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« Tout mouvement de quelque nature qu’il soit est créateur » (Edgar Allan Poe)513

La manière dont se transforment les pratiques de soins primaires est étudiée à partir des approches conceptuelles évoquées dans le chapitre introductif (§ 3.1.1). Dans la partie I de ce chapitre514, nous prolongeons l’analyse fondée sur les outils de la sociologie de l’innovation (Akrich et al. 2006; Callon 1986), initiée dans le chapitre précédent en s’intéressant aux opérations de « problématisation » du regroupement en soins primaires, en mettant cette fois l’accent sur les opérations d’« intéressement des acteurs », d’« enrôlement » et de « mobilisation des alliés », au cours desquelles la « problématisation » évolue au fur et à mesure. Dans la partie II515, nous mobilisons à nouveau l’approche interactionniste (Strauss 1992) pour étudier la façon dont les professionnels des MSP interagissent entre eux et avec leur environnement dans la construction et la mise en œuvre d’un exercice regroupé pluriprofessionnel. Dans la partie III, nous nous référons à la sociologie des instruments de gouvernement (Lascoumes & Le Galès 2004b) pour étudier les instruments d’action publique mobilisés dans les MSP, à la fois en tant que traceurs du changement et porteurs d’effets propres.

I. Construire et innover localement à partir d’alliances et de traductions entre des acteurs de différents mondes

Envisagée comme une innovation locale, la construction du projet de la MSP X s’accompagne d’opérations multiples de traduction entre différents acteurs qui, malgré leur proximité géographique, agissaient auparavant de manière parallèle et déconnectée.

Pour promouvoir leur initiative et la faire avancer, les porteurs du projet utilisent leurs multi- positions sociales (soin, engagement municipal, militantisme syndical, enseignement et recherche) comme un atout pour « mobiliser un cercle élargi d’alliés » (Callon 1986 : 193) et vont surtout se saisir de toutes les opportunités disponibles, sans en négliger aucune, pour permettre une « diffusion élargie des constructions effectuées » (Lascoumes 1996 : 337). Dans la commune de X, l’impulsion

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Allan Poe, E., 1856, Histoires extraordinaires. Nouvelles traduites et réunies par Charles Baudelaire.

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Ces résultats sont extraits de l’article publié en 2014 dans la revue Sciences sociales et santé (Fournier 2014a).

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De premiers éléments d’analyse de ces processus d’engagement ont été publiés dans la revue Questions d’économie de la santé (Fournier, Frattini, et al. 2014b) et dans le rapport en ligne sur le site de l’Irdes (Fournier, Frattini, et al. 2014a). Ils ont été approfondis pour une présentation lors du colloque de Lorient sur « les soins de première ligne » en octobre 2014.

politique donnée par la loi HPST a motivé la préfecture. Après une étude démographique en 2008516

et une première tentative malheureuse de mobilisation des professionnels et des élus locaux, « la préfète a commencé à dire qu’il était quand même curieux que dans des villes comme les nôtres il n’y ait pas un mouvement sur une maison de santé pluridisciplinaire (...) Elle m’a téléphoné et nous a redonné une dynamique, nous avons réinvité les gens, et là c’est reparti. En fin de compte c’est bien la décision d’État qui nous a permis de dire qu’il y avait quelque chose à faire » (médecin 2, 2011).

Porteurs d’une réflexion sur l’efficience des soins et la santé publique, ces médecins innovateurs créent mi-2010 une association Loi 1901 ayant pour objet la réorganisation de l’offre de soins au niveau de la commune et vont accéder cette même année à une enveloppe nationale régionalisée visant à moderniser l’offre de soins de premier recours517, puis en 2011 à des financements de l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (Acsé) fléchés vers les ZUS. Localement, les enjeux de régionalisation de la politique de santé (l’ARS soutient ce projet comme un « modèle » unique dans la région) rejoignent ceux de la politique de la ville et de l’aménagement du territoire (la commune a reçu une dotation importante dans le cadre du Projet national de rénovation urbaine)518, qui rencontrent eux-mêmes opportunément les contraintes matérielles de

« mise aux normes » des cabinets des professionnels de santé.

