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Lecteur et lectrice en autosurveillance : le pouvoir comme intériorisation du discours

1.2 DÉVELOPPEMENT PERSONNEL : OUTIL DE POUVOIR « PSY » OU GUIDE

1.2.1 Lecteur et lectrice en autosurveillance : le pouvoir comme intériorisation du discours

Dans le champ de la gouvernementalité, la popularisation et le recours aux livres de développement personnel est associée à la préoccupation du soi - telle que définie par Giddens (1991) - que la culture psy vient renforcer avec son discours-expert à propos de la nature et la psyché humaine. La majorité des recherches produites dans ce champs sont des analyses de contenu (Rimke, 2000 ; Hazelden, 2003 ; Philip, 2009; Rindfleish, 2014) où sont passés en revue les best-sellers d’auteurs comme Scott Peck (1978), Thomas Moore (1992), Anthony Robbins (1991), Steven Covey (1990), Phil McGraw (1999) et tant d’autres. Ont également été produites deux études de terrains (par observation participante et entretiens) : la première par Suvi Salmenniemi et Mariya Vorona (2014) en Russie, et la seconde par Elena Trifan (2016) en Roumanie. Ces chercheurs et chercheuses ont voulu comprendre l’engagement des lecteurs et lectrices avec ce type de littérature. Au-delà de leurs différences d’approche, l’ensemble des travaux aboutissent à une conclusion similaire, à savoir que ce genre de littérature s’alignent avec les politiques des sociétés démocratiques-néolibérales en prônant les valeurs d’autonomie, de responsabilité, de discipline et de liberté. Dit autrement, le développement personnel reproduit les normes d’individualité et renforce, de ce fait, le processus d’individualisation. Selon les foucaldiens et foucaldiennes, les auteurs et autrices de DP réalisent cet alignement en

portant une attention accrue sur le « soi » (self), qui est présenté comme le socle et le pivot de la vie contemporaine dans sa totalité (Rimke, 200; Philip, 2009; Rindfleish, 2014 ; Trifan, 2016). Ils et elles indiquent que la philosophie du DP répand l’idée que tout dépend du « soi », les échecs comme les réussites, la maladie comme la santé, le malheur comme le bonheur. Les lecteurs et lectrices, tout comme les élèves de séminaires de DP (Trifan, 2016), sont invités à découvrir et à conquérir leur « vrai soi intérieur » [« true inner self »] (Rimke, 2000) en leur faisant la promesse que cette découverte est la clé de la vie bonne. Leurs sont alors proposés des exercices, quiz, questionnaires et test psychologiques (de personnalité, d’intelligence émotionnelle, de perception, etc.) afin de libérer leur vrai potentiel et leur « soi caché », qui aurait été omis par les contraintes sociales. C’est en ce sens que les livres et ateliers de développement personnel sont présentés par les foucaldiens et foucaldiennes comme des « techniques de soi » (technologies of self) ou comme des dispositifs de pouvoir (Binkley, 2011), tels que définis par Michel Foucault ( 2014 [1975], 1976-88, 1982…) et tels que repris dans les travaux de Nikolas Rose (1990, 1994). Les conseils donnés dans les livres et les ateliers sont interprétés comme des techniques de surveillance et de régulation qui permettent d’agir sur le corps et les esprits, ou pour reprendre l’expression de Foucault, ils engagent dans « la conduite des conduites » (1994 [1982] :1056).

