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CHAPITRE 3. DES PROCESSUS VARIES D’ENGAGEMENT DANS L’EXERCICE REGROUPE

II. Comment s’engager dans un exercice regroupé pluriprofessionnel et dans le travail

II.3. Sens de cet engagement, et rôle social des soins de premier recours

Le rôle social que se donnent les professionnels engagés dans un exercice coordonné pluriprofessionnel est pensé à la fois individuellement et en tant que membre d’une profession donnée, notamment par les médecins généralistes qui souhaitent fortement participer à la redéfinition et à la reconnaissance de leur spécialité, et par certains paramédicaux (infirmiers, diététiciennes, orthophonistes) qui souhaitent faire évoluer leur profession. Ce rôle social est aussi pensé collectivement, en le réunissant sous la bannière des « soins primaires », ou exceptionnellement des « paramédicaux réunis ». Ce rôle social renvoie à deux aspects : l’offre de service à mettre à disposition des usagers, dont nous verrons le détail dans le chapitre 4 et une vision

renouvelée des soins primaires passant par une réforme organisationnelle et leur repositionnement au sein du système de santé.

Ce rôle social se construit au fil des projets et des interactions, les promoteurs de la MSP et les porteurs de chaque action nouvelle se trouvant dans une situation d’entrepreneur-frontière (Bergeron et al. 2013)510, développant plus ou moins certains aspects de pratique en fonction de leurs interlocuteurs. Nous le préciserons après avoir décrit les activités déployées (dans le chapitre 4).

Ici, nous nous contentons de souligner quatre éléments qui entrent dans la construction de ce rôle social :

Premièrement, parmi les éléments constitutifs de ce rôle social, ressortent notamment les suivants : le fait que les professionnels sont prêts à « assurer une mission de quasi service public » (médecin coordinateur MSP X). Il s’agit pour eux, collectivement, de devenir un interlocuteur visible, participant à la régulation de l’offre de soins au niveau du territoire, se plaçant « en avant poste de la maison médicale de garde », redistribuant les tâches et les compétences pour recourir le moins possible à l’hôpital (nous le montrerons plus clairement dans le chapitre 4). L’un des objectifs affichés est de remplacer la médecine de réseau par une médecine de territoire, ou en tous cas d’assurer la prééminence de la seconde, créant une situation de concurrence entre diverses formes organisationnelles.

Deuxièmement, comme on peut le constater à travers les extraits d’entretien, l’exercice pluriprofessionnel apparaît aujourd’hui comme une voie de « ré-enchantement professionnel » pour certains médecins âgés (Bouchayer 1994). Dans le même sens, et cette rupture est significative, on observe que les jeunes médecins généralistes n’ont plus l’attitude de rejet qu’avaient leurs aînés pour une médecine collective, répondant à une mission de service public. L’évolution des réalités sociologiques de l'exercice du métier de médecin est perceptible dans les discours rapportés ici et rejoint le constat posé par Anne-Chantal Hardy : « Alors que les générations plus anciennes, et même les pouvoirs publics, n'ont pas réellement envisagé une « autre » médecine libérale, les jeunes médecins l'ont inventée. Là où la « liberté » se traduisait en une totale disponibilité, ils l'ont aménagée pour se la partager. Là où la peur du salariat et du « fonctionnariat » faisait frémir leurs aînés, ils pourraient y voir plus de protections que de contraintes. Là où le « colloque singulier » devait ne laisser aucun tiers s'immiscer entre le médecin et le patient, les plus jeunes aspirent à ne pas se retrouver seuls face à la multiplicité des problèmes auxquels ils sont confrontés. Et là où d'aucuns se refusaient à laisser les intérêts collectifs guider leur action, les médecins d'aujourd'hui ne trouvent pas indécent de se penser destinataires d'une mission de service public » (Hardy 2013: 634- 635). Mission de service public qu’on retrouve surtout dans l’idée de la continuité des soins. Même si le choix d’exercer en MSP n’est que l’un des nombreux possibles ouverts aux jeunes professionnels, « aptes à exercer un grand nombre de fonctions médicales dans des contextes variés » (Bloy 2011), on peut se demander si, dans une société où les formes antérieures d’identification durable à des

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Bergeron, H., Castel, P. & Nouguez, E., 2013. Eléments pour une sociologie de l’entrepreneur frontière. Revue française

rôles établis ou à des « nous» communautaires sont déstabilisées (Dubar 2000)511, une nouvelle

forme d’identité n’est pas en train de se recomposer autour d’une pratique regroupée en médecine générale.