Le projet prend alors place dans une configuration plus large d’acteurs moins sensibles car moins exposés aux tensions de concurrence depuis la diminution des effectifs médicaux, et dans laquelle des blocages locaux liés aux positions syndicales de certains généralistes plus éloignés du projet sont progressivement levés du fait de la démographie décroissante et grâce à l’intervention du consultant : « Le plus gros succès de ma mission, c’est d’avoir permis que des gens qui étaient contre deviennent neutres » (Consultant 1, 2011).

Les promoteurs sont cependant conscients de la difficulté de l’entreprise, pour des raisons qu’ils analysent comme principalement « culturelles », en réalité liées à la reconfiguration des juridictions professionnelles et des modes d’interaction : « Le problème en tous cas ici pour réussir cette histoire là, il n’est pas financier ! Parce qu’on est dans une configuration où il y a plein de gens qui ont envie que ça se crée. Donc pour moi le problème n’est pas là, même si ce n’est pas spécialement facile et si ça demande un certain nombre de négociations. Le problème est vraiment culturel. C'est-à-dire comment on arrive petit à petit à mettre en place des pratiques de travail différentes… pour cela, il faut savoir utiliser l’espace de manière différente, il faut savoir créer des réunions de travail… il faut aussi des modes de rémunération différents. Donc il y a des éléments qui vont être directement liés à ce qu’on va réussir à construire comme mode de fonctionnement entre nous, et aux places qu’on va savoir donner à chacun » (médecin 3, 2012). Pour cela, il importe de donner une traduction plus concrète au projet, c’est à dire de préciser le contenu des pratiques qui s’y rattachent.

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Proposée gratuitement par l’association Regroupement implantation redéploiement (RIR) d’Île-de-France liée aux Unions régionales des professionnels de santé.

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Il s’agit du Fonds d’intervention pour la qualité et la coordination des soins (FIQCS), dotation sur 3 ans qui sera intégrée à partir de 2011 dans le Fonds d’intervention régional (FIR) géré par les ARS.

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I.1. Rendre visibles les nouvelles pratiques envisagées

À côté de la recherche de financements publics, la phase de préparation du projet repose, d’une part, sur un travail étroit avec la mairie et l’ARS pour l’inscrire dans les dispositifs et les politiques de santé locaux (le projet sera inscrit dans le CUCS et le CLS en 2011) et, d’autre part, sur la réalisation d’un « diagnostic d’opportunité » confié par l’association des professionnels à un consultant en santé publique rémunéré grâce au FIR. Ce consultant, après avoir rencontré une cinquantaine d’acteurs locaux, propose une nouvelle mise en forme du projet dont il reformule, en fait retraduit, l’objectif. Il s’agit de « pérenniser l’offre de soins sur le territoire, et mettre en place les conditions d’une pratique mieux coordonnée et plus adaptée à une population à la composition plurielle mais en majorité fragile vivant dans la ZUS et alentours (… et) réduire les ISS (… par) une meilleure prise en compte de la population défavorisée dans le cadre d’un accès amélioré aux soins et aux activités de prévention » (Consultant 1). L’association désigne en 2011 un comité de pilotage comprenant une infirmière (nommée présidente) et trois médecins généralistes. Ce comité d’« activistes » (selon les termes du médecin 2) se donne deux axes de travail :

- impulser une dynamique collective de maison de santé (MSP), pour mobiliser un noyau de professionnels médicaux et paramédicaux sur un objectif de regroupement physique dans un local unique. Cette partie du travail implique huit médecins généralistes, un biologiste, quatre infirmières, deux diététiciennes, un podologue, deux kinésithérapeutes et des dentistes. Plus ambitieuse conceptuellement et dans ses conditions de réalisation, elle occupe une place majeure dans le développement politique et médical du projet ;

- initier une dynamique dite de pôle de santé (PSP), c’est-à-dire une mobilisation de l’ensemble des professionnels sanitaires et sociaux des secteurs public et privé du territoire autour de l’amélioration des « parcours de soins ». Un des premiers travaux interprofessionnels est un programme d’ETP sur le diabète en 2012, avec en arrière-plan un travail avec des hospitaliers et des réseaux sur une meilleure articulation des prises en charge, qui débouche sur un colloque en 2013 et la planification de rencontres régulières.

