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Le corps dans la sculpture

Durant les millénaires le corps a été le sujet de la sculpture. Rares sont les œuvres qui ne représentaient pas un corps humain. Le corps synthétise dans son attitude, ses proportions, sa texture, ses expressions, la majorité des sentiments humains. Tandis que son rattachement à la sculpture définit un rapport de mesure avec l’espace. Dans son livre Art et mesure de l’espace Eugénie De Keyser rapporte la sculpture au principe du corps vivant : « Faire une statue, c’est exprimer la vie par l’intermédiaire de la pierre ou du métal et inévitablement prendre attitude par rapport au temps, non comme projet, mais comme potentialité d’un corps vivant. »49 Ce qui souligne également la notion de temporalité du corps dans sa relation avec la sculpture.

En principe mon existence est liée à mon corps tandis que mon moi profond s’exprime dans mon art et mes œuvres, à travers la réalisation de sculpture qui représentent des corps. Donc, mon corps se réalise et me réalise dans ma sculpture. L’importance du corps engendre un paradoxe dans sa relation avec l’esprit. Ainsi le rapport entre matériel et spirituel se révèle une problématique incontournable. Kandinsky écrit dans son livre « Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier » : « Souvent son moi corporel a depuis longtemps disparu, lorsqu’on tente par tous les moyens de reproduire cette forme corporelle, plus grande que nature, en marbre, en fer, en bronze et en pierre. »50

Depuis la création de la vénus de Willendorf par un artiste anonyme, le corps humain n’a pas cessé d’être le sujet de la sculpture. Les Grecs ont représenté les athlètes, des sculptures qui illustraient la beauté de l’homme

49Eugénie DE KEYSER, Art et mesure de l’espace, op.cit. p. 174.

comme c'est le cas des représentations d’Apollon. Il s’agissait de glorifier la beauté et de pouvoir s’identifier à l’idole représentée par la sculpture. Ce qui s’explique par le besoin de compenser les manques et les imperfections de la nature humaine. La sculpture et le corps humain forment deux partenaires indissociables. Cette dualité s’impose comme fondement d’un art qui n’a pas cessé d’illustrer le corps et ses différents états. Ces statues s’adressent directement à chacun, car les spectateurs sont concernés personnellement en tant qu’individu, et leur rapport avec la sculpture, est avant tout, celui d’un corps avec un autre corps. Les musées qui exposent les sculptures, les présentent les unes par rapport à toutes les autres, et chacune, en rapport direct avec chaque visiteur en particulier. Les questions de circulation, de distance, de contact et de positionnement sont prises en considération. L’aménagement vise alors un rapport d’harmonie entre deux corps ; l’un - l’homme - est la source d’inspiration de l’autre - la sculpture -, et cette dernière est l’image et le complément du premier.

En me basant sur mon expérience personnelle, je me rends compte du raccourci nécessaire qui existe entre la conception d’une sculpture et l’anatomie du corps humain. Le débat théorique qui m’a amené à réfléchir aux liens qui unissent la sculpture et le corps s’appuie sur la relation qui existe entre ce qui vit et la façon dont on le conçoit. L’expérience pratique de la sculpture ramène au principe de la mesure. Celle-ci s’inscrit entre le minimalisme et le monumental. Le monumental offre à l’artiste et à son public, par le biais de l’identification, une extension à leur propre corps qui est d’ordinaire limité à ses propres dimensions. C’est souvent l’importance du sujet qui va appeler une représentation monumentale. Dans mon sujet de crucifixion, conçu en relation avec le mythe d’Adonis, exposé dans les ruines du temple d’Astarté, la question de la dimension des corps sculptés se révèle primordiale. L’attachement aux ruines chez moi, est en relation avec l’idée de ce qui est mort. Les réflexions esthétiques qui en découlent et que je relie au sublime ont trait aux décombres qui apportent par leur existence, la preuve que les peuples et les civilisations

comme les héros sont mortels. Dans le cas d’Afka, les ruines du temple d’Astarté marquent une ligne bien visible, un chemin qui va du rêve au désenchantement, dans un présent représenté par un paysage utopique au sens que j’ai défini plus haut. Il n’y a pas de vision plus mélancolique et plus puissamment évocatrice que les vastes espaces d’Afka, parsemés de cette harmonieuse majesté devenue inutile, pour résumer en une seule image le désenchantement d’une époque qui a perdu la foi dans le potentiel de ses lieux chargés de mémoire.

Le corps doit se situer dans le cadre d’un autre corps pour que les deux puissent se compléter et se réaliser l’un par l’autre. La sculpture par sa présence physique représente toujours le corps de l’autre. Celui qui sera toujours prêt à s’unir au vôtre pour une union spirituelle dans la contemplation du sublime. L’existence du corps a conduit à l’érection de stèles et de totems qui incarnaient des idoles et des dieux, tandis que dans le christianisme le corps a représenté la vision ultime de ce besoin existentiel. Il a imposé l’incarnation du Dieu même à travers Jésus-Christ. L’identification au corps a atteint avec lui son aboutissement optimal. Comme toute utopie, cette conception du corps relève d’une spiritualité sereine et apaisée. En revanche, les éléments esthétiques, qui figurent cette méditation, relèvent de notions antagonistes. Ces idées sont reliées à un moment unique de l’histoire où la vie, la mort et la résurrection d’un corps humain tellement particulier et énigmatique appellent l’interrogation. Dans le cas de mes sculptures inspirées du Phénix, d’Adonis ou du Christ, et destinées à représenter l’homme contemporain dans sa condition humaine, je pars d’un principe conceptuel et symbolique qui remplace visuellement le corps par une représentation en rupture avec les réalisations figuratives et plus en accord avec ma conception de l’expression corporelle.

