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La sculpture dans son lieu

Le lieu est une constante de la vie. Son existence répond à nos expériences, consciences et perceptions. L’espace renvoie aux dimensions et à la fonction, tandis que le lieu évoque les valeurs immatérielles accumulées par l’histoire. Ainsi la conception de l’artiste fait, de l’œuvre créée pour un lieu, le moyen de ressusciter l’esprit de ce lieu. Placer des sculptures dans un espace historique habité de valeurs, doit correspondre au rôle qu’a joué ce lieu dans l’histoire, pour devenir l’acte de renouement, de réconciliation et de fusion avec l’histoire, personnifiée par l’endroit. L’emplacement ainsi investi exige une cohérence spatiale entre les différents éléments constitutifs du lieu et l’œuvre d’art elle- même. Le temple d’Astarté à Afka où j’ai installé mon œuvre, Crucifixion du temple, est un lieu de Passions, exprimées à travers son histoire, sa mythologie et dont témoignent ses ruines.

La sculpture est le lieu de notre cosmos intime, de notre méditation et de nos attentes. La sculpture incarne dans son corps un lieu se substituant à nos corps humains déjà saturés et épuisés par le conflit préexistant entre nos besoins et notre réalité. La conscience de la sculpture comme lieu incite son observateur de même que son créateur à la recherche d’un autre lieu – un espace d’accueil — convenable pour l’accueillir. Il est important que le lieu soit à la hauteur de la sculpture qu’il doit accueillir, un lieu qui ne contrarie pas l’œuvre dans son épanouissement spatial, dans son alliance matérielle et dans sa projection conceptuelle. La sculpture qui s’expose momentanément dans un lieu est autant concernée que celle qui y est installée définitivement. Si la première a besoin d’un lieu en cohérence avec son aspect plastique, la seconde nécessite pour sa part un lieu qui est en cohérence avec sa conception. Les deux cas de figure sus- évoqués répondent ainsi, quand ces conditions sont réunies, à l’accomplissement d’un mythe. Durant le siècle dernier, encouragée par le développement des concepts des arts plastiques en rapport avec l’espace, la sculpture a vu

s’approfondir son contrat existentiel à l’égard de son espace d’accueil, amenant, par conséquent, la sculpture contemporaine à ne se concevoir qu’en rapport avec le lieu. L’étude des lieux est, dès lors, devenue une des nécessités de l’artiste, lequel pour mieux comprendre les dimensions, les proportions, la matière et le mythe formant les éléments principaux dans la conception de l’œuvre et notamment de la sculpture, s’approprie le lieu. Les créations des différents artistes évoquées dans ma thèse visent à promouvoir l’idée précédemment énoncée et à accélérer ce phénomène. La conscience de l’existence d’un lieu précis est une condition suffisante pour provoquer chez l’artiste le désir de le visiter et de le travailler. Ce lieu serait « […] un véritable lieu, c’est un lieu qui n’est ni commun ni banal. C’est un lieu fort, voir un haut lieu, un lieu dont l’identité ne se dissout pas dans l’environnant »84

La sculpture entretient un rapport étroit avec le corps : elle prend un engagement fort envers lui. Chaque corps a son lieu et chaque sculpture a aussi son lieu. Si chaque lieu a son propre corps, chaque lieu aura donc sa propre sculpture. Se posent alors des questions théoriques et pratiques importantes sur le plan de l’appartenance de la sculpture à un lieu pour que celle-ci puisse constituer avec lui une unité indissociable. Les problématiques actuelles concernant ce sujet s’apparentent à celles rencontrées pour les découvertes archéologiques s’exposant dans les collections des musées. La combinaison, histoire, mythe et espace urbain a incité à la réalisation des pratiques artistiques, telle que la sculpture, et à développer le concept de la sculpture dans son lieu dédié. En effet, le cas des sculptures égyptiennes, grecques ou mésopotamiennes montre que l’art a réussi à révéler des sculptures appartenant à leurs lieux propres. L’étude des rapports entre la sculpture et son lieu, dans les exemples cités, met en évidence ce type d’agencement socioculturel et urbain comme une Anthropologie de la sculpture. Dans son livre La sculpture de l’antiquité au 20e siècle, Jean-Luc Daval note : « L’histoire de la sculpture de l’antiquité restait

d’autant plus à faire que pendant ce temps, les musées arrachant les œuvres à leur destination par leur seule existence, la dénaturant en la réduisant à l’exclusive finalité d’objet de contemplation »85. En effet, au-delà de l’importance de l’existence des musées, il ne faut pas nier que la sculpture, à l’instar de la sculpture égyptienne, exposée dans un espace muséal est à l’image d’un oiseau enfermé dans une cage, une sculpture orpheline.

