• Aucun résultat trouvé

« La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants Qui chantent les transports de l’esprit et des sens. »

Baudelaire1 Le design du futur sera responsable et au service de l’homme. Il devra donc parler à ses sens. Un sens, c’est une fonction qui permet de nous rendre compte d’une perception. Il relève plus de l’émotion que de la sensation. Ainsi, tout ce qui con-court à l’émotion devient sens. On parle du design émotionnel qui touche notre inconscient, touche la corde sensible en nous. Pour les produits, le design tionnel peut passer par exemple par la nostalgie, qui provoque sur nous une émo-tion (relancement de la marque Mamie Nova, vieux packagings Banania, concepts de magasins fondés sur le voyage, la découverte comme Nature &

Découvertes…, une couleur vive et nouvelle comme Essensis de Danone).

Après un siècle d’obligation scientifique, émerge maintenant l’intuition en tant qu’outil de management, appelée « sixième sens », qui permet parfois d’anticiper les événements et de les contrôler. Ce sens se retrouve, par exem-ple, dans des codes couleurs liés au mystère, comme le violet.

On constate le retour du design sensoriel, qui procède du même ressort qu’une collection de prêt-à-porter (lui-même « fashion design ») : à un instant

« t », une coupe ou un motif de tissu plaît ou ne plaît pas au public.

La notion de marketing sensoriel a fait son apparition dès les années 1980.

Cependant, quand on aura dit qu’il faut ajouter du bruit, du goût, de l’olfactif à un produit ou à un packaging parce que « ça, c’est du marketing puisque c’est ce que veulent les gens », on n’aura pas rempli sa mission. Manager avec le sensoriel, c’est humaniser, mettre en prise son public avec sa marque ou son produit, rendre réel, puisque le rôle des sens est finalement de rapprocher l’homme et le réel.

1. Charles Baudelaire, « Correspondance » in Les Fleurs du Mal, Gallimard, 2004.

62 Le designer

© Groupe Eyrolles

Les perceptions extérieures, rendues possibles grâce aux sens, nous font exister et nous font prendre conscience de nous-mêmes. Sans sens, pas d’existence.

Entre un homme et une femme, la batterie mécanique sensorielle mise en marche est très complexe. L’homme voit la femme. Le sens « vue » déclenche un début de désir lié à la libido et des décisions conscientes ou inconscientes.

Décision de poursuivre avec ses sens, de toucher cette femme, de la sentir, de l’écouter, de la goûter. La vue, le toucher déclenchent aussi la sécrétion d’adrénaline. Entre un être et un objet, les relations sont du même ordre : appropriation d’un lieu par la vue des couleurs, l’écoute de la musique. Achat d’un produit par le toucher (vêtement, tapis), l’odeur (le café, les épices sur les marchés), le bruit (la fermeture d’une portière de porte de voiture, les bips des touches d’un téléphone portable)...

Les sens bien « utilisés » provoquent l’harmonie. On connaît tous des lieux où l’on « se sent bien » et qui nous ressourcent. Charles Baudelaire l’exprime bien dans son poème « Correspondance », qui semble d’actualité puisqu’il y replace la nature comme seule source de sens (on le voit avec les tendances liées à la naturalité, au bio, à la transparence, aux formes rondes...). Son propos est repris par Jacques-Alain Miller, psychanalyste, gendre de Jacques Lacan, selon lequel, depuis cinquante ans, le réel n’existe plus puisque l’homme a façonné l’environnement et ses propres sens à sa propre image, que la parole n’est plus échangée, et que seule la nature donne du sens.

La vue est de plus en plus sollicitée, avec 20 000 signaux par jour : des pan-neaux routiers, des enseignes, des affiches, des informations sur nos téléphones portables… Ajouter du sensoriel, c’est faire bouger les yeux – ou les reposer.

L’ouïe paraît regagner du terrain, au sens qu’elle est plus mise à contribution depuis cinquante ans, avec le développement des radios, des chaînes, des télévi-sions, du numérique audio. Depuis peu également, les sonneries des portables, les bips de leurs touches.

L’odorat semble perdu. Les cosmétiques ont imprimé une odeur différente aux femmes puis aux hommes, autre que l’odeur de leur corps. L’homme ne se sent plus, alors que l’odeur humaine est naturelle mais définitivement classée comme mauvaise. Par ailleurs, la nature est apprivoisée, y compris son odeur : les fleurs d’été s’achètent aussi en hiver. Le design peut permettre de retrouver les odeurs du moment, de l’instant, liées à la nature, avec désormais toute la défiance liée à la chimie.

Le design, point d’appui pour l’entreprise 63

© Groupe Eyrolles

Le goût est en voie de disparition parce que l’homme en a peur. Peur de manger des aliments à l’état brut, non traités. Les grandes réglementations n’ont pas terminé leurs effets dévastateurs qui font que, dans vingt ans, on aura perdu les goûts primitifs comme le lait frais, le camembert, pour ne connaître que des goûts dénaturés ou inventés, comme les chips au paprika, ou liés à une vie déambulatoire, comme le fromage en tube au cumin. Un stage de reconnaissance des vins, qui permet de détecter les goûts fondamentaux, comme à Suze-la-Rousse, devrait être obligatoire dès l’école ! Le design doit permettre d’anticiper les moyens pour mettre à disposition les goûts fonda-mentaux de la nature.