L’association prend ainsi position dans l’offre locale de soins et de santé publique. « Depuis qu’on est visibles, nous qui avons fait l’association, ça change tout ! Parce qu’il y a une personnalité morale, par exemple l’hôpital contacte l’assoc ! » (médecin2, 2012) Cependant, le projet est freiné et réorienté par une série de difficultés, d’abord sur le plan immobilier puis lors du déploiement du programme d’ETP.

I.2. Péripéties de la maison de santé : des difficultés de traduction entre professionnels de santé et élus locaux

Le comité de pilotage se heurte rapidement à des difficultés immobilières. L’achat d’un local se trouve contrarié par l’absence de soutien financier de la mairie. Ses promoteurs estiment que la MSP répondra à des missions plus larges que le soin et que les espaces réservés à améliorer l’accès aux soins (information, éducation, formation) ne doivent pas être à leur charge : « Ce n’est pas aux professionnels d’investir pour garantir l’accès aux soins à X et pallier aux difficultés de l’État dans le maintien de soins de premier recours » (médecin 2, 2011). Des surcoûts sont aussi à prévoir pour la localisation de la future maison. « Si on dit que l’urgence c’est d’être en proximité de la ZUS, il faut

que ce soit quelque chose de sécurisé… on ne peut pas demander aux professionnels de porter la sécurité » (consultant 1, 2011).

Contrairement à certaines collectivités demandeuses (Bras 2011b), les élus mettent ici en avant les risques de s’associer à un projet qu’ils jugent de leur point de vue non maîtrisé, comme en témoignent les propos du maire dans une réunion en 2011 : « Il faudrait qu’on ait plus de concret sur le mode d’organisation, la gouvernance et les coûts parce que soit c’est une structure complètement autonome et on ne met aucun financement, soit si c’est une structure autonome qui veut un minimum que les collectivités participent, il faut qu’on sache où nous allons et quels sont les risques ». Si le maire accorde une préférence d’accès à un futur local dans son programme immobilier, son refus d’intervenir dans la négociation entre les professionnels de santé et le promoteur, puis sa proposition d’un intermédiaire (un investisseur propriétaire de structures de soin) débouchent sur des impasses (des tarifs triplant les charges professionnelles) et l’absence de solution immobilière au bout de 2 ans.

Mais l’agression déjà évoquée d’une jeune médecin généraliste dans la commune vient redonner une actualité au projet. Ses porteurs organisent une grève des soins et une rencontre avec les élus et les associations d’usagers. La médiatisation faite avec l’appui d’un syndicat de médecins mobilise l’opinion publique ainsi que d’autres acteurs, et permet d’interpeller les décideurs. « D’une certaine manière, l’agression de H a remis notre projet sur le devant de la scène. Et [le médecin 2] a vraiment géré ça de main de maître. L’idée d’aller rencontrer la population et pas de faire un truc corporatiste avec des pancartes devant la mairie a permis de faire du buzz en termes de médias, avec une vision partagée avec les citoyens… et d’inviter aussi les associations qui travaillent dans les quartiers et des gens de la mairie » (médecin 3, 2013).

Au même moment, les porteurs du projet font le constat de l’inadaptation de la gestion et de la promotion de leur initiative pour plusieurs raisons qu’on peut interpréter comme des difficultés de traduction entre les professionnels de santé et les élus. En effet, leur « manière de gérer cette histoire avec la municipalité (…), pas officielle avec l’association, mais officieuse » (médecin 3, 2013), s’avère inefficace pour enrôler la mairie : « [le médecin 2] du fait de sa position à l’ASV et [le médecin 1] au conseil municipal se sont beaucoup investis avec des relations personnelles au niveau du bureau municipal, du comité technique. Et ils se sont retrouvés dans des positions difficiles qu’ils qualifient eux-mêmes de conflit d’intérêt, avec un certain nombre d’oppositions qu’ils n’avaient pas vues venir de la part des élus » (médecin 3, 2013). De plus, l’approche se révèle insuffisamment « outillée » : « On ne s’est pas mis dans un mode de fonctionnement complètement professionnel… on est des médecins… on n’est pas des professionnels de la finance, des professionnels des arcanes politiques, au sens de… la vraie politique […] Les médecins ont quand même un côté naïf ! Quand l’ARS nous dit : “mais est-ce que vous avez présenté un plan financier ?”, [le médecin 1] répond “oui, voilà, on a fait nos calculs, j’ai un tableur excel”. On voit bien qu’on n’est pas dans le même monde ! » (médecin 3, 2013). La délégation territoriale de l’ARS519 qui, jusque là, suivait le projet de loin, se propose comme médiateur ou traducteur : « L’ARS nous a fait remarquer qu’on avait un projet médical mais que sur le