La sculpture peut être emprisonnée entre les murs d’un musée ou d’une galerie. À l’opposé, un art qui place l’œuvre en dehors des salles et l’installe dans des hauts lieux pour qu’elle devienne l’élément utopique d’un projet embrassant le passé, à la faveur d’un moment présent touchant au sublime, libère l’art. La contextualité de l’œuvre valorise ainsi le présent et le passé. Alain Seban, ancien directeur du Centre Georges Pompidou en 2007, a noté concernant l’exposition L’atelier de Giacometti: « Cet atelier était devenu un haut lieu de la vie culturelle française dans la période surréaliste et de l’après- guerre »86. L’exemple de L’atelier de Giacometti montre un travail sur le lieu qui prend également en compte les œuvres, leur lieu d’exposition et leur contexte de production. L’art comme don pour la reproduction d’une nouvelle vie et d’un futur inédit, reconstitue à travers la sculpture monumentalisée le rapport de relation entre son public et le lieu. Même la sculpture a une nationalité et un lieu de naissance. Celle-ci une fois privée de sa terre d’origine, souffre de solitude et d’abandon. À l’origine, la sculpture appartient à une société, une histoire et un lieu. Elle forme une partie du corps homogène de ces deux partenaires : sculpture et lieu. D’autre part — malgré sa solitude - cette sculpture se caractérise par une autonomie puissante et par une accumulation de richesses suffisante pour lui donner sa légitimité et le pouvoir de projeter l’esprit de son lieu d’origine pour nous faire sentir sa présence. La sculpture posée sur son socle comme une sirène sur son rocher, interpelle le spectateur, le séduit et

85Jean-Luc DAVAL, La sculpture de l’antiquité au 20èmesiècle, op.cit.p.9. 86

l’invite à la suivre immédiatement dans un voyage fictif vers son monde à elle, un monde fabuleux, qui existe exclusivement dans l’imaginaire.

La sculpture arrachée à son contexte, ressemble à l’homme arraché à son peuple, où il était un individu en osmose avec la société, en même temps qu’il se caractérisait par une autonomie et une personnalité unique. Une fois cet homme forcé de quitter ses semblables, il devient le missionnaire de son identité, parce que le sens de l’identité s’amplifie et se réalise par la volonté de s’affirmer et d’affirmer son appartenance. Cet exemple s’applique aux sculptures archéologiques exposées dans les musées. Celles-ci, déracinées de leur lieu d’origine, ont le pouvoir de reproduire l’essence même de ces lieux. Dans ce sens, la sculpture est plus qu’un corps qui n’existe que grâce à son contexte et qui ne peut pas vivre que dans l’atmosphère du territoire qui l’a vu naître. En revanche, elle possède les gènes qui contiennent la majorité des caractéristiques de son lieu d’origine. Le pouvoir énigmatique de la sculpture est capable de nous faire voyager dans l’espace et le temps, pour nous faire ressentir l’atmosphère de la civilisation d’où elle provient, et ce, malgré les limites d’un contexte muséographique où elle n’est plus qu’une sculpture détachée de son lieu d’origine. C’est encore un exemple du rapport entre microcosme et macrocosme : le premier existant dans le second en même temps que le second s’inscrit dans le premier. Cette vérité s’amplifie lorsqu’un corps se détache du contexte maternel du lieu d’origine. Durant l’histoire de l’art, la sculpture a souvent montré son attachement à l’architecture du lieu d’origine, en inscrivant sa masse dans un espace limité et bien défini au sein de l’édifice architectural. Dans ce cas la mission de la sculpture ne se limite pas à décorer ou à relater des scènes et des personnalités en rapport avec le lieu, mais sa présence primordiale accomplit l’architecture elle-même, et raconte son histoire. C’est à partir de la Renaissance, notamment avec Michel-Ange, que la sculpture commence à se libérer l’architecture.