Le toucher est pire encore. Les mains servent maintenant, et en tout premier lieu, au pianotement des ordinateurs et aux boutons de réglage (musique). Un peu moins à se saluer. Un peu moins à faire l’amour, par manque de temps.

Moins à manger (un adolescent utilise de moins en moins couteau et four-chette). Moins à bricoler (puisqu’on vend du « tout fait »). Le design sensoriel permet de rechercher des textures de confort, des surfaces qui nous parlent, des aspérités qui ne soient pas que fonctionnelles, qui déclenchent une émo-tion, un plaisir.

Dès 1985, chez Carré Noir, Gérard Caron et Marc Brodin créaient le Labora-toire d’études et de recherche de Carré Noir, afin d’étudier les relations entre design et sens, notamment la musique et le son. À ce jour, qui a repris le flambeau ? Le même Gérard Caron1 jure que le design issu du marketing sen-soriel a une école, celle du Japon, où l’on parle de sensualité en tant que rem-plaçante de l’hypertechnologie.

Le marketing sensoriel est donc l’ensemble des moyens mis en œuvre pour faire qu’un consommateur rencontre le réel, c’est-à-dire le sens de la nature et de la parole. Une règle simple pour déterminer les tendances sensorielles est de s’intéresser à tout ce que l’homme est en train de perdre, par manque de temps et obligation d’urbanité : la nature contre le béton, l’émotion et l’intui-tion contre la mathématicité des décisions, la parole, c’est-à-dire la redécou-verte de l’autre, de la convivialité, contre la solitude des grandes villes.

1. In revue Stratégies, 12 janvier 2001.

64 Le designer

© Groupe Eyrolles

Cinq mini-cas de design sensoriel

La colle Cléopâtre Toute une génération d’écoliers se souvient de la colle à l’odeur d’amande à étaler sur les feuilles à l’aide d’une spatule : la colle Cléopâtre. Aujourd’hui, la PME qui fabrique cette colle particulière s’est tournée vers les loisirs créatifs et s’appuie sur toutes les ressources sen-sorielles pour séduire les utilisateurs. Outre l’odorat de la colle à l’amande, elle mise également sur la vue et le toucher pour des flacons agréables, ainsi que l’ouïe pour le clic d’ouverture.

Estée Lauder : un rouge à lèvres qui éveille les sens

Un étui cannelé couleur or, une texture satinée, un bâton affiné, une odeur pou-drée… Le rouge à lèvres Rouge Signature, né en 1984, a été retravaillé par Estée Lauder. Tous les détails de ce produit ont été étudiés, des cannelures affinées jusqu’au clic et déclic à l’ouverture et à la fermeture de l’étui, afin de se positionner comme un objet raffiné et très chic.

La barre verticale pour se tenir dans le métro

Améliorer le confort du voyage pour l’usager, tel est l’objectif du design sensoriel appliqué aux transports en commun. L’exemple est donné avec Alstom qui s’inté-resse de près au design sensoriel pour sa gamme de matériels de transport ferro-viaire. L’entreprise a notamment travaillé avec l’agence RCP Design Global et son département de design sensoriel Sensolab pour la conception de barres de main-tien. Ces barres en Inox étaient en effet souvent mal perçues par les usagers, car à l’utilisation elles avaient tendance à devenir moites, tièdes et glissantes. Pour remédier à cette impression désagréable, Sensolab a imaginé de nouveaux maté-riaux offrant une sensation différente au toucher de la barre, plus sec et légèrement accrochant.

© Groupe Eyrolles

Le design, point d’appui pour l’entreprise 65

© Groupe Eyrolles

L’aspect sensoriel des véhicules chez Renault

Son émis par le moteur, odeur du plastique de l’habitacle, toucher du tableau de bord… Chez Renault, l’aspect sensoriel des véhicules n’est pas laissé au hasard. Le constructeur a mis en

place une équipe dédiée qui intervient en amont de la fabrication, notamment sur la qualité perçue par les sens. Prenons comme exemple l’une des derniè-res Mégane de Renault, dont la visière au-dessus des compteurs ainsi que la planche de bord, au lieu d’être conçues dans des matériaux rigides, présen-tent une technologie souple qui permet tout de même de garder un son rassurant pour exprimer la solidité.

Brosse à dents Style-Tech : un cœur en métal

Un cou long et fin en métal… Il s’agit de la brosse à dents Style-Tech de Signal (Groupe Unilever). Ce produit, dessiné par le cabinet du célèbre designer de car-rosseries automobiles Pininfarina, a pour objectif d’atteindre les moindres recoins de la bouche, dont les dents du fond. Le cœur en métal unique, en apportant de la solidité à cette brosse à dents, lui permet d’avoir un cou plus fin et plus long pour aller plus loin. Il permet également une bonne prise en mains et donne un rendu élégant à l’objet.

© Groupe Eyrolles

Du son du moteur jusqu’au plastique de l’habitacle : rien n’est laissé au hasard (Renault Laguna).

© Groupe Eyrolles

Chapitre 3

Sémiotique