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Segmentation de professions : médecins, avocats, un modèle

Chapitre 4/ La construction des segments professionnels

4.1. Segmentation de professions : médecins, avocats, un modèle

Claude Dubar dans « La sociologie des professions face à la médecine361 » confirme la pertinence, dans les recherches sociologiques récentes, de la définition des groupes professionnels comme des « agrégations de segments » qui poursuivent des objectifs et des conceptions plurielles de l’activité professionnelle. Il expose les résultats d’une recherche effectuée auprès de trois générations de médecins en France362, qui tire un enseignement majeur du concept de segmentation : « non

seulement le groupe professionnel est de plus en plus segmenté dans le temps, mais on assiste à un déclin continu de « la médecine généraliste, plein temps, en cabinet » au profit des « carrières salariées et hospitalières » les moins rémunératrices et les plus féminisées, mais aussi des « carrières de spécialistes et de multi-positions » beaucoup plus prestigieuses et masculines363 ».

Le parallèle avec la profession d’architecte est clair : le déclin du modèle libéral au profit des carrières salariées, féminisées et moins rémunérées, des carrières de spécialistes et de multi-positions, a fait l’objet des mêmes constats chez les architectes364. Chez les médecins, des segments se positionnent stratégiquement les uns par rapport aux autres : « Le segment dominant

apparaît bien, au terme de l’analyse, comme celui composé de médecins aux « carrières multi-fonctions » qui « monopolisent les multi-fonctions d’expertise », notamment grâce aux expériences hospitalo-universitaires de ses membres. C’est (…) le segment « le plus éloigné du segment libéral

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Dubar Claude, « La sociologie des professions face à la médecine (Commentaire) », Sciences sociales et santé, vol. 17 / 1, 1999

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Équipe du CERMES (Herzlich et al. 1993) 363

Dubar Claude, op. cit. p. 36 364

164 exclusif » qui est justement celui qui défend le plus âprement « la supériorité de la pratique libérale et du paiement à l’acte ». Cette conception demeure peut-être la plus répandue parmi les médecins français mais on peut difficilement argumenter le fait qu’elle soit dominante lorsque le segment qui la défend est à la fois en déclin numérique et de plus en plus éloigné (en terme de prestige et de pouvoir) du segment dominant ». De la même manière que chez les architectes, le pouvoir symbolique du

segment de la pratique libérale est assez fort pour transcender sa valeur numérique, et imposer une domination aux autres segments. L’image stéréotypée du médecin de ville payé à l’acte et la conception libérale répandue parmi les « profanes » ne doivent pas, selon Claude Dubar, être considérées comme une « norme » imposée aux membres des autres segments du groupe professionnel. Beaucoup de médecins interrogés, même s’ils jugent l’image de la médecine d’unité plutôt mauvaise, jugent leur pratique excellente ou bonne.

L’identité professionnelle n’est pas seulement question d’image, mais aussi « d’ordre cognitif », « représentationnel », elle est aussi « question d’expérience, de valorisation symbolique et d’action

collective365 ». Les segments professionnels catalysent des identités, des relations, des interactions et

des actions communes qui s’influencent les unes les autres : « Les segments professionnels sont en

perpétuel conflit et en changement permanent. Ce sont les relations entre leurs membres, leurs interactions et leurs actions communes qui construisent les dynamiques des segments professionnels autant qu’elles sont influencées par elles366 ». Les résultats des recherches sur les médecins montrent

que les mouvements entre segments « sont complexes et multidimensionnels et ne se réduisent pas à

la « domination » du stéréotype de la médecine libérale. On assiste bien à des tentatives pour construire et valoriser une autre « forme identitaire » (Dubar, 1991) aussi positive mais très différente de la forme libérale. » Chez les architectes il en va de même, des segments construisent leur propre

identité et valorisent une autre « forme identitaire » sans nécessairement s’opposer au mode d’exercice libéral. Certains segments revendiquent une opposition ferme, d’autre sont plus tempérés. Claude Dubar enjoint d’étudier les segments professionnels dans un contexte spécifique, lui-même produit d’une histoire. Les multiples identités qu’incarnent les segments se sont forgées dans une histoire nationale et internationale. Le contexte de mondialisation contemporain justifie un intérêt pour une segmentation professionnelle des idéologies et des pratiques internationales. En 1984, La profession médicale d’Eliot Freidson explicite l’organisation du travail, les relations de dominance professionnelle du médecin, la nature de son autorité, du fonctionnement de l’hôpital, du droit de la médecine et des conséquences sociales de la médicalisation. Le sociologue étudie, entre autres choses, ce qui influence le niveau de satisfaction au travail : « Du côté des médecins, il se peut