La sculpture accumule des valeurs provenant de deux sources matérielles : celles de l’artiste et du lieu qui l’accueille. La sculpture s’incarne comme un

témoin et une preuve de l’identité à la fois de l’artiste et du lieu : elle se révèle une démonstration de l’identité perdue. Carl André évoque la sculpture comme étant l’image de l’identité du lieu. Il écrit : « En même temps la sculpture n’évoque pas la délimitation de la planéité d’un lieu, elle dépasse les limitations de son périmètre, de ses arrêts spatiaux et architecturaux, mais elle réalise une image se rapportant à l’identité de ce lieu. »87 La sculpture évoque et provoque le lieu qui l’héberge, qui lui donne sa profondeur et qui la met en valeur. En même temps qu’elle est fille du lieu, elle en est également la maîtresse ; la meilleure place lui est réservée, car sa naissance représente la réincarnation du passé, mais aussi l’annonce de son présent. Par sa tridimensionnalité, elle stimule l’artiste pour s’identifier à la gloire de pouvoir créer un espace de valeur tel qu’un lieu.

La sculpture qui consacre le lieu est conçue comme symbole d’éternité, d’originalité, de grandeur, de monumentalité dans, et pour ce lieu précis. Quand la sculpture parvient à faire ressentir son grand pouvoir de projection du sublime, elle devient un sujet de culte et parfois de fascination. Par son pouvoir évocateur, elle devient un élément intensément utopique. Dans ce cas la sculpture exige un haut lieu pour l’accueillir et former le trône de la nouvelle idole sculptée. La recherche du lieu propre à accueillir une sculpture tend dans mon approche au sublime. Il s’agit d’un sentiment provenant de mon expérience personnelle, associé aux appréciations du public. Si l’on considère un espace vide, marginal, à l’abandon, il peut devenir un lieu de culte du sublime par la mise en place d’une œuvre d’art comme une sculpture, qui lui confère une nouvelle identité et en faire un lieu déroutant et utopique. L’art dans ce cas, apporte non seulement une nouvelle identité, mais une nouvelle mémoire. Parfois cependant, l’implantation d’une sculpture dans certains lieux ne donne pas un résultat heureux. L’osmose ne se fait pas. Il ne faut pas oublier que la

87 AndréCARL, Qu’est-ce que la sculpture moderne, cité par Enno DEVELLING, Ed. Gemeente Muséum, La Haye, 1969, p. 38.

sculpture étant fille du lieu et de son temps, si ces notions ne sont pas soigneusement réunies, la cohabitation peut ne pas se faire harmonieusement. Dans ce processus, l’arrangement d’un mariage artificiel, d’un intérêt matériel ou politique entre la sculpture et le « lieu sculpture » peut se révéler désastreux, tant au point de vue artistique, que culturel et urbain.

La sculpture se présente comme un renforcement conscient des objectifs moraux du lieu, parce que l’art prenant sa source dans l’imaginaire peut en conséquence introduire l’utopie dans un espace étouffé par la banalité du quotidien. Sa présence, propose la mise en scène d’une méditation esthétique étrangère à la vie ordinaire. La sculpture se confronte à l’architecture et participe à une nouvelle scénographie du lieu, offrant à l’espace urbain ce qui fait de lui une nouvelle destination du sublime. En tant que représentation de l’histoire et des aspirations de la ville, la sculpture exalte la majesté de ses espaces urbains, pour en faire des lieux intensément ressentis. Le monument qu’il soit commémoratif ou non, se transforme au contact du lieu, en même temps qu’il le modifie.

La sculpture reformule et reconstitue l’approche sensorielle de l’environnement qui l’accueille. Elle en résume les éléments constitutifs, puisqu’elle emprunte à la fois à la matière et à l’esprit. La sculpture ainsi conçue jouit d’une indépendance par rapport à cet environnement, en même temps qu’elle lui appartient et qu’elle le met en relief. Si cette notion parvient se concrétiser, la sculpture atteint alors son plein développement : elle parvient à faire revivre dans le lieu les traces de l’homme et de son histoire. Elle réalise à la fois la sublimation du lieu et de l’homme.