• Aucun résultat trouvé

Kiefer : microcosme et macrocosme

Le mot cosmos désigne le monde, d'où sont venus ensuite les mots macrocosme et microcosme. Capable d’action et de réaction, le cosmos est une conscience vivante. Le cosmos comme le lieu possède un corps et même un esprit. Dans ce grand cosmos, l'homme représente un petit cosmos ; les interférences entre ces deux mondes se révèlent inévitables. L'homme est soumis aux conditions d’un monde hostile et rude, mais en même temps il peut exercer son pouvoir sur ce monde. C'est par ce chemin que l’artiste parcourt l’itinéraire ardu de son existence, en passant ainsi de la passivité à l’action. Ces deux concepts indissociables de macrocosme et de microcosme, présument la croyance dans la correspondance possible entre les deux mondes. Quand on expérimente la souffrance dans le monde, on spécule aussi sur les principes qui permettraient de rétablir avec lui des rapports harmonieux. Ici on peut distinguer deux façons de concevoir l’existence. L’une caractérisée par l’acceptation et la passivité, l’autre par la révolte et par l’action. C’est là que se joue la responsabilité de l’artiste. Celui-ci devient le médium qui sert d’intermédiaire entre l'homme et Dieu, entre le microcosme et le macrocosme, dans le but d’établir une relation entre ces deux entités. Après avoir exposé ce qui illustre la particularité du rapport qui unit l’homme à l’univers, l’idée du cosmos nous apparaît moins complexe et plus proche de nous. Il découle donc enfin de cette éternité et de ce rapport entre l'homme et le cosmos que le gigantisme de ce dernier ne lui donne pas forcément la supériorité sur l’homme. Ce dernier, lui, cesse d’être une modeste créature pour se hisser au rang de créateur. Vu sous cet angle, l’homme n’est pas petit dans le monde. Il est un petit monde en soi. La vision du cosmos étant fondée sur la similitude entre l’homme et le monde, la différence n’est qu’une question d’échelle et la similitude ressentie entre le macrocosme et le microcosme, est basée sur une connaissance qui, loin de se réduire à une construction d’humain, repose sur une expérience éternelle et commune à l’homme et à l’univers.

Notre corps et le cosmos forment une dualité qui unit deux lieux, là où nous sommes accueillis : microcosme et macrocosme. Le premier représente le corps, support de notre existence matérielle, tandis que le second correspond à la même définition, mais à la plus grande échelle qui soit. Ce concept interpelle l’artiste plasticien, notamment le sculpteur, qui poursuit toujours la création d’une œuvre proprement existentielle, unissant microcosme et macrocosme. Dans le corps humain se trouvent par ordre décroissant de grandeur, les organes, les cellules, les molécules, les atomes et les électrons qui se présentent semblables à des planètes dans l’espace. L’homme, bien avant la science avait pressenti et connu la vérité de cette union qui le relie à l’existence tout entière. C’était notamment le cas du christianisme. Avec lui, Dieu s’est incarné dans le corps du Christ, fait homme, pour donner au corps des hommes la possibilité d’héberger à son tour du Créateur du monde. Stéphanie Breton décrit le rapport qui unit l’homme à Dieu dans son livre « Qu’est-ce qu’un corps ? » Elle dit : « L’homme est le signe iconique du Dieu, il est donc également le résumé de toute la création. Cette conviction s’explique notamment dans l’image de l’homme cosmos. »34

Dès le début du monde s’est joué un drame cosmique, dont l’évènement physique a inspiré un rite symbolique, qui commémore l’instant de la genèse. C’est un vrai défi que de parvenir à réconcilier le drame initial d’une déflagration cosmique avec la joie née d’un feu d’artifice. Cet exemple illustre bien la tendance permanente dans l’homme à percevoir ce qui se divise en microcosme et macrocosme

Le dépouillement des moyens artistiques relève également de cette tendance. En unissant les fragments isolés de la réalité pour créer une œuvre d’art qui parte de l’intimité de l’artiste pour s’adresser à l’humanité tout entière, l’art devient une langue universelle. Suivant la logique symbolique de l’œuvre d’art on constate une correspondance avec le monde où l’unité entre l’homme et