La première critique effectuée par les foucaldien-ne-s à l’égard du DP est, qu’en plus de faire du « soi » un objet commercial (Rindfleish, 2014), celui-ci devient « an object of knowledge

and a subject/object of governance, not simply under the gaze of an expert acting at a distance but, most importantly, under the ever-present gaze of one’s self. » (Rimke, 2000). Le ou la

lectrice se retrouverait ainsi pris dans une autosurveillance constante et c’est dans ce mécanisme sans fin que se produirait l’[auto]exercice du pouvoir néolibéral. De plus, selon les foucaldiens et foucaldiennes, le « soi » que les auteurs et autrices disent libérer, n’est pas « authentique » à chaque lecteur, il est plutôt standard et correspond au « soi » prôné par les écrivains et écrivaines et plus globalement au modèle de la subjectivité néolibérale. L’exercice de ce type de pouvoir ne se fait pas de manière autoritaire ou brutale, mais plutôt de façon positive en alignant les objectifs politiques et institutionnels avec les quêtes personnelles (ex. de la réalisation de soi, la quête du bonheur). C’est donc moins une libération qui se produit que la transmission d’une contrainte qu’est « l’obligation d’être libre » : “ their significance lies less

in the fact that they extend domination than in their functioning, at the same time, as practices that promote the obligation to be free” (Rose, 1990: 258). La seconde critique formulée par les

foucaldiens et foucaldiennes concerne la vision même du pouvoir. Dans le Développement personnel, la conception du pouvoir est verticale, puisqu’il est décrit et perçu comme une chose indépendante, localisé à l’intérieur de soi et disponible à la possession de quiconque qui sait se doter de volonté (free-will) [Rimke, 2000 : 64]. Or, pour les foucaldiens et foucaldiennes, le pouvoir est horizontal et est diffus dans diverses matrices et dispositifs situés dans le social et le politique. Il oriente et organise implicitement toutes les actions plus qu’il ne peut se posséder. C’est en ce sens que la culture du DP est présentée comme un outil de pouvoir néolibéral destiné au gouvernement des subjectivités. Comme l’explique Rimke :

“Convinced that we should understand our selves in terms of psychological adjustment, fulfilment, good relationships, self-actualization, personal growth and so on, we have ‘voluntarily’ tied ourselves to the knowledge which ‘psy’ experts profess and to their promises to assist us in quests for self-change that we ‘freely’ undertake.” (2000: 63).

Dans cette conception, le ou la lectrice serait coincé dans un cercle vicieux sans issue ou, pour reprendre les mots de Jennifer Rindfleish, il ou elle peut être entraîné dans un territoire «

psychopérilleux » où le besoin de se renouveler s’avère sans fin (2014 : 4), de quoi renforcer les

normes de responsabilisation, d’autonomie et de performance personnelle. Au fait qu’il ou elle soit identifiée comme démuni de toute agentivité et de sens critique, s’ajoute l’idée que le ou la lectrice est apolitique et asociale, dans le sens qu’il ou elle est considérée comme un être désengagé de toute forme de mobilisation collective. Cette perception n’est-elle pas trop « totalisante »? Les analyses éclairent certainement sur l’esprit ou les pensées sociales qui ont donné vie et qui maintiennent l’opérationnalisation du self-help sur le marché et dans la société occidentale. Cependant la question mérite d’être réellement posée, puisque les foucaldiens et foucaldiennes présument des faits et des gestes aux lecteurs et lectrices à partir de l’analyse d’écrits, en prétendant qu’ils croient automatiquement aux principes véhiculés dans ces livres et qu’ils ou elles appliquent le tout à la règle. Même dans le cas des études empiriques, les chercheurs et chercheuses aboutissent à des conclusions qui semblent récapituler les contours de la théorie de la gouvernementalité plus qu’ils et elles n’expliquent les motivations ou les intentions des adeptes de DP. En fait, on ne nous montre pas le revers de la médaille. Comme il n’y a pas beaucoup d’informations concernant les statuts sociodémographiques des adeptes, on ne sait quelles positions ils et elles occupent dans la société et ce que celles-ci peuvent à leur

tour nous indiquer sur leurs réalités et rationalités. Même dans les rares cas où ces informations sont soulignées (par exemple Salmenniemi et Vorona [2014] sont les seuls à avoir différencié leur échantillon selon le sexe) elles ne sont pas prises en compte dans l’analyse. Or, empiriquement parlant, ceci nous met face à un manque et c’est à celui-ci que les recherches qui suivent peuvent aider, en partie, à remédier.