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Le lieu et le corps constituent une vérité existentielle, qui joint deux notions indispensables pour la constitution de l’homme vivant, conscient et créateur. Quand le sublime se révèle, la signification de l’art naît et le sens de la vie évolue, pour passer du stade des désirs à celui de la réalisation des ambitions. Le sublime s’incarne dans l’œuvre de l’artiste et se révèle dans le lieu. Ainsi le corps et l’œuvre offrent à la vie la sagesse du créateur. Entre le corps et le lieu s’établissent des relations antagonistes : l’une est de nature matérielle, dimensionnelle, concrète et limitée, l’autre est de nature spirituelle, sentimentale, nostalgique et sans limite. Le rapport lieu et corps se confirme comme étant primordial. L’un dépend de l’autre. L’un expose l’autre. L’un est la preuve de l’autre. Le corps dans ce sens est celui de l’homme en premier lieu et le lieu est celui qui accueille l’homme, car sans l’homme il n’y pas de lieu, il n’y a que des ruines de l’existence. Le corps s’expose dans le lieu dans la mesure même où le lieu s’expose dans l’espace. Quand notre corps devient inconscient de son rapport avec le lieu, ce dernier perd son existence dans la conscience. Le lieu est nécessairement tributaire de la conscience que nous avons de son existence.

Poser la question du rapport du corps avec le lieu, c’est s’interroger sur l’un des facteurs déterminants de l’existence. Le lieu permet à l’artiste plasticien de s’identifier et de pouvoir s’inspirer des éléments matériels et spirituels. Le lieu interpelle l’artiste en même temps qu’il détermine un certain rapport entre le corps de ce dernier et celui du monde. Ce qui fonde l’authenticité de notre relation au lieu. Ce phénomène est largement ouvert. On s’introduit dans le lieu, on s’en détache, on s'y adapte, on peut même le fuir. Le lieu est subjectivement vécu, car le rapport que nous entretenons avec lui est dynamique. Certains lieux se transforment en espace de création.

Le corps s’articule avec le temps pour créer l’instant vécu, plus précisément, le croisement du corps et du temps crée l’histoire de la vie : c’est ainsi que la vie humaine est impliquée dans l’ordre matériel du corps. « […] le corps est donc une fenêtre sur le monde. Seul moyen d’établir la jonction entre l’homme et les autres êtres. »32 Dans son Dictionnaire de la théologie

chrétienne, Joseph Doré considère le corps comme le lieu primaire de notre existence et le moyen unique de communication avec le monde extérieur. Dans ce cas le corps s’impose comme un élément de rupture, car à partir de lui se précisent les temps et se situent les lieux. D’autre part, le lieu implanté et immobile prend vie dans l’imagination des humains qui y ont vécu et qui y vivent. Ces derniers recréent le lieu comme un emblème incertain de l’histoire et ils vivent dans l’espoir inconscient d’y être admis un jour. Par ailleurs, ce lieu existe déjà quelque part dans notre imaginaire. Son corps est déjà délimité, même si en réalité il n’a jamais existé. Donc le lieu dépasse le simple fait d’être un espace d’accueil pour nos corps et nos créations, comme nos corps qui dépassent le fait d’être des phénomènes biologiques communs aux êtres humains. Le corps, l’espace, le lieu, l’œuvre d’art forment des notions complémentaires pour toute tentative qui aspire à toucher au sublime. Lefebvre voit bien que l’espace tout entier ne se définit qu’à partir du corps de l’individu. Cet espace lui confère ses significations dimensionnelles et fonctionnelles, et lui attribue le sens qui jaillit du fait de vivre dans ces endroits précis. « L’espace entier (social) procède du corps, même s’il le métamorphose jusqu’à l’oublier, même s’il s’en sépare jusqu’à le tuer. La genèse de l’ordre lointain ne peut s’exposer qu’à partir de l’ordre le plus proche, celui du corps. »33L’architecture détermine les mesures du lieu. La matière constitue sa masse. L’histoire condense son esprit. Ces trois éléments font du lieu un corps animé d’une vie qui s’écoule au ralenti et qui peut subsister pour des millénaires, tandis qu’à tout instant le corps de l’individu introduit dans ce lieu, offre à ce dernier la

32Joseph DORE, Dictionnaire de la théologie chrétienne, Desclée, Paris, 1979, p. 55. 33 Henri LEFEBVRE, La production de l’espace, op.cit. pp.465- 466.

possibilité d’exister une nouvelle fois. Afka et le Golgotha existent donc comme des individualités qui attendent le corps d’un Adonis, d’un Christ ou d’un crucifié quelconque. A chaque instant les événements s’impriment dans l’espace. Plus tard l’homme quitte le lieu, mais l’histoire reste, et se transmet d’une génération à l’autre. La rencontre entre un individu et un lieu produit alors un rapport d’interactions dont le vecteur est le langage. Une dualité presque interchangeable se forme. Les deux corps se complètent pour ressusciter le mythe inachevé qui se réincarne à l’instant de la rencontre. Le corps du lieu dévoile les traces gravées du passé, tandis que le visiteur témoigne de la façon dont elles se gravent dans la mémoire et illuminent la conscience, grâce à l’existence et à la présence des corps simultanés.

