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Self-help : symptôme d’une commercialisation de l’intime ou d’une

1.2 DÉVELOPPEMENT PERSONNEL : OUTIL DE POUVOIR « PSY » OU GUIDE

1.2.2 Self-help : symptôme d’une commercialisation de l’intime ou d’une

émotionnalisation du capitalisme ?

Dans un autre ordre d’idées, des autrices comme Eva Illouz (2008) et Arlie R. Hochschild (1994, 2003) qualifient les livres de SH comme un produit commercial qui témoigne des changements qu’a subi le modèle émotionnel de la société étasunienne. Cependant, mêmes si ces transformations ont en commun le fait d’être abordées selon une sociologie des émotions, la traduction qu’elles en font est disparate. Pour E. Illouz (2008), la culture du self-help et du bien- être est liée à un changement qui s’est produit dans le modèle émotionnel de la culture nord- américaine, qu’elle associe à l’essor du capitalisme émotionnel (2007). Selon elle, celui-ci est passé d’un modèle masculin « froid » à un modèle féminin plus « chaleureux » (Illouz, 2007, 2008). Basant ses observations sur diverses données (entre-autre une riche documentation, une analyse de contenu sur l’intelligence émotionnelle, 36 entretiens dont les échantillons proviennent de trois différentes populations) elle avance l’idée que parmi les hommes et les femmes privilégiées, le discours thérapeutique qui est tenu au travail et au foyer est similaire. Elle précise que « l’émotionnalisation » de l’économie a eu un double effet. D’un côté, les stratégies organisationnelles masculines se seraient imprégnées de méthodes traditionnellement féminines quant à la gestion des émotions. D’un autre côté, les relations intimes auraient été imprégnées d’une rationalité instrumentale où tout est porté au calcul. Dit autrement, l’émotionnalisation de la conduite économique et la rationalisation des relations intimes auraient donné naissance à une forme d’individualité dans laquelle l’intérêt stratégique et la réflexivité émotionnelle sont étroitement liés (2008 : 239). En ce sens, elle va plus loin et avance l’idée qu’on assisterait à une « androgénisation » des conduites émotionnelles (2008 : p.15), qui reste toutefois une représentation de surface, puisque les normes patriarcales ne sont pas frontalement combattues pour autant. Dans tous les cas, si l’on suit son raisonnement, on comprend que la

nouvelle subjectivité contemporaine est préoccupée par la gestion émotionnelle, qui apparait être une nouvelle forme de « contrôle social ». Selon E. Illouz, c’est ce qui expliquerait le recours aux livres de développement personnel : les moins doués et les moins outillés en termes de gestion émotionnelle – qu’elle identifie comme les personnes issues des « classes ouvrières » - se voient dans la nécessité de recourir à de l’aide pour faire face aux injonctions qui ressortent de ce nouveau modèle émotionnel.

Il est possible de faire un rapprochement entre son argumentation et celle d’Arlie R.Hochschild (1994, 2003), ou du moins en souligner les emprunts, en remarquant toutefois que l’idée défendue par Hochschild est à l’antipode de l’hypothèse illouzienne. Dans une analyse qui porte sur les livres de DP destinés aux femmes étasuniennes rédigés entre 1970 et 1990, Hochschild indique que ceux-ci témoignent plutôt d’une capitalisation des émotions (1979, 2017 [1983]). Comme E. Illouz, c’est sur la comparaison des deux sphères que sont le travail et la famille, qu’elle avance l’idée d’une commercialisation des sentiments. Cependant, Hochschild associe la commercialisation de sentiments à ce qu’elle nomme la « transmutation d’un système

émotionnel », qui est le fait de transposer et d’adapter les émotions ressenties et produites dans

la sphère privée (le domestique) à la sphère publique (le travail) [2017(1983)]. C’est dans ce sens que les émotions seraient utilisées comme des marchandises et ce à travers le travail d’une majorité de femmes qui occupent des emplois basés en grande partie sur du « travail émotionnel »15. Ainsi, en faisant un parallèle avec la capitalisation de l’éthique protestante tel qu’analysée par Max Weber (1905), elle explique que le féminisme [de la première vague] est sorti de la cage du mouvement social pour introduire celle du marché (1994). En fait, selon Hochschild, le changement de paysage qu’a connu la famille, à savoir, le travail massif et salarié féminin, l’augmentation du taux de divorce et du nombre de mères monoparentales, sont des éléments déclencheurs constitutifs des transformations culturelles qu’ont connu les États-Unis depuis la fin des années 1960 (1994 : 19). Contrairement à l’idée illouzienne, à savoir que la

15 Pour Hochschild (2017 [1983], le travail émotionnel qualifie l’effort d’agir et de réagir émotionnellement d’une

manière qui convient à une situation (de suivre les feeling rules), même quand il y a un décalage entre les émotions ressenties et celles exigées. Par exemple, maintes fois au travail, il est prescrit de sourire même si l’on en n’a pas envie.

commercialisation des sentiments et de la vie domestique se serait faite par la fusion du discours féministe et thérapeutique, elle indique que c’est plutôt l’affaiblissement de la famille et des entités traditionnelles qui auraient préparé la voie de sa marchandisation (1994 :13). Elle spécifie ainsi que les livres destinés aux femmes (dont le tiers est rédigé par des hommes blancs) agissent comme des « cultural cooling » dont les règles émotionnelles « unisexe » (qui sont en réalité loin de l’être) sont les mêmes que celles qui faisaient parties de la culture-genrée des hommes blancs issus de la classe moyenne américaine des années 50 (1994 : 16). De son point de vue, les livres ne témoignent pas d’une « féminisation des hommes » (Illouz, 2008 : 231), mais plutôt de l’inverse. En fait, selon elle, « au lieu d’humaniser les hommes, nous capitalisons les femmes »16 (1994 :19). Ces livres auraient donc l’utilité d’aider les femmes à savoir comment agir [par elles-mêmes] dans un monde masculin « froid », car en introduisant un marché de travail préétabli, ce sont elles qui ont introduit leur monde et non l’inverse. Selon A.R. Hochschild, ce sont donc elles qui doivent s’assimiler aux règles émotionnelles du monde masculin et adopter une rationalité instrumentale à l’égard de tous leurs comportements.