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Le consentement à la relation : Vénus et Ariane, les héroïnes molles

IV. Transmission des critères élégiaques de la beauté aux personnages

2. Le consentement à la relation : Vénus et Ariane, les héroïnes molles

Alors qu‘il poursuit la description d‘Ariane, Ovide attribue à la poitrine de la jeune femme le qualificatif mollis (mollissima pectora88) et cette association contribue, comme dans le cas de l‘adjectif tener, à décrire la fille de Minos selon les critères idéaux du genre élégiaque, plus précisément selon la capacité de la jeune femme à s‘impliquer dans une relation amoureuse. Dans cet épisode, la fille de Minos s‘engage pleinement dans une liaison avec Thésée et montre ainsi son potentiel amoureux ; ici, c‘est plutôt le partenaire d‘Ariane, Thésée, qui refuse ce lien et qui délaisse la jeune fille. Son abandon sur une île représente l‘inéluctabilité de la rupture et son désespoir est causé par l‘impossibilité de sa situation amoureuse. De plus, le degré de l‘adjectif n‘est pas inintéressant à souligner : le superlatif marque ici le niveau de cette qualité chez le personnage mythologique et en souligne la supériorité par rapport à d‘autres héroïnes. Ariane excelle dans son envie d‘aimer. Encore une fois, certains personnages mythologiques de l‘Art d’aimer ne se voient pas imputer ce qualificatif prisé ; alors qu‘il souligne cette même partie du corps chez Procris, Ovide ne la mentionne que pour introduire les vêtements qui la recouvrent et qui subissent la rage de la jeune femme : tenues a pectore uestes89. Le poète n‘insiste pas ici anodine puisqu‘elle suggère une injustice du traitement que l‘une subit (Ariane) et que l‘autre inflige

(Procris).

86 C‘est par ailleurs cette option qu‘a choisie H. Bornecque.

87 Ovide la place ouvertement dans la catégorie de l‘exemplum négatif : Nec cito credideris ; quantum cito

credere laedat / Exemplum uobis non leve Procris erit (III, 685-686, « Et ne le crois pas trop promptement !

Quels dangers dans une crédulité trop prompte ! Procris vous en fournit un exemple probant »). Cette

affiliation à l‘exemplum négatif est singulière dans l‘Art d’aimer ; bien que Procris ne soit pas le seul exemple négatif, elle est la seule à être identifiée comme telle.

88 Ars, I, 533 : « ses seins si tendres ».

sur l‘aspect physique, mais sur l‘aspect esthétique, le vêtement, et la distanciation entre les deux héroïnes se trouve ainsi renforcée par la présentation de ce nouveau trait non partagé.

Le fait que l‘adjectif mollis porte sur la poitrine d‘Ariane n‘est pas dénué de sens ; en effet, bien que le sens premier du mot pectus soit la poitrine, il désigne aussi le cœur. Déjà dans l‘Antiquité, cette partie du corps était le symbole physique des émotions ; cette spécification est par conséquent fort importante puisque le siège des sentiments associé au terme mollis expose la sincérité et l‘engagement émotifs d‘Ariane dans la relation qui la liait à Thésée. La sincérité des sentiments90 est, chez les élégiaques, le moteur d‘une relation basée sur la fidélité91 ; cette expression vraie des sentiments est le ciment du foedus qui se traduit par « [l‘]idée de la fidélité libre et volontaire, dictée par le sentiment92 ». Cette légitimité de l‘engagement amoureux décrété par la « fidélité volontaire » contrefait en quelque sorte l‘idéologie du princeps qui, à l‘époque, codifiait l‘engagement homme / femme dans un système de législation contraignant ayant pour but de rétablir le système social amputé par les guerres civiles93. L‘amour que ressent Ariane pour Thésée est donc régi par un idéal de la vertu libre que prônent les élégiaques, une fidélité dictée par ce qu‘elle ressent et non pas par la contrainte ; l‘implication sincère de ses sentiments dans cette liaison soulignée par l‘association de mollis (qui plus est, au superlatif) au siège des sentiments fait d‘Ariane la représentation d‘un idéal de l‘engagement amoureux.