Il est nécessaire de prendre en considération trois concepts de départ : utopie, art et espace. Ceux-ci encadrent mon sujet. Ils permettent de réfléchir aux aspects contextuels du projet concernant le corps d’un lieu conçu comme œuvre d’art à part entière. L’intérêt se trouve dans le décalage existant entre le lieu marqué par une longue histoire et l’artiste qui le conçoit actuellement. Ma tâche est donc une tentative d’approche de l’utopie dans l’espace d’un lieu mythique. De sa conception à sa mise en pratique, mon parti pris théorique et méthodologique cherche à présenter une conception inédite du rapport entre le lieu et la sculpture. Le lieu, dans ma conception, représente un corps dont le contenant mythique aspire à être réanimé. Mon lieu a besoin d’un contenu qui l’occupe, le représente, configure ses dimensions et ses valeurs à travers un corps ; à travers une sculpture qui matérialise la résurrection du mythe. L’appropriation théorique du lieu en rapport avec le corps renvoie à la dualité qu’illustre cette thèse. Pour ce faire, j’ai divisé mon mémoire en deux parties dont chacune se fonde sur deux piliers, qui se distinguent et qui se complètent. Mais sans la sculpture-corps et le lieu-mythe, notions majeures, mon travail perdrait son axe central. La première renvoie à la seconde et la seconde contient la première. Ce jeu d’échange et de réciprocité caractérise ma conception de l’existence, de l’art et de la théorie que présente cette recherche. J’y expose mes

idées dans lesquels le corps et le lieu s’inscrivent en tant qu’exemple du musée de la nature et de l’urbanisme utopique.

Le décalage existant entre lieu actualisé et corps exposé, résumé dans la question de la condensation du temps dans un même lieu manifeste toute une série d’aspects liés à la notion de complémentarité. Tandis que la position de l’artiste souligne l’importance que revêt cette dualité ou cette complémentarité pour l’homme. L’artiste vient pour proposer d’autres façons de voir et de faire voir cette réalité qui s’est formée selon un schéma complexe au fil du temps. En quelques pages et à partir de ce petit nombre de notions, ce chapitre se poursuivra par le récit des épisodes importants de l’histoire inscrits dans la physionomie particulière d’Afka.

Il s’agit d’un corps et d’un lieu, qui même isolés l’un de l’autre, se mettent en valeur réciproquement, car leur situation implique la dépendance de l’un envers l’autre. Par la suite, il ne sera plus possible de concevoir leur séparation. Les concepts de l’éphémère et de la création d’un monde qui dépasse le tridimensionnel et la matière ne peuvent pas affirmer dans leur architectonique un dépassement du concept du lieu corps comme étant une entité de support. La production esthétique est mise en question. Tandis que l’art dans ses états les plus conceptuels n’a jamais existé hors de son lieu, hors de son corps et de son contexte. La conception du lieu et du corps nécessite une représentation basée sur les notions théoriques, mais le plus important c’est la réalisation pratique à travers la sculpture elle-même. En poursuivant cette démarche jusqu’au bout et en explorant de façon approfondie des axes problématiques principaux, cette thèse parviendra aux finalités souhaitées. C’est en annonçant à l’avance les analyses et les conclusions liées à ma problématique de départ, et annoncées dans le titre de cette partie que le lieu du temple d’Astarté prendra sa place centrale comme sujet théorique de ce travail. La description détaillée de plusieurs visites à Afka effectuées ces dernières années, expliquera le sujet et le style de travail que j’effectue, tandis que ce chapitre constitue une condensation de ma conception concernant le rapport du lieu et du corps. La tentative de

montrer une installation dans le temple d’Astarté, représente pour moi comme un défi d’artiste. À Afka, l’ampleur du lieu s’impose d’emblée et les monuments historiques et naturels semblent ouvrir les bras aux sculptures, en même temps qu’ils se prêtent aux interprétations théoriques. Alors mes réflexions se développent, mêlées à mes propres sensations lors de mes contemplations sur toutes ces considérations historiques et mythologiques. La tâche artistique et le positionnement théorique sur le terrain comme dans l’atelier relient les sculptures dans leur matérialité à un monde qui part de mon propre point de vue pour embrasser l’existence tout entière, et rejoindre par la pensée ce que la mythologie a fait de ce lieu particulier. Le cas précis d’Afka et de son fondement mythologique rejoint la question de la mort et de la résurrection. Il traduit le chemin de ma démarche artistique qui commence dans un lieu et ne se termine que dans une sculpture. Ma rencontre personnelle avec ce lieu persiste comme un désir qui s’impose à moi. D’où l’importance de cette expérience physique, dont le contact direct du corps à corps devient pour moi comme un évènement ardemment désiré. Si la relation entre le corps et l’espace est interactive, elle n’est pas toujours apaisée et se révèle parfois riche de concurrence et de rivalité.