (II, 4, 14). 61 Ovide, Les Amours, I, 2, 1-2.

62 Le thème du παξαθιαπζίζπξνλ « est le moyen d‘exprimer le désir, l‘attente, l‘indécision, le mépris, le

refus, la séparation, la violence de la déception ou le désespoir, a marqué le style élégiaque par une fréquence exceptionnelle de noms comme limen, postes, ianua, fores et les emplois du verbe claudere » (J.-P. Boucher, « Le style élégiaque », 1980, p. 209). Voir aussi l‘étude de J. C. Yardley, « The Elegiac ―paraclausithyron‖ », 1978, p. 19-34.

63 Par exemple, Properce, devant la rigidité de Cynthie lui dira : interea nobis non numquam ianua mollis (II,

20, 23, « oui, ta porte quelquefois s‘est montrée complaisante »).

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