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L’exemple d’une parure élégiaque : Ariane et Vénus

III. Transposition des critères esthétiques élégiaques sur les héroïnes de l’Art

3. L’exemple d’une parure élégiaque : Ariane et Vénus

Dans l‘épisode relatant son abandon, Ariane est décrite alors qu‘elle sort du sommeil, Thésée ayant profité de son repos pour prendre la fuite et quitter la jeune fille. Elle comprend la trahison dont elle a été victime à son réveil et sa description physique correspond à l‘état dans lequel elle se trouvait lorsque Thésée l‘a abandonnée. Ovide attribue alors le qualificatif d‘inreligata à sa chevelure, adjectif que l‘on peut traduire par « non lié » et qu‘H. Bornecque a choisi de rendre par « flottant sur ses épaules »176. La disposition de la chevelure d‘Ariane correspond ainsi à son occupation antérieure, le sommeil, et, par conséquent, n‘est pas un effet d‘apparat recherché ou bien la représentation visible d‘un sentiment irraisonné : sa description est plutôt employée pour illustrer un moment d‘intimité partagé par Thésée et Ariane et refusé ensuite par Thésée.

Le reste de la présentation d‘Ariane est bien sûr en harmonie avec cet état d‘esprit177 : Vtque erat e somno tunica uelata recincta / Nuda pedem, croceas ireligata

176 Ovide mentionne aussi la couleur de la chevelure d‘Ariane qu‘il affirme être croceas, safran. Le blond est

une couleur dont la signification est très importante dans la poésie élégiaque puisque les auteurs louent cette couleur de cheveux sur la tête de leur puella. Cette valorisation chromatique vient du fait que les dieux et déesses sont souvent représentés avec une chevelure de cette couleur ; les poètes élégiaques attribuent cette teinte aux cheveux de la jeune femme convoitée qui, selon eux, se rapproche des dieux par la beauté et par la grâce. Nous n‘avons pas jugé pertinent dans ce contexte de mettre l‘emphase sur cette caractéristique de la chevelure d‘Ariane puisque cette dernière est un personnage mythologique et que l‘attribution de la couleur safran à sa chevelure ne fait que respecter la convention chromatique des caractéristiques des personnages mythologiques. Au sujet de l‘utilisation des couleurs chez les poètes élégiaques voir le mémoire de maîtrise de L. Pelletier-Michaud, « Couleurs, lumières et contrastes », 2007 ainsi que l‘article de P. Mudry, « La peau dans tous ces états », 2005, p. 75-89.

177 La présentation physique d‘Ariane telle qu‘on la retrouve dans l’Art d’aimer n‘est pas une innovation

d‘Ovide, mais plutôt une variatio de la description qu‘en fait Catulle dans son poème XLIV, 63-66 : Non

comas178. La tunique relevée et le pied nu ne sont pas sans rappeler ici le rêve que Tibulle fait au sujet de l‘accueil de Délie lors de son retour de campagne, ou l‘épisode rapporté par Ovide à l‘élégie I, 5 alors que Corinne s‘approche du poète pour s‘unir à lui. La présentation d‘Ariane est en accord avec la conception de l‘image idéale d‘une puella dans la mesure où son allure exprime le consentement de la jeune femme à laisser intégrer son intimité par un jeune homme, en l‘occurrence Thésée ; ce dernier, en refusant cette invitation, brise alors le lien qui est tant recherché par les poètes élégiaques. Le choix des caractéristiques esthétiques d‘Ariane, en concordance avec les critères élégiaques de la présentation féminine, indique, une fois de plus, que la jeune femme incarne un exemplum positif d‘une puella d‘excellence. Nous rappellerons ici toutefois que l‘idéal esthétique élégiaque réside dans l‘épuration totale de la parure qui se définit par la nudité ; un personnage mythologique féminin de l‘Art d’aimer adopte ce type de parure : Vénus.

La déesse de l‘amour est en effet l‘illustration de la puella idéale et sa description répond parfaitement aux canons esthétiques établis par les élégiaques. En premier lieu, Ovide affirme qu‘elle n‘est pas rustica, « ni farouche ni cruelle devant les avances de Mars » : Nec Venus oranti […] / Rustica Gradiuo diffilisque fuit179. L‘absence chez Vénus de la rusticitas associée aux mœurs sévères telle qu‘on peut la voir chez les Sabines est volontairement soulignée par Ovide, qui la place immédiatement du côté de l‘urbanitas, de l‘amour civilisé qu‘il valorise. De plus, la participation de Vénus à l‘amour est totale et sans retenue : elle s‘adonne aux plaisirs physiques, et ce, complètement nue. En effet, alors que les deux amoureux se rencontrent dans la demeure de la déesse, là précisément où Vulcain a placé ses pièges, ils sont pris en flagrant délit dans les filets du mari trompé et le poète décrit les captifs entièrement nus : uterque nudus180.

lactentis uincta papillas / Omnia quae toto delapsa e corpore passim / Ipsius ante pedes fluctus salis

adludebant (« plus de bandeau dont le fin tissu retienne sa blonde chevelure, plus de voile léger qui couvre sa

poitrine mise à nu ; plus d‘écharpe délicate qui emprisonne sa gorge blanche comme le lait ; tous ces ornements ont glissé de tout son corps ; épars aux pieds de la jeune femme, ils servaient de jouet aux vagues de la mer »). Cf. A. Foulon, « Ariane abandonnée », 2005, p. 205-213.

