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CHAPITRE 3. DES PROCESSUS VARIES D’ENGAGEMENT DANS L’EXERCICE REGROUPE

I. Pourquoi s’engager dans une MSP en projet, dans une commune de banlieue

I.1. Une finalité sociale et sanitaire sous-tendue par des enjeux professionnels et des trajectoires individuelles

Face au constat sanitaire, social, démographique et organisationnel alarmant décrit dans la partie I du chapitre 2, les médecins promoteurs du projet X défendent une configuration de MSP ayant une finalité sociale et sanitaire, sous-tendue par leurs enjeux professionnels et leurs trajectoires individuelles. Le modèle de santé qu’ils souhaitent développer repose sur une mosaïque de principes généraux et personnels mêlés, dans une approche fondée sur les préceptes récents de la médecine générale et sur des postulats de santé publique, doublée d’une approche par territoire qui rompt avec la vision dominante des soins par organe ou par spécialité. Ils ont en tête un idéal organisationnel « en étoile », centré sur une équipe de soins primaires. Ils expriment le besoin de développer des activités éducatives pour contribuer à la réduction des inégalités de santé liées à des déterminants sociaux notamment.

Dans leur « problématisation » des enjeux (Callon 1999), ces médecins innovateurs donnent ainsi à leur projet une double finalité politique mais aussi professionnelle : faciliter à la population l’accès aux services de soin et de santé publique, et améliorer les conditions d’exercice pour favoriser l’installation de jeunes médecins et paramédicaux, ce qui passe selon eux par un positionnement différent des acteurs de soins primaires.

Pour l’un, ce projet s’inscrit en droite ligne de son engagement politique de plus de vingt ans pour « créer un système d’organisation des soins qui permette l’accès aux soins » à travers un militantisme syndical qu’il décrit comme « un rôle politique, pas un rôle corporatiste » (médecin 2, 2012), puis à travers l’activité qu’il a développée dans le cadre de l’ASV. Toutes ces actions ont pour lui l’objectif d’« arriver à réduire les facteurs de risque de notre population, avec une prévalence du diabète très très importante » (Médecin 2, 2012).

Il s’agit également d’une démarche morale, de préserver les principes et valeurs du système comme l’indique un kinésithérapeute : « Ce qui m’intéresse dans ce projet, ce sont les valeurs. Je suis attaché à un système de soins socialisé accessible à tous et je veux m’investir pour son maintien ».

Le consultant auquel les médecins ont fait appel le formule alors en termes de « cohésion sociale, une question fondamentale [liée à] l’accès aux soins, [justifiant de faire] des focus dans des ZUS [pour jouer sur] la capacité d’accès aux soins financière mais aussi culturelle et géographique ».

Ce faisant, ce projet s’inscrit dans la perspective politique qu’ouvre la loi HPST pour l’offre de soins libérale, faisant « de l’accès aux soins le symbole d’une véritable citoyenneté et d’une insertion sociale » (Schweyer 2010: 399) dans lequel le développement des maisons de santé peut être vu comme « une urgence citoyenne » (Dépinoy 2011).

La seconde finalité, pragmatique, celle du maintien d’une offre de soins dans leur commune, est annoncée dans une lettre d’information à l’intention des professionnels : « l’enjeu est d’améliorer l’accès à la santé de nos patients par une bonne utilisation des ressources existantes, d’apporter

qualité et confort aux professionnels… à condition qu’il en reste sur notre ville ». Mais il s’agit aussi de pouvoir mieux coopérer avec les autres acteurs locaux.