34Stéphanie BRETON, Qu’est-ce qu’un corps ? Afrique de l’ouest/ Europe occidentale/ Nouvelle Guinée/ Amazonie, Flammarion, Paris, 2006, p. 60.

l’univers fait naître un sentiment d’éternité. Donc, dans la nature et l’existence, le microcosme et le macrocosme se révèlent être en perpétuelle relation. Une conception qui réunit Kiefer et Giacometti. « Dans “Carnet et feuilles”, le jeune Giacometti livre des fragments de son esthétique, qui considère l’œuvre comme un microcosme dans lequel se réfractent l’unité, l’organicité et l’harmonie de l’univers. »35

Cette vérité d’un rapport interactif entre microcosme et macrocosme est un sujet fondamental pour l’artiste plasticien, et tout particulièrement celui qui s’attache à la question du lieu. Car, le cosmos représente le lieu des lieux, en même temps qu’il représente une puissance motrice et une influence qui se fait sentir dans la vie et le destin des hommes. Nadeije Laneyrie-Dagen parle de l’influence des astres sur les individus dans son livre L’invention de la nature : « En plus de l’action qu’ils exercent sur le corps une fois formé, les astres jouent un rôle dans la gestation de l’enfant à l’intérieur de la matrice, chaque planète présidant, au fil de la grossesse, à la construction des organes […] Enfin le ciel influence les actions humaines »36 Le macrocosme agit sur notre corps et par la suite sur notre vie, étant donné que la nature de l’existence est semblable sur les deux échelles, et ce, malgré la différence de temporalité qui sépare les deux univers. Car il existe une constante de temps qui relie l’expérience humaine au dynamisme de l’univers. Comme si le temps avait explosé comme la matière et s’était dispersé le long de l’existence tout entière. Tout ce que nous faisons c’est consommer le temps qui nous est donné pour harmoniser nos vies avec l’étendue de l’espace et du temps. Le plan cosmique et notre quotidien sont reliés dans l’existence, par l’intermédiaire du temps. L’unité cosmique réalise sa dissociation qui s’effectue dans l’espace et à travers le temps. L’artiste, le penseur, le philosophe réalisent de même cette vérité. Il reste à reformuler ce concept dans une expression littéraire et plastique, à la recherche d’un instant

35Christine BOUCHE, Alberto Giacometti la forme, op.cit. p.63.

qui rende compte du fabuleux et du sublime. Énoncer une telle vérité est utile, mais n’est pas suffisant. Il faut maintenant parvenir à l’exprimer dans l’art et à travers la sculpture. Car elle est le médium le plus proche de la matière, du volume et de l’espace

L’observation des ornements que sont les astres dans le ciel ténébreux provoque le sentiment du sublime. Dans mes projets, notamment « Le retour du Phénix », le doré mêlé à la glaise et éparpillé sur la surface de l’œuvre, est fait pour donner l’impression d’une étendue spatiale illimitée, tandis que les particules rouges dispersées font référence aux astres. Le dynamisme de la technique employée dans mes œuvres est basé sur une gestuelle qui consiste à lancer en continu de la matière sur le support. Aucune interruption ne se produit, aucune ligne et aucun obstacle. Par contre, après avoir répandu la glaise sur la totalité de la surface, la matière fluide a ensuite une liberté totale pour circuler et prendre sa place. Cette technique permet de produire des formes qui ressemblent aux formes naturelles de l’érosion, et d’imiter le dynamisme des astres. Ce qui m’importe avec cette technique, c’est de parvenir à créer une texture qui rappelle les images et les formes de la nature. La matière que j’utilise se compose de terre riche en minéraux, de cailloux usés et de feuilles d’arbres sèches. Le mélange de ces éléments crée une gradation variée des couleurs qui rappellent la terre, à côté du doré et des points rouges ajoutés par la suite. La surface de la sculpture est enrichie par ces éléments faits pour représenter l’architecture spatiale. Elle a un but esthétique qui est de mieux comprendre la nature de l’existence et de mieux s’en imprégner. Pour le sculpteur il s’agit de produire l’œuvre comme une abstraction de la grandeur du macrocosme et de le transformer en un pur signe de la volonté de dépassement des limites du microcosme. Le monument ne sera plus une manière de représenter un lieu connu, mais il devient l’image de l’existence dans sa grandeur, tandis que l’ornement rouge et or joue un rôle explicatif. Maintenant on remarque que tout espace vide appelle à être rempli par l’art, tandis que toute œuvre d’art cherche à s’épanouir dans un vaste espace. Comme si l’art ne répondait pas seulement à des exigences esthétiques, mais

