• Aucun résultat trouvé

La glaise contre le doré

Entre 1988 et 2013 durant mes années de travail et de recherche en Art plastiques, notamment en sculpture, je me consacrais à la fois à l’élaboration d’une œuvre et à la recherche d’un lieu qui puisse l’accueillir. Mes participations aux symposiums de sculpture, au Liban et ailleurs, l’expérimentation de techniques diverses et de différentes matières en sculpture (pierre, bronze, bois, métal, plexiglas, acrylique, terre…) m’ont aidé à perfectionner ma démarche artistique. Tout au long de ces années, en explorant les possibilités laissées par les diverses techniques et matières, un thème m’a particulièrement attiré : la question de la matière et de sa relation avec l’esprit.

« La terre d’où nous venons où nous retournons, la terre d’où vient tout ce qui vit où retourne tout ce qui meurt, la terre qui reçoit la mort et donne la vie. »118 Des symboles positifs que représente l’élément terre comme la purification, la maternité, la source, le retour aux origines, etc. découlent toute une série de significations et d’interprétations à forte valeur affective ou spirituelle pour l’homme. La logique de l’existence impose le respect et l’amour pour la terre. Cette vénération est appelée à être esthétisée par le biais d’une relation charnelle et spirituelle, unissant la vie à la mort, et rendue possible par la pouvoir de redonner vie aux espaces de terre qui l’on portée. Dans mon expérience personnelle je tente de pratiquer un art qui va à l’essentiel, la terre. Qui accepte toute la pauvreté, le dépouillement et la matérialité de cette matière. Un art qui ne s’occupe pas d’ornementation mais de profondeur, axé sur la spiritualité, dans le but de donner un nouveau visage à l’argile. En même temps que je manipule cette matière, je recouvre quelques fragments de la sculpture par

du doré. L’utilisation de matières picturales déposées à la surface d’une sculpture est une technique qui tire ses origines de l’art primitif africain ainsi que des anciennes civilisations. Les phéniciens ont beaucoup utilisé la feuille d’or pour cet usage. A propos de cette technique, Ildefonse Sarkis écrit dans son livre Les Phéniciens : « Une des caractéristiques de l’art phénicien dans le travail du Bronze est de l’avoir enveloppé d’une feuille d’or. »119 Les découvertes archéologiques ont exhumé des sculptures couvertes de feuilles d’or, colorées, patinées, avec des incrustations de pierres. Dans la civilisation phénicienne et dans l’histoire de l’art en général, on remarque des sculptures en terre cuite, en marbre ou en bois peints, comme celles de Luca Della Robbia (1399-1482), dont le style se caractérise par des formes douces et une polychromie brillante ajouté comme ornementation.

La recherche de l’effet par la couleur se fait dans la sculpture polychrome à l’aide de plusieurs techniques, comme en peinture, par l’oxydation du métal ou le mélange de différents matériaux de différentes couleurs. Le contraste des tonalités fait alors ressortir les volumes, comme chez Honoré Daumier (1808- 1879). Ses bustes représentent une rupture avec la tradition néo-classique. Son remarquable talent de dessinateur et de modeleur lui a permis de créer des sculptures polychromes, et d’ouvrir la voie à une sculpture colorée qui s’est développé tout au long du 20e siècle. Les sculptures de Daumier présentent un caractère emblématique de l’utilisation du doré vieilli. Cette couleur qui par son symbolisme nous renvoie à la nostalgie liée aux choses passées. L’utilisation du doré est devenue un signe sémiotique fort et un élément obligé pour l’artiste désireux de transmettre un message se rapportant à l’idée d’un passé glorieux révolu et la nostalgie qui s’attache aux ruines. Par la suite, cet emploi est devenu un savoir-faire et une technique à part entière. Dans mon travail, le doré découle de cette logique mais selon une technique qui mélange la couleur de l’or avec la

glaise, qui en constitue le fond. Cette union d’éléments antagonistes est destinée à envoyer des signaux forts, qui interpellent le spectateur

33- Honoré Daumier, L’Orateur, Bustes en terre crue coloriée, 50x53x 20 cm.1832-1835.

Durant le processus technique d’exécution de la sculpture, la matière qui supporte tout ce qui compose le corps, joue un rôle de participation dans le modelage de la forme et dans la patine de la couleur ; la matière se révèle active et vivante. Cette notion a été mise à l’honneur durant la première partie du 20e siècle. « Cette nécessité de faire vivre les formes dans l’espace en exaltant le

matériau qui les constitue […]. Ainsi Gio’ Pomodoro travaille le marbre jusqu’à ses limites de tension, d’équilibre et de pureté. Benazzi découvre la richesse et la vitalité du bois. […] La lumière joue un rôle déterminant dans la mise en évidence de ces matériaux naturels qui s’avouent dans leur spécificité. »120. Mais ce qui est vrai encore, c’est que la matière participe malgré

tout à la constitution du corps de la sculpture. A son tour, le corps sculpté projette à partir de ces formes, des impressions esthétiques qui contribuent indirectement au sublime de l’œuvre et à son élévation spirituelle. Les artistes plasticiens ont utilisé abondamment les techniques mixtes dès le début du XXe siècle, en peinture comme en sculpture, pour renforcer l’expression visuelle et harmoniser l’œuvre plastique, sa texture et sa matière, avec son environnement. Siegfried Giedon écrit:« De nouveaux éléments firent leur apparition vers 1912, renforçant la puissance et la valeur des aplats […] c’étaient des fragments de papier, de la sciure de bois, des débris de toutes sorte qui donnaient à la surface une texture nouvelle. »121. La texture est devenue un élément principal dans la création d’un tableau et surtout d’une sculpture. En ce qui me concerne, elle est l’expression de la sculpture. Faire une sculpture contemporaine permet l’utilisation de toutes sortes de matières et techniques qui peuvent participer à la forme tridimensionnelle et ce, en utilisant des produits et des procédés communs avec la peinture. Ce genre de technique ne cherche pas à créer de simples effets de couleurs et de textures, mais à renforcer les tendances proposées par l’artiste à travers la sculpture, ce qui ne peut plus se limiter aux techniques et matières traditionnelles.