Rechercher « ce que résout le projet » (Latour 1992)501 révèle certains enjeux du positionnement des « soins primaires » et de la « médecine générale » vis-à-vis des autres acteurs du secteur sanitaire et social : des enjeux de visibilité, de légitimité et de rôle dans l’offre de soin et de santé publique, ainsi que dans la formation. Créer une institution (la MSP) à personnalité morale, interdisciplinaire, représentant des pratiques étiquetées soins primaires, vise à les sortir de l’invisibilité et à les constituer en interlocuteur légitime pour les autres structures sanitaires et sociales. « Il faut que les soins primaires deviennent visibles. Parce que nous on fait des tas de choses mais personne ne le sait. On a du mal à travailler avec d’autres. Donc le but c’est qu’on soit formalisé, visible » (médecin 3, 2011). Les autres sont la municipalité, partenaire incontournable pour légitimer les actions développées et les financer, et les hospitaliers, afin de modifier le rapport de force en faveur des soins primaires. « On ne veut pas des réseaux qui viennent de l’hôpital et nous imposent des manières de faire et des méthodes de travail. Un certain nombre d’hospitaliers doivent comprendre qu’il faut aussi un peu changer les manières de faire… » (médecin 3, 2012). Vis-à-vis des spécialistes libéraux, il s’agit « d’arriver à mettre (en place) des moyens pour mieux communiquer » (médecin 2, 2011) et de résister à leur vision dominante du médecin généraliste aux avant-postes d’une médecine centrée sur les spécialités, telle qu’elle transparaît dans le discours d’un gynécologue au cours d’une réunion collective à la mairie en 2011 : « Il y en a plein ici des généralistes regroupés. Donc je ne vois pas l’intérêt de faire encore une nouvelle structure qui regroupe plus de généralistes […] Ce qui serait plus intéressant, c’est de faire une grande structure avec plein de spécialistes à l’intérieur et il y aurait des généralistes qui seraient dans chaque quartier, et à chaque fois qu’ils ont un souci, ils ré-adressent à la maison des spécialistes ». Enfin, le rôle de l’équipe de soins primaires dans la formation initiale et continue des soignants est pensé dans ce projet : « Le département de médecine générale a besoin de médecins qui puissent encadrer des thésards. [La MSP] c’est idéal. Et pour les médecins, petit à petit, leur donner des moyens d’encadrement [...] En profiter aussi pour que la thèse soit un moyen de donner une culture scientifique aux médecins » (médecin 3, 2012).

L’identité de la médecine générale (Bloy 2010a) trouve ici un terrain favorable pour s’affirmer avec la création d’une « nouvelle élite médicale » en médecine générale, liée à l’université mais se repositionnant autour d’un lieu extrahospitalier défini (Schweyer 2010b). Mais la dimension de formation dépasse localement les seuls généralistes et est pensée en lien avec une école d’infirmières et une école de secrétaires médicales, positionnant les MSP comme des structures « appelées à devenir les CHU de la proximité »502.

501

Latour, B., 1992. Aramis ou l’amour des techniques, Paris: La découverte.

502

Comme cela a été évoqué lors d’une table ronde sur l’exercice pluriprofessionnel en soins primaires animée en 2009 par la Haute autorité de santé.

I.2. Un modèle de soins primaires fondé sur une mosaïque de principes généraux et personnels

L’atteinte de cette double finalité sociale et sanitaire passe dans ce projet par un nouveau modèle de prise en charge construit à partir de trois sources d’inspiration « agrégeant des positions diffuses » (Lascoumes 1996: 336-337) : des principes issus de certains travaux récents de refondation de la médecine générale, des concepts de santé publique et l’opposition à des modèles « repoussoirs ». Toutefois, si ces principes renvoient parfois à des modèles historiques anciens comme ceux de la médecine sociale et hygiéniste du 19e siècle (Pinell & Steffen 1994), ou des centres de santé de

l’après-guerre (Steffen 1985), les promoteurs du projet n’y font pas explicitement référence. Les modèles mobilisés et l’utilisation très personnelle qui en est faite révèlent une vision habitée par la situation politique, par les positions professionnelles des acteurs et par le type de patients suivis.

Leurs propositions prennent en premier lieu explicitement appui sur des modèles conceptuels envisagés depuis une vingtaine d’années, que certains des porteurs ont contribué à faire émerger. « Sur le référentiel métier, dans les années 1995, on avait travaillé avec des consultants en sciences humaines et on avait un comité de pilotage avec d’autres médecins d’autres organismes (…), tout ce qui est maintenant en train de bouger, conceptuellement c’était déjà là-dedans… » (médecin 1, 2012). Ils se saisissent donc d’un contexte favorable pour mettre à l’épreuve ces principes dans des modèles organisationnels innovants. « On expérimente en grandeur nature, ici ! C’est intéressant parce qu’on travaille sur les concepts en même temps qu’on travaille sur la réalité » (médecin 1, 2012). Dans ce projet de MSP, on retrouve aussi la plupart des principes affirmés par les enseignants de médecine générale dans le référentiel publié en 1996 (Pouchain et al. 1996)503, comme par

exemple « l’approche globale » posée ici comme un préalable à toute prise en charge : « Ici on ne peut pas faire autrement, nous-mêmes professionnels de santé, nous sommes en difficulté permanente pour le soin si on ne prend pas la dimension culturelle, sociale en compte » (médecin 3, 2011).

Ce projet de MSP renforce également l’intégration de concepts de santé publique présents dans le référentiel de 1996, en faisant référence à la fois au domaine de pratiques de l’« éducation pour la santé » et à de nouvelles manières de penser les prises en charge, mobilisant les notions d’« approche par population », de « parcours du patient » ou d’« approche par territoire », qui répondent aux objectifs énoncés dans la loi HPST.