que l’organisation de leur travail leur donne plus de satisfaction que les modalités de paiement. (…) La satisfaction professionnelle dépend aussi de la présence constante d’une alternative à la carrière suivie, et de la gratification symbolique et financière qu’elle représente. Un exemple : aux États-Unis aujourd’hui, la position qui est dotée de valeur symbolique est celle de spécialiste réputé, pratiquant pour son propre compte, et recevant directement ses honoraires. Le généraliste peut trouver un

365

Dubar Claude, op. cit., p. 38 366

165 bonheur authentique dans le défilé des cas mineurs (la « poubelle », comme disent les spécialistes), « l’imposition des mains », les visites à domicile chez de braves gens chaleureux – tout le côté humain de la médecine, mais peu de science367 ». Du côté des architectes, on remarque des situations

similaires. Certaines situations de travail confèrent plus de satisfaction que les modalités de paiement : la valeur symbolique accordée à l’international est forte dans le milieu professionnel, et ce, même si le niveau de rétribution est moindre, et même si reste persistante la valeur attribuée à un spécialiste réputé à son compte et rémunéré directement par ses clients. L’international confère une aura particulière, être appelé à travailler en dehors des frontières est couramment synonyme de notoriété, et demande une organisation du travail singulière, qui distingue ceux qui s’internationalisent des autres.

Selon Eliot Freidson, l’autonomie professionnelle est l’une des garanties de la survie de la profession, et se compose de deux sortes d’aspects : « d’une part le jugement et la technique du travail que l’on

peut connaître objectivement comme de pures données technologiques – et d’autre part « les mœurs, les coutumes, les habitudes qui enveloppent le travail – la façon de bosser, en somme »368 ». D’après

lui, l’État laisse toujours à la profession le contrôle de l’aspect technologique de son travail, et « le

contrôle qui porte sur son organisation sociale et économique est au contraire ce qui varie selon les relations qu’elle entretient ici ou là avec l’État369 ». Bien que dépendante de l’État, une profession

peut préserver son autonomie : « Tant qu’une profession est indépendante des métiers avec lesquels

elle est en contact dans la division du travail quand il s’agit d’évaluer et de contrôler l’aspect technique de son propre travail, sa qualité de profession n’est pas significativement affectée ni du fait de sa dépendance par rapport à l’État, ni même de celle qu’elle n’exerce pas intégralement son contrôle sur l’aspect socio-économique de ce travail. Une profession n’a pas besoin pour être libre d’être comme une libre entreprise sur le marché libre370 ».

L’auteur montre les relations entre la pratique médicale et l’hôpital, défini comme « une institution

qui dispense des soins médicaux et chirurgicaux aux malades et aux blessés371 ». Les hôpitaux sont de

plusieurs types, et le théâtre de pratiques différenciées : « L’Hôpital privé en représente un cas

extrême : il est propriété privée et géré à des fins lucratives. (…) Le médecin qui amènera le plus de malades, ou celui dont les malades payent le mieux, exercera le plus d’influence. (…) Les hôpitaux de charité, par définition, n’ont pas de but lucratif ; il est fréquent que leur budget soit inférieur à leurs dépenses et qu’ils reçoivent une aide substantielle de l’extérieur sous forme de subventions ou de dons charitables372 ». En dehors des deux exemples où « la pratique médicale est distincte de l’hôpital proprement dit (…) il existe des cas où elle se confond totalement avec lui et perd toute autonomie373 » : à l’hôpital militaire, dans les hôpitaux fédéraux d’État, les Écoles de médecine et les

Centres Hospitaliers Universitaires, la pratique médicale se superpose aux rôles des institutions. Les

367

Freidson Eliot, op. cit., p. 113 368 Ibidem., p. 34 369 Ibidem. p.34 370 Ibidem. p. 35 371 Ibidem. p. 120 372 Ibidem. p. 120 373 Ibidem. p. 121

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pratiques médicales sont dédiées et adaptées aux organisations pour lesquelles les médecins exercent.