Troisièmement, il faut souligner la force de la logique proprement professionnelle qui émerge à travers l’analyse de ce qui fonde pour les professionnels la qualité de leurs pratiques et de leurs conditions d’exercice. Cette logique laisse peu de place à la logique de santé publique censée sous- tendre la démarche de développement de nouvelles actions par les professionnels, comme le montre le peu de cas fait généralement des « diagnostics de besoins territoriaux » qui font partie de la démarche d’élaboration d’un projet de santé :

« Les médecins, ils n’en ont rien à faire du diagnostic de territoire. Evidemment qu’ils savent très bien qu’ils sont soit dans une zone où c’est la précarité ou c’est de l’hypertension. Les médecins, vous les réunissez, vous leur dites : « c’est quoi votre diagnostic de territoire ? » Il n’y a pas besoin de faire une étude, qui prend du temps et qui ne sert de toute façon pas à grand- chose. » (Médecin, MSP C)

Cette tension entre logique professionnelle et logique de santé publique avait été soulignée par le sénateur Juilhard (2007) et rappelée par Pierre Lombrail (Op. cit. 2014). Nous reverrons ce point en montrant plus loin de quelle manière les professionnels choisissent d’orienter le développement de leurs projets. Cet écart met en relief l’aptitude au changement de ces médecins dans la mesure où il ne leur est pas imposé mais où ils en demeurent les promoteurs et les acteurs principaux, si ce n’est exclusifs, constat qui participe d’un des enseignements et résultats originaux de ce travail de thèse.

Quatrièmement, et cela prolonge la remarque précédente, peu de professionnels anticipaient ce qu’allaient être les exigences du travail pluriprofessionnel en MSP et de la contractualisation avec l’ARS. D’où il résulte des formes d’engagement diverses selon les priorités des professionnels attachées à certains moments de leur vie personnelle ou professionnelle (jeunes mamans qui ne font que du soin, retraités qui lèvent un peu le pied, etc. ), et d’où vient aussi la nécessité de laisser du temps au processus qui conduira à la constitution d’une structure adoptant et revendiquant un rôle social plus partagé, co-construit et affirmé. Le rôle social identifiable aujourd’hui résulte encore d’un empilement d’actions que nous décrirons plus loin.

Conclusion :

Quelle place pour les approches de prévention dans les processus d’engagement observés ?

A l’issue de cette analyse des aspirations des professionnels de soins primaires lors de leur engagement dans une dynamique de regroupement pluriprofessionnel, on peut noter la faible place qu’y occupe la prévention, au sens strict, peu citée spontanément ou explicitement.

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Pourtant, de l’analyse d’entretiens collectifs plus spécifiquement centrés sur la prévention, réalisés par l’APMSL avec des professionnels exerçant dans des MSP, il ressort que la prévention est pour eux indispensable, qu’elle fait partie intégrante de leur rôle. Ils valorisent le fait qu’elle soit à la fois un élément de qualité des pratiques et qu’elle améliore leurs conditions de travail. Ainsi premièrement, pour eux, la qualité des pratiques de soins primaires est améliorée par une prévention qui déplace la prise en charge vers la santé et la qualité de vie, sans se limiter au dépistage, et qui donne une place plus active aux personnes soignées. Deuxièmement, pour ces professionnels, la prévention améliore leurs conditions de travail dans deux dimensions. D’une part, comme l’exprime un homme médecin de 58 ans, exerçant depuis trois ans dans une MSP, c’est un « moyen de donner du sens à l’exercice de la MG » et de « se faire plaisir à travailler », en réponse à la « frustration au cours des années d’exercice de ne pas pouvoir élargir le champ d’exercice de la médecine générale » (Op. cit : 57). D’autre part, développer une approche préventive à l’égard des patients contribue à prévenir le risque de burn-out ou de démobilisation devant certaines situations de patients très complexes, car pouvoir se rencontrer aide les intervenants agissant à des niveaux différents à se tenir au courant, à trouver des solutions, à conforter leurs interventions respectives, à se soutenir émotionnellement. Comme l’exprime une femme médecin âgée de 30 ans, exerçant dans une MSP depuis deux ans, « ça prévient notre propre démotivation » (APMSL 2013: 54)512.

La prévention du burn-out et de la dégradation de l’exercice de soins primaires est par contre au premier plan des discours qui nous ont été tenus, avec une visée de préservation de la force de travail des professionnels au service de la santé de leurs concitoyens, avec un vrai engagement notamment dans des zones en voie de désertification (qui donne du sens à la mission de service public assurée par la médecine de proximité).

Lorsque la prévention a été explicitement évoquée par nos témoins, c’est à travers la question de l’approche « globale » et de l’idée d’« anticiper » les prises en charge, qui apparait très limitée par les modalités de rémunération des médecins à l’acte :

« C’est pas une partie de plaisir de venir voir le docteur, il faut accepter ça. Donc, si on peut retourner un petit peu les choses, en disant : « vous allez venir nous voir pour apprendre à ne pas trop venir », c’est quand même vachement bien. Comme je le disais à mes patients : « vous payez un abonnement, vous êtes toujours en bonne santé et moi, je vais à la pêche, c’est formidable ». Ça, c’est la capitation. « Au contraire, je vous paye à l’acte, je vous guéris jamais complètement, comme ça vous revenez toujours ». Et les gens, ils disent : « c’est pas con votre truc ». Mais c’est ça qui est important, la prévention c’est la capitation, vous payez un abonnement chez le docteur. C’était l’histoire du référent, l’histoire du médecin référent. » (médecin 1, MSP C)

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APMSL, 2013. Mettre en œuvre des actions de prévention en maisons de santé pluri-professionnelles : besoins, expériences modélisantes et perspectives, Nantes : Association des pôles et maisons de santé libéraux des Pays de la Loire.

CHAPITRE 4. COMMENT LES TRANSFORMATIONS DE PRATIQUES S’OPERENT-ELLES DANS