D’une part, il s’agit de faire appel à des approches « éducatives » pour répondre aux inégalités sociales de santé, aujourd’hui fortement médiatisées sous l’acronyme ISS : « Ce qui peut être intéressant dans ce projet, parce que nous sommes à X, c’est l’interaction de ces questions : éducation pour la santé et ISS. Comment par la formation, l’éducation, et sur quels sujets on peut influer sur les ISS ? » (médecin 1, 2011) ; mais aussi pour « gâcher un peu moins d’argent, se ré-apercevoir que le relationnel, l’accompagnement, c’est majeur » (médecin C, 2011). D’autre part, le projet s’approprie un raisonnement de « santé publique » en essayant de penser de front une approche par population

503

et une approche territoriale, qui toutes deux imposent une articulation, une coordination entre les acteurs :

- médecin 3 : « Il faut qu’on garde vraiment la vision globale du système, et pas par pathologie, ça n’a aucun sens !

- médecin 1 : Donc il faut qu’on ait quelque chose sur les maladies chroniques, sur les personnes âgées, et puis peut-être autour de la dépendance… et la dépendance, ça s’articule forcément avec les réseaux plus ou moins proches (…) Parce qu’au niveau de la médecine générale, il faut qu’on ait des types de patients et des types de prises en charge où on regroupe un certain nombre de pathologies (…) Dans une vision transversale, ça va correspondre peut-être à des équipes de travail différentes, parce que les prises en charge sur les patients, in fine, ne sont pas les mêmes. Et les intervenants ne sont pas les mêmes non plus. Et les territoires non plus (...) Parce que les maladies chroniques c’est : formation, éducation, suivi... Tu as à la marge l’hôpital… tu vois un spécialiste.

- médecin 3 : Oui, uniquement dans les cas graves.

- médecin 1 : Tu as la géronto… toutes les personnes âgées avec des problèmes spécifiques, la dépendance, (... donc) la proximité sur X (la commune), sur D (structure de coordination médico- sociale), sur l’hôpital, sur les institutions de la personne âgée. Après tu as la personne dépendante jeune, et alors là tu as beaucoup plus le lien avec l’hôpital, tu as E (réseau de soins palliatifs)… et là tu as moins de proximité finalement par rapport aux acteurs locaux.

- médecin 3 : Oui, parce que là on va gérer ça sur un territoire un peu plus large » (entretien collectif, 2011).

Cet investissement dans une approche par territoire, qui prend une importance croissante depuis une dizaine d’années dans les politiques publiques (Lucas-Gabrielli & Coldefy 2013)504, constitue un point central du projet. Vollaire rappelle, suivant Foucault, que le « territoire, c’est sans doute une notion géographique, mais c’est d’abord une notion juridico-politique : ce qui est contrôlé par un certain type de pouvoir » (Vollaire 2013: 29)505, tout en soulignant que c’est aussi un lieu de

contrepouvoir, d’où l’importance pour les médecins généralistes engagés dans le projet de maîtriser la définition des thématiques et des territoires. Enfin, ces médecins innovateurs marquent leur opposition à des modèles « repoussoirs », trop proches pour eux des modèles par pathologie ou spécialité. C’est le cas, par exemple, pour l’approche dite d’« éducation thérapeutique du patient » (ETP) promue depuis 2007 par les autorités de santé, qui, selon eux, cloisonne les acteurs autour de pathologies tout en les mettant en concurrence pour obtenir des financements. Ils préconisent au contraire de réorienter ce « concept à la mode (... vers) la prise en charge collective et au long cours des pathologies chroniques : suivi coordonné, qui fait quoi pour le patient, comment ça s’articule, comment on se coordonne autour d’un patient... » (médecin 1, 2011).

504

Lucas-Gabrielli, V. & Coldefy, M., 2013. Le territoire comme élément structurant de l’organisation des soins. Actualité et

dossier en santé publique, 3(82), pp.32–34.

505

I.3. Un idéal organisationnel « en étoile » centré sur une équipe de soins primaires et un réseau local