178 Ars, I, 527-528 : « dans le simple appareil où elle était, sortant du sommeil, vêtue d‘une tunique retroussée,

les cheveux couleurs de safran flottant sur ses épaules ».

179 Ars, II, 565-566 : « Et la déesse ne se montra ni farouche ni cruelle aux prières du dieu qui préside aux

combats ».

57 Ainsi, Vénus est représentée esthétiquement par Ovide de façon à correspondre à cette présentation paradoxale qu‘il laisse présager dans les Amours, mais qu‘il expose clairement dans l‘Art d’aimer : la déesse ne se situe pas dans un cadre naturel et obscur représenté par la rusticitas et sur lequel le contrôle est impossible, mais plutôt du côté de l‘urbanitas et du monde structuré où l‘amour tel qu‘Ovide le valorise est possible. Toutefois, dans ce cadre du cultus urbain, la beauté extraordinaire de la divinité n‘a besoin d‘aucun artifice pour charmer et le cultus esthétique est alors inutile, voire néfaste. Enfin, l‘accessibilité de Mars à la nudité de Vénus symbolise la réussite de la quête amoureuse élégiaque dans laquelle, l‘autorisation au corps nu de la puella, le symbole de l‘amour, est l‘objectif.

La représentation idéale de l‘aspect physique des puellae, que ce soit le corps ou la parure, trouve écho autant chez Catulle que chez les trois élégiaques augustéens. Le canevas qu‘il est possible d‘en extraire nous montre que la beauté pour les élégiaques est étroitement liée au degré d‘acceptation et d‘intégration de la puella dans la relation que convoite le poète. Autant au niveau des qualifications physiques,  nous pensons notamment aux adjectifs mollis et tener  qu‘au niveau de la parure, plus particulièrement la nudité, les poètes de l‘amour privilégient ce qui peut les rapprocher de la jeune femme.

La représentation physique et esthétique idéale illustrée par les élégiaques, empreinte de pureté, de simplicité et de vérité, se révèle être un indicateur de la volonté de la jeune femme à intégrer la relation désirée par l‘amant. Ainsi, les caractéristiques privilégiées par les poètes élégiaques nous renseignent sur la nature même des sentiments qu‘ils espèrent faire naître chez la jeune femme ainsi que sur la liaison qu‘ils désespèrent d‘obtenir. En effet, la simplicité recherchée sous-tend une volonté de la sincérité du sentiment dépouillé des règles de la vie sociétale de l‘époque augustéenne, permettant ainsi de construire une relation où l‘amour est véritable, profond et partagé.

Nous avons vu jusqu‘à présent que la présentation des personnages mythologiques féminins de l‘Art d’aimer correspondait à l‘idéal physique élégiaque ; Ovide décrit les héroïnes mythologiques selon les caractéristiques physiques valorisées dans le corpus érotique pour construire des exempla négatifs ou positifs de la puella. Toutefois, et nous

l‘avons pressenti tout au long de cette démonstration des caractéristiques physiques, la présentation de la puella n‘explique pas à elle seule, bien au contraire, l‘amour que lui porte le poète. En effet, la personnalité de la jeune femme, ses talents artistiques ainsi que son intelligence sont des aspects que louent avec une grande ferveur les poètes. Nous tenterons d‘expliquer dans le troisième chapitre de ce mémoire en quoi les angles artistique et

intellectuel influent sur le sentiment du poète à l‘égard de la puella ainsi que la nature de la relation unissant les deux amants que permettent ces aptitudes considérées comme hors du commun.

Chapitre III

La femme, les arts et la vénalité

La quête de l‘amour élégiaque, dont l‘aspiration est, nous l‘avons vu plus tôt, de prime abord physique, se complexifie dès lors qu‘est considérée la relation spirituelle et intellectuelle qui unit les deux amants : de fait, la conception qu‘a le poète de sa relation amoureuse exclut l‘étreinte passagère sans suite. Le poète entretient avec la puella une liaison dont la profondeur et la singularité justifient l‘allégeance qu‘il lui porte et prend le pas sur le reste de sa vie  excluant bien sûr l‘acte poétique qui témoigne de cet amour. En effet, les poètes de l‘amour revendiquent la même considération pour une carrière amoureuse que pour une carrière militaire, voire pour le cursus honorum : « We find the Augustan elegists defending their love life as respectable replacement for rank and wealth181 ». Ainsi, bien que l‘apparence physique de la puella soit essentielle à l‘attraction qu‘elle exerce sur l‘amant, la femme à qui le poète dévoue sa vie doit posséder plus que la beauté pour se voir promettre un amour et une dévotion éternelle. Properce, dans l‘élégie I, 4, alors qu‘il explique à un certain Bassus l‘impossibilité pour lui d‘aimer une autre femme que Cynthie, expose cette insuffisance de l‘aspect physique :

Haec sed forma mei pars est extrema furoris sunt maiora quibus, Basse, perire iuuat : ingenuus color et multis decus artibus et quae gaudia sub tacita dicere ueste libet182.