qu’il apparaissait comme une réaction contre le vide de l’architecture urbaine. Personnellement j’ai remarqué que des personnes, quelque fois illettrées, font parfois placer des rochers bruts dans leurs espaces de vie. Pour ces derniers c’est simplement beau. Mais selon mon interprétation cela répond à un instinct, un besoin archaïque émanant de l’inconscient collectif qui aspire à conquérir l’espace et à remplir le vide.

Dans son ouvrage « L’invention de la nature »,Nadeije Laneyrie-Dagen entremêle homme et monde, pour créer l’unité dans la dualité et pour donner à l’homme cette qualité supérieure qui lui offre le don d’être créateur. Ainsi il devient plus qu’une créature et en lui se résume la création : « Microcosme et macrocosme : l’homme dans le monde et le monde dans l’homme »37. Cette vérité exprimée et expérimentée durant l’histoire humaine, sur les différents plans religieux, astrologique, philosophique ou scientifique, est à la disposition des artistes, pour l’exprimer à leur tour et tenter de la mettre en évidence. Anselm Kiefer s’y est essayé à travers son exposition « chute d’étoile » au Grand Palais, en créant le lien entre l’action des astres et l’expérience humaine, car cette dernière peut s’expliquer grâce à l’action des astres. L’astrologie représente l’étude des influences, réelles ou supposées des astres sur les comportements et le destin des hommes et des groupes sociaux. Elle est pratiquée depuis la plus haute antiquité et a servi d’élément moteur au développement de l’astronomie, avec laquelle elle s’est longtemps confondue. Entre science et croyance sociale, l’astrologie a interrogé le rapport qui existe entre macrocosme et microcosme. Ce rapport qui se révèle plutôt mythique que scientifique, mais dont les pratiques demeurent ancrées dans les croyances contemporaines. Car son influence ne peut-être niée, pourtant elle n’a jamais pu être démontrée. L’être humain tend à établir des relations entre tout ce qui existe, et l’idée de notre espace vital si limité nous pousse à imaginer des rapports qui peuvent exister entre les choses même éloignées. C’est pourquoi les

découvertes successives relatives au macrocosme ne se limitent pas uniquement aux découvertes astronomiques, mais posent la question de ses rapports avec l’homme. C’est d’ailleurs l’un des premiers problèmes posés par la forme et la fonction de tout ce qui existe, et qui interpelle les artistes plasticiens au premier chef. Cela rejoint la quête du lieu primaire, parfait et idéal dans un monde supposé accompli et fini. L’expérience que nous en avons, nous souffle le contraire et sollicite notre participation pour accomplir son perfectionnement, ce qui peut s’accomplir dans le monde mythique des arts.

Anselm Kiefer est un bâtisseur qui a édifié à partir de son propre microcosme, pour parvenir à toucher le macrocosme. Ses œuvres en techniques mixtes, qui font appel à une grande variété de matériaux, associent microcosmes et macrocosmes, littérature, histoire et mythe. Ses toiles se dressent devant le spectateur comme d’immenses décors de théâtre. « Ton âge, mon âge et l’âge du monde », il rattache à cette toile d’un poids colossal, un vers tendre et fragile de la poétesse autrichienne Ingeborg Bachmann. Au-dessus de la pyramide est inscrite en noir cette citation du poème d’amour « Les jeux sont faits » : « Ton âge, et mon âge, et l’âge du monde … ne se mesurent pas en années. » qui a inspiré le titre de l’œuvre.