La couleur dans la sculpture peut rester monochrome et sobre, comme dans le cas des œuvres de Giacometti. Entre la matière et la couleur, la sculpture de Giacometti jaillit triomphante de l’argile lorsqu’elle devient bronze. Entre l’argile modelée avec spontanéité et la patine sombre du bronze qui cache ou

120 Jean-Luc DAVAL, La sculpture de l’antiquité au 20èmesiècle, op.cit. p.1043. 121 Siegfried GIEDION, Espace, temps, architecture, op.cit. p.262.

atténue la dorure du métal, la sculpture de Giacometti prend vie en accordant couleur et matière. Il s’agit d’illustrer avec cet exemple, une autre expression de l’opposition de la dualité entre la sphère matérielle et la sphère spirituelle. Dans mes sculptures, l’interprétation plastique affiche un dépouillement des formes et des couleurs dans le but d’affirmer mon refus de toute ornementation, dans le sens où elle est généralement liée à l’art plastique. Mais je suis soucieux en même temps d’établir un nécessaire rapport d’équilibre entre la matière et la couleur. Bien que le doré apparaisse entre les dépôts de glaise, sa présence reste discrète, et ouvre à une alliance qui associe deux symboliques antinomiques de notre destinée humaine : la glaise pour la terre, le doré pour l’or. Dans ces sculptures, le rouge tient également sa place, même si elle est limitée. Elle est présente sous forme de touches éparpillées pour évoquer la symbolique du sang, synonyme tout à la fois de vie, de douleur et de mort. Mes sculptures présentent une polychromie narrative et symbolique, dont la source est dans le jumelage des concepts liés à la mythologie et à l’expérience de la nature. Tandis que la polychromie obtenue par juxtaposition et incrustation de différents mediums, évoque la richesse, par contraste avec une matière considérée comme pauvre.

Chez Kiefer, la matière primordiale est présente tout à la fois comme forme, masse, couleur, histoire et mythe. L’expérience de Kiefer est liée à celle de Beuys, notamment sur le plan du mythe et de l’installation. Beuys qui était également allemand, emploie fréquemment la graisse, le miel et l’or, bien que le sujet chez lui tourne autour de l’écologie et de la relation intime entre la nature et le mythe. Dans son œuvre Athanor, réalisée pour le musée du Louvre en 2007, Anselm Kiefer a réuni différents types de matériaux pour exprimer des idées ayant trait au mythe et à ses traductions plastiques. Pour l’artiste, le dessin et la peinture sont devenus insuffisants. Seule la sculpture peut désormais mener à bien ce type de mission de façon satisfaisante. En mêlant émulsion, huile, craie, plomb, argent et or sur une toile de lin de 10 mètres par 4,3 mètres, l’artiste illustre le fait que la matière peut contribuer à l’impact de la forme, dans un projet plastique. Aussi, le titre de l’œuvre Athanor - qui désigne le four

alchimique permettant de fabriquer la pierre philosophale – est-il un signal qui indique que pour Kiefer, la matière est l’élément fondamental qui ne peut être dissocié de la destinée humaine. Il nous rappelle ainsi, aussi, les fours ayant servi à mettre en œuvre la Shoah. Dans ce sens et notamment par rapport à l’œuvre de Kiefer, Marie-Laure Bernadac explique l’idée de la fusion des matières : « L’œuvre d’art est donc la matrice de la métamorphose, le lieu de la transformation des éléments, du passage d’un état à l’autre. »122 C’est une conception qui associe dans un but esthétique, la simplicité de la matière, à la complexité de l’idée. La conception esthétique révélée par Baumgarten, l’« aistheta », en 1750 dans son ouvrage Æsthetica, nous propose une étude philosophique et scientifique de l’art et du beau. Au XXe siècle, le mot esthétique apparaît comme une science ayant pour objet le jugement ou l’appréciation, appliqués à la distinction de la beauté et de la laideur, de même qu’il représente l’étude du beau, du sublime, du joli, du gracieux et du poétique. Dans mon expérience, l’esthétique peut aussi exprimer le fait d’exploiter le laid dans une tentative pour confronter des principes opposés et faire sortir l’espoir de la tristesse, de représenter la douleur et la pauvreté, par l’utilisation d’éléments visuels comme la texture rugueuse et les couleurs mates et sombres de la glaise.

Le progrès de la vie moderne a provoqué depuis la fin des années soixante, un mouvement inverse de retour vers la nature. Cette réaction se renouvelle à l’heure actuelle, à travers une prise de conscience écologique à l’échelle internationale. La terre comme matière représente désormais la matière primordiale, et la couleur primaire de la nature. Dans le même temps, la glaise continue de représenter l’origine du corps humain. L’homme ne peut pas exister sans cette matière qui compose la substance de son être. La terre est à l’origine de la vie du corps comme elle en est l’image de sa destruction. Alors que cette dernière reste liée au sol et à l’horizontalité, qui constitue la vie de l’organisme,