Pour séduire l‘amant-poète, il faut donc aussi que la puella possède certaines qualités et compétences qui provoquent chez lui des émotions plus profondes afin d‘établir une relation moins éphémère, plus durable que si elle était fondée uniquement sur l‘attirance physique183:

181 J. P. Hallet, « The Role of Women in Roman Elegy », 1973, p. 115.

182 Properce, I, 4, 11-14 : « Mais sa beauté ne fait que bien peu à ma folie ; elle a, Bassus, elle a d‘autres

charmes, des charmes pour lesquels on se perd avec joie, et la pureté du teint et la grâce de ses nombreux talents et des voluptés dont on aime à parler sous le manteau ».

183 Catulle donne un exemple fort pertinent de l‘aspect unique, passionné et profond de sa relation avec Lesbie

au poème LXXII, 3-4 : Dilexi tum non tantum ut uulgus amicam / Sed pater ut gnatos diligit et generos (« Je t‘ai chérie alors, non pas seulement comme le vulgaire chérit une maîtresse, mais comme un père ses enfants et ses gendres »). Nous reviendrons sur ce poème dans le dernier chapitre de ce mémoire.

La compagne de nos poètes apparaît donc comme une créature d‘exception, alliant aux charmes physiques les plus gracieux les qualités intellectuelles les plus prisées ; nul doute que cette femme idéale a suscité les passions les plus intenses, bien proches de l‘adoration que l‘on ressent pour une déesse184.

Les poètes de l‘amour chantent ainsi dans leurs élégies le bonheur ou le malheur de ressentir une telle passion pour une jeune femme ; ce qui est à l‘origine de la force attractive de la jeune femme sur le poète fait alors l‘objet de nombreuses mentions qui mettent en lumière les raisons de cet amour. Le type de femme décrit dans la poésie amoureuse possède ainsi des qualités diverses et remarquables qui amènent la puella non seulement à attirer le poète, mais aussi à se l‘attacher de façon permanente185 : cette exaltation d‘une puella nous permet ainsi de comprendre les qualités et les talents que le poète privilégie dans une relation amoureuse et d‘en dresser un inventaire précis.

Les habiletés recherchées par les poètes élégiaques chez une jeune femme appartiennent essentiellement au domaine des arts ; nous traiterons en particulier de ce type de compétence qui se divise en trois catégories : la musique, la danse et les lettres186. L‘analyse de la présentation de ces aptitudes nous permettra de comprendre comment les arts sont, d‘un point de vue élégiaque, en relation étroite avec la relation amoureuse et en justifient par le fait même la profondeur. Cet aspect de la relation nous amènera à aborder, dans la seconde moitié de cette section, une composante de la personnalité de la puella dont la récurrence dans les textes élégiaques illustre l‘importance : la vénalité. Ces composantes extraites, nous pourrons montrer comment Ovide reprend certaines de ces caractéristiques dans le but de construire des exempla d‘une puella délétère, ou au contraire, d‘excellence.

Avant d‘entamer notre propos, il est important d‘émettre un avertissement concernant les caractéristiques psychologiques de la jeune femme que nous aborderons dans cette section. Bien que les élégiaques chantent l‘amour qu‘ils portent à une puella, ses

184 S. Laigneau, La femme et l’amour, 1999, p. 92.

185 Par exemple, dans les Amours I, III, 17-18, Ovide affirme : Tecum, quos dederint annos mihi fila

sororum / Viuere contingat teque dolente mori (« C‘est auprès de toi que je souhaite le bonheur de vivre les

années que m‘assure le fil des Parques, toi dont je veux que soit pleurée ma mort »). Tibulle, quant à lui, exhorte Délie, à l‘élégie I, 6, 85-86, à un engagement dépassant leur jeunesse : nos, Delia, amoris / Exemplum

cana simus uterque coma (« nous, Délie, soyons encore en cheveux blancs un modèle de mutuel amour »).

186 À ce sujet, voir l‘article de S. Laigneau, « Loisir et culture de la femme », 1994, p. 137-153 ainsi que

l‘ouvrage de S. Lilja The Roman Elegists’ Attitude to Women, plus précisément le chapitre II « Sources of Love », à la section « Accomplishments ».

61 compétences artistiques ainsi que ses composantes morales ne correspondent pas toujours avec l‘idéal féminin qu‘ils projettent dans leur œuvre. En effet, les nombreuses plaintes retrouvées dans les élégies attestent le manquement de la puella aux attentes du poète, et c‘est pourquoi nous constatons parfois une absence de concordance entre certaines caractéristiques psychologiques et la personnalité des puellae. L‘étude de ces composantes ne se limitera pas, par conséquent, aux puellae aimées des poètes, mais s‘étendra aussi aux personnages féminins secondaires ; nous nous pencherons de plus sur les plaintes du poète puisqu‘elles reflètent le désir, non assouvi, de celui qui les émet.

I. Les arts : la danse, la musique, les lettres