Les architectes ne disposent pas d’un lieu de travail commun, d’une institution aussi forte que l’hôpital pour les médecins. Cependant, les mêmes logiques traversent leurs pratiques selon les marchés dans lesquels ils évoluent. Les architectes offensifs à l’exportation ont un but lucratif, poursuivent un objectif de croissance et de rentabilité des entreprises. À l’autre extrême, les architectes engagés dans l’humanitaire travaillent au sein d’associations à but non lucratif, comme dans les hôpitaux de charité, ils reçoivent des aides, des dons, et il est fréquent que leur budgets soient inférieurs à leurs dépenses. Entre les deux, des architectes exercent dans plusieurs types d’institutions : étatiques, culturelles, professionnelles, de formation, dans lesquelles ils perdent totalement ou en partie leur autonomie374 et où leurs pratiques se confondent avec les objectifs propres aux instances. L’internationalisation des pratiques intermédiaires permet de redonner de l’autonomie à des architectes qui l’avaient en partie perdue. Des enseignants trouvent des intérêts à créer des partenariats à l’étranger avec des confrères, et à organiser des ateliers pour leurs étudiants dans différents pays. Ils redeviennent maîtres de leurs actions, et échappent temporairement à l’autorité de l’établissement français. Des architectes du patrimoine ou urbanistes d’État, en partant plusieurs mois aux États-Unis grâce à une bourse, prennent du recul sur leur pratique en collectivité territoriale française, élaborent des comparaisons avec les pratiques américaines dans leur domaine, en reviennent plus érudits et experts, plus autonomes.

Parmi les travaux de Lucien Karpik, l’analyse de la profession d’avocat en France375 montre des similitudes avec celle des architectes. Le sociologue confirme une thèse ancienne376 sur le partage de la profession en deux « hémisphères » professionnels – l’artisan et l’avocat d’affaires – et montre qu’entre les deux, de multiples configurations professionnelles sont possibles : « D’un côté, l’artisan

s'inscrit fondamentalement dans le judiciaire, pratique le procès, revendique la plaidoirie, ne cesse de se déplacer (entre son bureau, les expertises, les tribunaux, les prisons etc.), s'inscrit dans des réseaux denses de confrères, participe volontiers aux associations du Palais, se considère souvent comme le porteur de la tradition et fait le lien entre sa fonction et le public. De l'autre côté, l'avocat d'affaires de la grande firme ignore bien souvent le Palais, le tribunal et la plaidoirie, pratique des constructions juridiques complexes et se déplace entre son bureau et les réunions de négociation qui le mêlent aux industriels, banquiers, financiers, experts ; il revendique volontiers la logique du marché. Entre les deux, on discerne de multiples configurations professionnelles377 ».

Les architectes peuvent être assimilés à cette segmentation. Pour simplifier, un segment regroupe les artisans désintéressés de la valeur financière des prestations, un autre les affairistes intéressés par

374

Un architecte conseil dans une municipalité perd son autonomie ; un praticien qui assure des missions d’enseignement en école d’architecture ne perd qu’en partie son autonomie.

375

L’ouvrage de référence : Karpik Lucien, Les Avocats : Entre l’État, le public et le marché, Paris, Gallimard, 1995 a donné lieu à l’article : « Les avocats : entre le renouveau et le déclin », Hermès, 2003

376

Note de l’auteur : Heinz, J. P., Laumann, E. O., Chicago Lawyers, Basic Books, New York, 1983. « Cette étude montre que

dès les années 1980, les avocats de Chicago, se rassemblaient dans deux « hémisphères » distincts et séparés, composés, d’une part, des avocats des grandes sociétés et, de l’autre, des avocats des particuliers et des petites entreprises. »

377

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l’aspect commercial des services. À l’échelle internationale, la dualité se complexifie. D’autres segments recouvrent en partie les idéologies et les pratiques professionnelles des artisans et des affairistes, et en partie des caractéristiques propres. Les affairistes se maintiennent particulièrement bien à l’international en remportant des marchés dans des zones de croissance, tandis que les artisans, qui nécessitent plutôt un ancrage local des activités, se transfigurent en plusieurs segments. Certaines icônes de l’architecture revendiquent une pratique artisanale à l’international, tels que les architectes Wang Shu (Chine) et Francis Kéré (Burkina Faso). Également des architectes humanitaires revendiquent l’artisanat dans leurs actions en construisant avec des ouvriers et des matériaux de construction locaux378.