Le rapport entre le microcosme et le macrocosme se joue sur l’échelle de l’œuvre et du lieu. Anselm Kiefer a donné à cette notion une place importante, notamment avec ces œuvres monumentales, qui depuis ne peuvent plus être conçues que dans et en fonction du lieu et par extension de l’espace existentiel tout entier. Il faut rectifier l’espace de nos existences. Cette correction se fera par la revitalisation que peut lui conférer une œuvre qui pourra, par le biais de son pouvoir mythique et ses dimensions monumentales, renouer la connexion naturelle entre microcosme et macrocosme. En s’appuyant sur la matière de l’œuvre et l’échelle du lieu, l’œuvre de Kiefer, comme dans l’exemple de « Ton âge, mon âge et l’âge du monde », offre un exemple de ce qui peut unir le microcosme au macrocosme.

D’après l’expérience de Kiefer on constate que les formes, la matière, le sujet, la technique et les dimensions doivent subir l’impact du lieu, doivent être en fonction de lui pour pouvoir établir une liaison avec le cosmos auquel ils appartiennent. Pour cela l’art est également une façon de concevoir l’existence et d’en tirer une expérience. La rencontre de la conscience spatiale de l’œuvre d’art avec la notion du rapport microcosme macrocosme se révèle une nécessité pour l’artiste. Ainsi conçue, la perception qui veut et qui comprend l’impact de la sculpture et son extension dans l’espace, n’est pas loin de rejoindre la cosmogonie. Ce qui n’empêche pas d’autres grilles d’interprétations qui ne s’opposent pas à cette lecture.

7- Anselm Kiefer, Ton âge, mon âge et l’âge du monde, huile, émulsion, gomme laque, cendre et fragments de terre cuite sur toile, (5 parties), 470 x 940 cm, 1997.

Philippe Dagen parle du travail de Kiefer en disant que la cosmogonie fascine l’artiste : « […] qui voit de nombreuses correspondances entre le cosmos à l’échelle de l’univers et le corps humain ».38 En effet, Kiefer traite son œuvre

selon le canon de l’échelle humaine pour créer cette métaphore de rapport visuel et dimensionnel entre le corps de l’homme, du spectateur, et le monde. Il voit dans le corps de l’homme le point commun, le repère, dans les rapports de cette cosmogonie. Il en fait la frontière entre microcosme et macrocosme. Selon lui : « Nous sommes la membrane entre le macrocosme et le microcosme, entre l’intérieur – ce que nous sommes – et le dehors – ce que nous sommes aussi »39, et cette dualité nous met devant l’évidence de l’unité cosmique incarnée par l’être humain. Par la suite ce lieu cosmique absolu, dont notre corps constitue le juste milieu, se révèle le sujet par excellence pour tout artiste cherchant à identifier dans son art les vérités les plus significatives de l’existence.

La cosmogonie qui représente la liaison entre le microcosme et le macrocosme est une notion qui me touche dans ma conception plastique et que j’illustre dans le traitement de mes sculptures et peintures, notamment dans mon œuvre Le retour du Phénix, diptyque, réalisée en matières mixtes, hauteur 4 mètres. Elle dépasse la figure de l’homme réalisé pour aller vers le mythe du phénix. Cette œuvre unit les trois dimensions : matérielle, mythique et divine, dans le but d’atteindre la notion de la cosmogonie. La conception de la cosmogonie s’esthétise de plus en plus et on passe du péché dialectique et scientifique à la démarche créative, inhérente à l’œuvre d’art. Dans ce type de création, qui attache une grande importance à l’esthétique et au conceptuel, la cosmogonie a un rôle fonctionnel. Elle fournit les éléments qui contribuent à optimiser le discours, la cohérence de l’œuvre et permet la sublimation existentielle. Le caractère monumental quant à lui vise à la régénération conceptuelle des vastes espaces, où la vie s’était déployée. L’implantation de l’œuvre ainsi conçue a pour but de charger l’espace d’un sens nouveau, en même temps qu’elle l’esthétise. Un tel art constitue une tentative pour parvenir à l’unification spirituelle entre microcosme et macrocosme.