Procris, quant à elle, ne correspond pas à cette représentation idyllique de l‘acceptation amoureuse et ce, pour deux raisons. En premier lieu, comme nous l‘avons mentionné plus tôt, sa poitrine, bien que mentionnée à cinq reprises94, n‘est pas qualifiée de

90 Rappelons à nouveau que P. Veyne, auteur de l‘Élégie érotique romaine, réfute la thèse d‘une expression

sincère des sentiments de la part des élégiaques envers les puellae qu‘il tient pour purement fictive.

91 Tout comme la femme, l‘homme est qualifié de durus lorsqu‘il brise ce lien de confiance sur lequel repose

la relation amoureuse élégiaque : et nihil infido durius esse uiro de crier Cynthie à Properce lors d‘une chicane (Prop. I, 6, 18, « Rien n‘est plus dur qu‘un homme infidèle »).

92 J.-M. André, « Les élégiaques romains et le statut de la femme », 1980, p. 58. Nous verrons plus en

profondeur ces concepts relationnels fondamentaux de l‘élégie au dernier chapitre.

93 Cette perception des élégiaques devant ce système législatif est traitée par J.-M. André dans son article

« Les élégiaques romains et le statut de la femme » ainsi que dans l‘ouvrage de S. Laigneau, La femme et

l’amour, 1999, dans le chapitre « Opposition au Prince ».

94 Au vers 714 : quis adtoniti pectoris ardor erat ? (« Quelle ardeur animait ton cœur égaré ? »).

Au vers 718 : Incertus pectora uersat amor (« ton amour ne sait à quoi se décider, il agite ton cœur en tous les sens »).

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mollis. De plus, dans l‘extrait cité, le vêtement revêt une importance plus grande que la

poitrine puisque c‘est celui-ci qui reçoit la rage de la jeune femme ; en effet, alors qu‘Ariane se frappe la poitrine de désespoir (Iamque iterum tundens mollissima pectora

palmis95), Procris s‘en prend aux vêtements qu‘elle porte et qui recouvrent sa poitrine (tenues a pectore uestes96). Cette distinction nous semble suggérer une nuance dans la présentation des sentiments ; la sincérité des émotions exprimée par Ariane paraît être atténuée chez Procris par l‘intermédiaire que représente le vêtement. Cette expression des sentiments feints est fortement critiquée par les élégiaques pour qui la valeur des sentiments définit la relation qu‘ils entretiennent avec la puella.

Ariane n‘est toutefois pas le seul personnage mythologique féminin de l‘Art d’aimer dont une partie du corps est qualifiée de mollis ; en effet, Vénus, la déesse de l‘amour, est aussi désignée de cette manière.

Alors qu‘il raconte l‘épisode des infidélités de Mars et de Vénus, Ovide met l‘accent sur la relation amoureuse des dieux adultères. Il souligne en début de narration l‘amour passionnel que porte Mars à la déesse : Mars pater insano Veneris turbatus

amore97. En réponse à cette cour, Vénus est décrite comme ouverte aux propositions du dieu de la guerre : Nec Venus oranti […] rustiqua Gradiuo difficilisque fuit98. Ovide dépeint donc une scène dans laquelle l‘acte de séduction de l‘homme est couronné de succès puisque la jeune femme accepte ses avances. Il explique cette ouverture à l‘amour de la part de la déesse dans un passage en incise de la narration : neque enim dea mollior

ulla est99. Le poète accentue l‘importance de ce qualificatif donné à la déesse puisqu‘il l‘extrait de la narration pour le mettre en évidence. De plus, la déesse n‘est pas seulement tendre, elle est la plus tendre de toutes les déesses. La formulation au comparatif à valeur superlative tend à retirer Vénus du groupe de divinités auquel elle appartient pour la placer Au vers 745 : Exit et incauto paulatim pectore lapsus (« le souffle de l‘impudente s‘échappant par degré de sa poitrine »). On doit noter ici que la traduction de H. Bornecque réflète une alternance sémantique de pectus qui, à notre sens, illustre de façon vivante la perte du contrôle des sentiments par le cœur.