12- Niki De Saint Phalle, Tableau tirs, 100x180 x20 cm. matière mixte, 1961.

Dans l’exposition consacrée aux femmes artistes qui s’est tenue au mois de mai 2010 au M.N.A.M. Centre Georges Pompidou, on a pu remarquer la place omniprésente tenue par la représentation du corps. Les vidéos de l’artiste libanaise Mona Hatoum (1952) sont un exemple de l’attachement fort des Arts vidéo postmodernes au corps, tandis que la sculpture « La mariée » de Niki de Saint Phalle (1930), inspirée des poupées vaudou, expose le corps dans son état le plus brut et expressionniste. Niki De Saint Phalle appelle ces œuvres « Les Tirs » lors de sa première exposition en 1961 : fixés sur une planche, des tubes remplis de couleurs sont recouverts de plâtre et sont percés avec des tirs de

carabine. Cette technique est de l’ordre de la performance artistique. L’œuvre est constituée de plusieurs éléments, mais avant tout c'est l’instant du tir, qui tient lieu de performance. Niki de Saint Phalle, très tourmentée par la violence du passé, a créé également des démons sanguinolents, représentant la bestialité matérialisée. Ceux-ci sont des moyens d’extériorisation. En tirant ainsi sur des toiles, elle tire sur son père (incestueux) et sur la société qu’elle estime injuste. Elle dit : « il existe dans le cœur humain un désir de tout détruire. Détruire c’est affirmer qu’on existe envers et contre tout. »51 Les « Tirs », où des poches de peinture rouge sont éclatées au fusil pour venir ensanglanter des collages de plâtre et d’objets divers, sont un moyen pour l’artiste d’extérioriser et d'exorciser une violence subie ; il s’agit bel et bien ici d'exécutions à la peinture rouge.

La réalisation du corps, dans la sculpture, est d’une importance primordiale, mais Anselm Kiefer a choisi d’emprunter un chemin radicalement différent. Il a construit des façades, des édifices vides de tout habitant, pour dénoncer plastiquement le manque de vie qui caractérise ces lieux, et l’exprimer par l’absence de corps. Les édifices de Kiefer sont un bon exemple de ce que peut exprimer l’architecture quand elle se substitue à la sculpture. Mais c’est aussi un bon moyen pour analyser la fonction symbolique de la fenêtre supposée exprimer l’esthétique du paysage extérieur, en passant à une vision intérieure dissimulée dans les ténèbres. On passe de la fenêtre qui offre à ceux qui demeurent à l’intérieur la possibilité de contempler l’extérieur, à la fenêtre comme simple cavité à travers laquelle les personnes extérieures peuvent prendre connaissance du néant qui siège à l’intérieur. La malédiction que Kiefer veut exprimer à travers ce renversement des rôles, des fonctions et de la focalisation d’un lieu, l’expression plastique de l’absence de vie par l’absence de corps. Dans ce sens, l’absence du corps humain dans une œuvre d’art peut avoir une signification aussi importante que sa présence.

L’existence du corps est aussi indispensable à la vie qu’à la sculpture. Sa présence qu’elle soit intégrale, fragmentée ou même représentée par son absence se révèle essentielle pour l’Art même. Même les artistes, architectes et concepteurs qui éprouvent des doutes ou de la défiance par rapport à ce sujet peuvent adopter la forme la plus facile qu’emprunte la postmodernité : celle qui représente l’absence pour la présence, la faiblesse pour la force… Celle où la séduisante mise en architecture de l’espace cache les véritables problèmes de la ville et de ses citoyens par exemple. Mais également, d’une façon plus générale celle de certaines problématiques de l’architecture elle-même et de la conception artistique qui peuvent être niées. Bref dans cette époque de mise à l’honneur des principes antagonistes, les simples concepts originels semblent être dépassés. Pourtant il demeure toujours possible au chercheur de forger ses propres concepts comme le sculpteur taille une roche hétérogène.

Dans la sculpture le corps reste le sujet par excellence. Il était et restera le moyen et le but ; le moyen, parce que, qu’il soit ainsi réincarné en totalité ou en détail, il nous ramène vers celui qui le représente, vers l’esprit de celui qui l’a créé. Par le biais du corps, la sculpture jouit d’un privilège exceptionnel, celui de représenter les valeurs de l’être humain à travers son corps. Le but, parce que dans chaque sculpture, l’artiste tente de représenter le corps en totalité ou en détail. De ce fait, dans chaque fragment de la sculpture il est possible de déchiffrer une partie du corps humain. Ma conception plastique constitue un exemple du lien par lequel la conception du corps rejoint celle de la sculpture, pour créer un espace de vie qui se déroulerait au sein de l’œuvre d’art immobile. Dans cette optique, on fait difficilement la distinction entre la représentation du corps par la sculpture et le corps d’une représentation sculpturale. Il s’agit d’opérer la fusion totale entre ces deux pôles, sculpture et corps. Dans le cas des sculptures suppliciées de à Afka, cette vision s’ajoute à la matière et à l’espace du lieu pour faire fusionner les corps de l’artiste, du visiteur et du lieu et les faire communier selon une formule énigmatique qui est une alchimie propre à l’art.