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Représentée par la directrice de la délégation territoriale, son adjointe et des membres du département « Ambulatoire et services aux professionnels » au sein du pôle « Offre de soins et médico-social ».

projet de financement on n’était pas dans les clous, on faisait ça comme des amateurs [...] alors qu’en réalité il faut monter un projet estampillé République française… donc en fait un projet financier, un business plan, etc. Et donc l’ARS nous dit deux choses, d’une part, qu’ils étaient là pour nous aider à faire ça et, d’autre part, prévoir une grande réunion à l’ARS avec eux, le préfet, le maire et l’association pour voir où sont les points bloquants, comment on peut avancer » (médecin 3, 2013).

Le comité de pilotage décide en 2013 d’adopter une stratégie de gestion du projet plus « officielle […] L’association revient au premier plan des contacts avec l’équipe technique de la mairie » (médecin 3, 2013). Le médecin 3 reprend la présidence de l’association520 et devient le porteur principal du

projet à la place du médecin 2. En complément, ce pilotage « professionnel » prend appui d’une part sur la mairie et l’ARS, ainsi enrôlées dans l’innovation, et d’autre part sur une nouvelle sollicitation du consultant, qui intervient comme « traducteur » expérimenté521, grâce aux crédits du FIR versés à l’association.

I.3. Péripéties du pôle de santé : des traductions délicates entre les différents professionnels de santé

Le programme d’ETP pour les personnes diabétiques constitue la première offre issue de l’association des professionnels. Bien que n’adhérant pas sans réserve au modèle qui sous-tend le développement national de l’ETP, les trois porteurs s’emparent avec pragmatisme des financements disponibles dans ce domaine, dans un « objectif double : créer une dynamique au-delà des professionnels de la future MSP et travailler ensemble sur un projet commun, l’ETP, dans l’attente d’un local » (médecin 2, 2012). Des alliances à visée stratégique sont contractées entre médecins, paramédicaux, intervenants en éducation pour la santé et administration, suite à une proposition faite fin 2011 à l’association par la directrice du Comité départemental d’éducation pour la santé (CODES), qui avait déjà collaboré avec certains. L’association obtient une autorisation provisoire de l’ARS et un financement d’un an sur des crédits d’État522 pour créer ce programme d’ETP.

Le comité de pilotage ETP mis en place en 2011 comprend les trois médecins innovateurs, l’infirmière alors présidente de l’association, deux diététiciennes et une anthropo-nutritionniste523.

Une co-coordination est assurée par le médecin 2, responsable du projet et chargé du lien avec les médecins, et par l’infirmière, chargée d’assurer le lien avec les autres professionnels.

Tous les professionnels de santé libéraux de la commune et un diabétologue hospitalier sont conviés au lancement du programme et appelés à y participer. Parmi les vingt-huit médecins généralistes exerçant dans la commune, douze sont volontaires pour recruter des patients. Ils leur présentent le programme comme « un moment pour faire le point et apprendre des choses sur leur

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Faisant le « constat que dans des négociations avec des confrères hospitaliers, avec des décideurs, la position de l’infirmière n’était pas facile » (médecin 2, 2013)

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Les consultants contribuent à l’« invention d’un dialogue » entre médecins libéraux et élus locaux (Bourgeois, 2012).

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Une « queue de budget » (médecin 2) est allouée par l’Acsé à l’association, qui calibre son projet sur la prise en charge de 60 patients en fonction du montant disponible.

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Chargée de projets de prévention dans un comité départemental d’éducation pour la santé, après un double parcours de formation en anthropologie sociale et culturelle et en nutrition, elle est également diplômée en ETP.