95 Ars, I, 533 : « Et la malheureuse recommençant à frapper de ses paumes ses seins si tendres ». 96 Ars, III, 707 : « elle déchire sur sa poitrine ses légers vêtements ».

97 Ars, II, 562 : « Le dieu Mars, épris d‘une folle passion pour Vénus ».

98 Ars, II, 565-566 : « Et la déesse ne se montra ni farouche ni cruelle aux prières du dieu qui préside aux

combats ».

à un niveau plus élevé. Elle est la plus tendre, celle pour qui la relation amoureuse peut aboutir puisqu‘elle est la plus réceptive à cette éventualité ; cette prédisposition à l‘amour est bien sûr un critère primordial de la puella d‘excellence et l‘incarnation de ce critère par la déesse de l‘amour en fait un exemplum particulièrement puissant.

Nous rappellerons pour finir que la tendresse des vers que composent les élégiaques, vers que reprend le praeceptor pour composer l‘Art d’aimer, permet de pénétrer dans un monde où les règles amoureuses régissent les codes sociaux ; l‘épithète mollis, apposée aux divinités étudiées nous semble alors, par sa force sémantique, attirer les déesses dans cette sphère de l‘amour. Elles sont par conséquent extraites du monde d‘où elles proviennent, les poésies épiques et tragiques, et transposées dans cet univers amoureux où elles prennent part activement à la joute qui se déroule entre amant et puella.

Chapitre II

Les artifices de la parure : le paradoxe élégiaque

L‘analyse de la présentation du corps idéal de la puella selon les poètes amoureux nous amène maintenant à aborder ce qui est susceptible d‘embellir la jeune femme : l‘apparat. Les élégiaques se soucient beaucoup du soin que la domina apporte à son corps ; la façon de s‘habiller, de se coiffer, de se maquiller sont autant de sujets sur lesquels Tibulle, Properce et Ovide donnent leur opinion, expriment leur accord ou leur désaccord100. Cette attention méticuleuse portée à l‘ornement de la puella nous permet de constituer, à nouveau, la liste des caractéristiques, cette fois-ci ornementales, de la femme idéale pour les élégiaques.

De cet inventaire se démarque une nette opposition entre la natura et le cultus ; la première représente la nature ainsi que l‘ordre des choses établi par cette dernière alors que le second évoque la culture et les lieux plus civilisés où elle prévaut. L‘analyse de cette dualité, appliquée à l‘apparat, nous renseigne sur la conception élégiaque de la parure chez la femme ; l‘étude des différents emplois de ces termes ainsi que leur opposition en devient par conséquent pertinente.

Tout comme ce qui a trait à la démonstration de la beauté, une correspondance des critères cosmétiques attribués à la femme dans la poésie élégiaque peut être établie lorsque nous observons les personnages féminins de l‘Art d’aimer, conformité qui s‘applique aussi aux héroïnes mythologiques des digressions narratives. Cette correspondance des éléments de la présentation, négatifs et positifs, de la femme historique et mythologique présuppose, comme précédemment, un usage de la mythologie à des fins d‘exemplum. La concordance des éléments constituant le dogme esthétique féminin, présents autant chez les puellae que chez les héroïnes mythologiques de l‘Art d’aimer, nous occupera tout au long de cette section. Notre démonstration se divise en deux points : nous analyserons en premier lieu les critères esthétiques que les poètes augustéens de l‘amour ont privilégiés ou rejetés chez la

100 Catulle, bien que mentionnant à de nombreuses reprises la beauté de Lesbie et de chacune des parties de

son corps, ne fait référence en aucun cas à la parure de la jeune femme ni n‘exprime de préférence par rapport au soin porté à l‘apparence. Ce poète sera par conséquent absent de la démonstration suivante sur l‘apparence privilégiée par les poètes de l‘amour chez les puellae.

puella ; l‘établissement des caractéristiques de la jeune femme nous permettra par la suite

de déterminer de quelle manière Ovide construit les personnages mythologiques féminins de l‘Art d’aimer afin de les faire coïncider au portrait idéal ou au contraire, de les façonner à l‘opposé du modèle d‘une jeune femme évoluant dans la société créée par les poètes élégiaques.