« Tenter d’insérer (ces principes) dans les dispositifs intellectuels et pratiques existants pour en faire des problèmes traitables », en « recyclant des pratiques établies » (Lascoumes 1996 : 336-337) nécessite, selon ces médecins, une organisation centrée sur une équipe de soins primaires, liée à un « territoire », répondant aux enjeux de positionnement des soins primaires au sein du système de santé. « Notre concept, c’est l’équipe de soins de proximité, avec les acteurs de premier recours. C’est eux qui doivent prendre en charge un certain nombre de choses qui concernent le patient en proximité. Pour ça, il y a besoin d’une certaine formalisation de l’équipe ou des équipes, et d’appui ou de structures d’appui, soit en proximité, soit sur un territoire plus large selon les sujets, pour nous aider justement à la coordination, à l’éducation (…), et on voudrait des permanences pour l’articulation avec les fonctions médicosociales et avec des fonctions aujourd’hui remplies par l’ASV » (médecin 1, 2012). L’équipe de soins primaires représente un noyau de pratiques qui prend son sens en tant que point d’interface dans lequel s’articulent des activités sanitaires de premier et de second recours et des activités sociales, constituant un espace ressource pour tous les acteurs concernés. « Ce qui compte ce n’est pas tellement la maison et les murs… il y en aura ! C’est plutôt un truc en étoile, c’est-à-dire une maison avec des professionnels et des ressources, type ASV, et que ça soit en réseau avec les professionnels qui ne seront pas dans la maison et dans les murs » (médecin 1, 2011). Les acteurs du projet ont pour la plupart déjà expérimenté des organisations innovantes qui leur ont donné envie de transférer ces expériences, en particulier celle du dépistage des cancers féminins où ils se sont « appuyés sur le social, l’animation dans les Espaces de quartier… » (médecin 1, 2011) et celle du réseau E de soins palliatifs qui leur « a fait découvrir une autre façon de travailler, beaucoup plus efficace pour nos patients, et pour nous c’était un confort » (médecin 3).

Le projet s’inscrit dans une histoire locale, qui le rend possible : « Tout ça, c’est une histoire lente. C’est des histoires qui viennent avec le réseau… le réseau E [de coordination en gérontologie et soins palliatifs]… c’est vraiment le travail de P [médecin généraliste, coordinateur du réseau] qui a réussi à mettre ensemble et à partager des savoirs entre les professionnels de santé. Et en fait, on vit toujours sur cette dynamique qu’il a réussi à insuffler, malgré les aléas. Que ce soient les hospitaliers ou les libéraux, c’est cette dynamique-là, cette impulsion de P qui a fait basculer quelque chose. Donc les problématiques des réseaux soins palliatifs et la problématique du projet de santé, en réalité on surfe sur ce mouvement… C’est pour ça qu’on arrive à faire ça. C’est parce qu’il y a un travail préparatoire qui a été fait il y a 10 ans avec cette mise en place qui a plu à tous les professionnels » (médecin 3, 2013)

Cependant seuls certains types de réseaux sont considérés comme des modèles organisationnels pertinents pour les acteurs de soins primaires, comme le prônaient les promoteurs de l’expérience de Lubersac santé dans les années 80 :

« Le principe des réseaux, oui ! Mais les réseaux thématiques, non ! […] ça a été un outil d’organisation pour mettre les gens en dynamique, en équipe, en coopération, en formation... Mais cette vision est conceptuellement absolument incompatible avec la médecine générale. Donc on se retrouve beaucoup mieux maintenant sur tout ce qui est réseau de santé sur un territoire, ça oui ! Mais en même temps, notre analyse politique là-dessus, c’est que […] tous ces réseaux ils oublient un peu entre guillemets les soins primaires. En fait c’est un court-circuitage » (médecin 1, 2012). Mais le changement souhaité n’est pas que pour les autres et un aspect notable de ce projet est l’affirmation

de la nécessité d’un changement de « culture professionnelle » pour eux aussi : « Quand on est médecin, même si on a envie de faire quelque chose de différent, on est toujours porteur, qu’on le veuille ou non, d’une culture très médico-centrée… libéral-centrée… mon patient, etc. Donc il va falloir lutter contre nous-mêmes pour réussir ce changement culturel dans les pratiques… c’est probablement le plus dur d’ailleurs ! (...) Donc il y a des éléments qui vont être directement liés à ce qu’on va réussir à construire comme mode de fonctionnement entre nous, les places qu’on va savoir donner à chacun, etc. » (médecin 3, 2012). La construction d’une MSP étant un projet de longue haleine, « il faut que ça tienne le coup sur la durée, jusqu’à ce que ça se monte. Il faut qu’on arrive à impliquer d’autres gens petit à petit, et je pense qu’il y a du potentiel ! Il y a des gens qui auraient envie de s’impliquer sur des thématiques, des choses comme ça. Donc il faut qu’on arrive, nous, en tant que comité de pilotage, à repérer et peut-être à déléguer à des gens. Par exemple, pour moi, la construction de la place de l’infirmière dans ce comité de pilotage avec trois médecins est très symptomatique. C’est très important parce que si elle arrive à faire sa place, vraiment, avec des idées portées comme paramédicale, ça sera un élément de réussite. Ça veut dire qu’on pourra réussir à le faire avec des pharmaciens, qu’on pourra réussir à le faire avec d’autres » (médecin 3, 2012).

II. Comment s’engager dans un exercice regroupé pluriprofessionnel et dans le travail