Sur les marchés, par type de clientèle, les avocats se répartissent entre les professionnels d’affaires ; les avocats des particuliers ; et dans « l’intermédiaire », soit « les avocats qui se définissent par la

composition variable des deux types de clientèle et dont on sait que sur la plupart des dimensions, ils se situent entre les deux extrêmes379 ». Les architectes se partagent entre les marchés publics, privés,

et les intermédiaires, qui de la même façon que les avocats, interviennent dans différents types de marchés. Lucien Karpik affirme que la profession d’avocat a partiellement basculé sur le marché des affaires. Les raisons sont claires : multiplication de cabinets moyens, et présence de quelques très grands cabinets d’avocats. Pourtant le processus a démarré depuis plus d’un siècle dans les pays anglo-saxons. Le droit des affaires français se voit dominé par une « lutte concurrentielle

intense alors que les Big four et les cabinets anglo-saxons concentrent déjà plus de la moitié des effectifs et du chiffre d’affaire du barreau des affaires380 ». Le retard français n’est donc pas propre au

domaine de l’architecture : dans le droit, les pays anglo-saxons ont aussi une longueur d’avance. Ces domaines ne sont pas sans lien, car les avocats rédigent les contrats « sur mesure » pour les interventions d’architectes à l’étranger, ce qui requiert des compétences pointues :

«l'internationalisation des échanges et la dérégulation au sein de l'Hexagone favorisent, bien plus, imposent, le recours généralisé au contrat, et à des contrats de plus en plus complexes et de plus en plus « sur mesure » puisque dans des situations de grande incertitude, la multiplication des clauses devient un moyen de réduire les risques de l'échange, tandis que la soumission aux règles du droit communautaire représente désormais, pour les entreprises, une contrainte inévitable de l'action économique et que, de plus, les opérations de Bourse, les fusions et acquisitions, les nationalisations et dénationalisations font appel, de façon répétée, à des compétences juridico-financières très spécialisées. Tout favorise la demande de services juridico-judiciaires pour les entreprises, plus souvent juridiques que judiciaires, et en tout cas fortement individualisées381 ».

Bien que le droit des affaires se soit largement développé en parallèle d’une concurrence entre les avocats, les experts-comptables, les grands cabinets d’audit et les grands cabinets anglais, l’auteur révoque l’idée de « l’avocat « marchand de droit » à l’anglo-saxonne comme seul avenir possible de

la profession. Malgré la déréglementation, l’arrivée de firmes juridiques anglo-saxonnes sur le marché

378 Cf. Annexe 5.1. 379 Ibidem. 380

Karpik Lucien, op. cit. p. 205 381

168 français, et en dépit de la fusion des avocats et des conseils juridiques, il souligne la résistance des traditions françaises et l’existence de multiples hiérarchies entre types de cabinets, domaines du droit, styles de travail382 ». Les architectes semblent également encore loin des architectes marchands de

biens en France, même s’il en existe. L’unité collective de la profession elle, apparaît comme chez les avocats, désorganisée, concurrencée et inégalitaire : « En trois décennies, la profession [d’avocats] a

connu un véritable renouveau mais aujourd'hui, tout semble conspirer à la désorganisation de la collectivité : le barreau d'affaires après un brillant développement est désormais soumis à une concurrence internationale qui met en cause le maintien aux premières positions des cabinets franco-français sur le marché du droit des affaires, la différenciation des spécialités associée aux types de clientèle provoque un renforcement spectaculaire de l'inégalité économique et symbolique, la multiplication du nombre de jeunes entrants concentrée sur une courte période rend difficile le démarrage du métier, les intérêts collectifs sont de plus en plus contradictoires, l'efficacité des mécanismes d'intégration est désormais limitée tandis que s'efface progressivement l'ancienne identité collective dominée par le politique383 ».

Dans une logique de comparaison, les professions des médecins et des avocats montrent des effets de segmentation similaires à celles des architectes. De manière générale, une lutte interne professionnelle structure des segments plus ou moins fortement opposés à un modèle professionnel (libéral, recherche, humanitaire) ou à des valeurs (intérêt plus ou moins grand pour l’aspect financier de la pratique, engagement pour une cause). Des segments sont dominants, comme ceux des experts dont les carrières multi-fonctions s’opposent à des segments de professionnels libéraux, qui défendent la supériorité de la pratique.

382

Charle Christophe, « Lucien Karpik, Les avocats. Entre l’État, le public et le marché, XIIIe-XXè siècles », Annales. Histoire,

Sciences Sociales, vol. 54 / 2, 1999, (« Persée »), p. 535

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