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La scientificisation du corps féminin, ou la construction du féminin comme fait

1. L’esprit scientifique des Lumières et l’ère du biopouvoir

1.4 La mécanisation et médicalisation de la maternité

1.4.1 La scientificisation du corps féminin, ou la construction du féminin comme fait

Bien que la fusion d’un spermatozoïde et d’un ovule soit vue par les yeux des contemporains comme un fait universel et évident de la génération humaine, il faut bien comprendre que cette vision de la procréation en termes biologiques est une construction sociohistorique récente, culturellement située4. Le sociologue Thomas Laqueur et l’historienne

des sciences Londa Schiebinger ont respectivement démontré comment l’histoire naturelle (natural history) ou la nouvelle biologie (new biology) qui se développent au XVIIIe siècle, suivant le

développement de l’anatomie5, cultivent le mythe du corps naturel et de la science amorale (value- neutral). De façon générale, cette perspective vise à expliquer le social par le biologique, ou plutôt

à légitimer les hiérarchies sociales par des lois dites naturelles et universelles afin d’atténuer la grogne sociale à l’égard des inégalités et injustices sociales1. Ce dessein suscite la scrutation de

tous les aspects de la nature, notamment chez l’humain. Plus particulièrement, elle cherche à

1 Gilles Houle et Roch Hurtubise, « Parler de faire des enfants, une question vitale », loc.cit.

2 Adele Clarke, « Modernity, Postmodernity & Reproductive Processes ca. 1890-1990 », dans Chris Hables Gray (dir.), The Cyborg Handbook, op.cit., p. 139-155.

3 Ibid., p. 143.

4 Sarah Franklin, « Making Miracles: Scientific Progress and the Facts of Life », dans Sarah Franklin et Helena Ragoné (dir.), Reproducing Reproduction, op.cit., p. 102-03. Rappelons que dans les sociétés « traditionnelles » ou pré-industrielles, la grossesse était

souvent considerée comme le fruit d’une volonté supérieure, soit d’une divinité (dans la religion chrétienne, l’Immaculée Conception de la Vierge Marie par le Saint Esprit), ou bien d’un phénomène « naturel » mystérieux comme l’ingestion d’aliments particuliers ou l’habitation dans lieu spécifique. Voir Jyotsna Gupta, New Reproductive Technologies, Women’s Health and Autonomy, op.cit., p. 337.

5 « The body qua body is what matters […]. Anatomists have the power to open the temple of the soul and reveal its inner mysteries.

[…] The art and rhetoric of Renaissance anatomies thus proclaim the authority of seeing and the power of dissection. […] Seeing is believing, and believing is seeing ». Thomas Laqueur, Making Sex, op.cit., p. 74-77-79.

découvrir et expliquer les distinctions biologiques qui déterminent fondamentalement les sexes2.

C’est dans ce contexte qu’on voit croître les dissections anatomiques de cadavres féminins, différenciés des corps masculins.

Rappelons l’importante rupture paradigmatique que cette nouvelle biologie exprime. Des Grecs anciens jusqu’aux XVIIe-XVIIIe siècles, la description médicale des corps féminins et

masculins était principalement indifférenciée, considérant que les hommes et femmes avaient des organes génitaux à peu près similaires, à la seule différence que les organes féminins étaient intérieurs et ceux des hommes, extérieurs3. Loin d’être égalitaire, cette approche « unisexuelle »

considérait le corps féminin comme « a male turned inside herself, not as a different sex but as a lesser version of the male body » 4. À cette hiérarchie verticale, inversée des sexes, s’oppose le

cadre moderne d’interprétation des corps, qui définit homme et femme dans une perspective horizontale et dichotomique qui les divise diamétralement, à la manière des autres catégories dualistes5. Ce passage du « one-sex model » au « two-sex model » marque la redéfinition des

genres sur la base d’organes sexuels différenciés, et ainsi la construction du « sexe » comme fondement de l’identité6. Cette transition révèle aussi que le corps, ainsi scientificisé, est bien un

artefact produit par des contingences socioculturelles7 : « […] the naturalistic reality of bodies is

created by scientists rather than beeing rooted in nature »8.

Le corps féminin devient conséquemment un objet médical par excellence dans cette quête des caractéristiques naturelles et essentielles des humains. Bien qu’on dissèque les deux types de corps9, le choix des organes à décortiquer et le sens symbolique qui s’y rattache diffèrent

clairement en fonction du sexe. Tandis que le corps masculin est analysé dans toute sa splendeur (système respiratoire, digestif, muscles, etc.), l’anatomie féminine est strictement considérée en fonction de ses organes sexuels et reproductifs. Comme la littéraire Karen Newman l’a justement remarqué, « Female anatomy, it seems, can only be represented synecdochically in its

1 Donna J. Haraway, Simians, Cyborgs and Women. The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991; Thomas Laqueur, Making Sex, op.cit.; Londa Schiebinger, Nature’s Body. Gender in the Making of Modern Science, New Brunswick & New Jersey, Rutgers University Press,

2006.

2 Thomas Laqueur, Making Sex, op.cit., p. 5; Jyotsna Gupta, New Reproductive Technologies, Women’s Health and Autonomy, op.cit., p. 31. 3 Charles W. Bodemer, « Historical Interpretations of the Human Uterus and Cervix Uteri », dans Richard J. Blandau and Kamran

Moghissi (dir.), The Biology of the Cervix, Chicago & London, University of Chicago Press, 1973, p. 1-11.

4 Nelly Oudshoorn, « On Bodies, Technologies, and Feminisms », dans Angela Creager et al. (dir.), Feminism in Twentieth-Century Science, Technology and Medicine, op.cit., p. 202. Voir aussi Thomas Laqueur, Making Sex, op.cit.

5 Thomas Laqueur, ibid., p. 10.

6 Ibid.; voir aussi Michel Foucault, Histoire de la sexualité, op.cit. 7 Thomas Laqueur, ibid., p. 164.

8 Nelly Oudshoorn, « On Bodies, Technologies, and Feminisms », dans Angela Creager et al. (dir.), Feminism in Twentieth-Century Science, Technology and Medicine, op.cit., p. 204.

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sexual/reproductive specificity »1. Ainsi, tout le savoir biologique qui se constitue à l’égard de la

gente féminine s’élabore en fonction de ses organes reproducteurs, et on juge que ces « faits » peuvent être généralisés jusqu’aux tréfonds de son squelette :

In the late eighteenth century, anatomists for the first time produced detailed illustrations of an explicitly female skeleton to document the fact that sexual difference was more than skin deep. Where before there had been only one basic structure, now there were two2.

En d’autres termes, le regard naturalisant réduit la femme (tant son corps que son esprit) à son principal organe, l’utérus3, considéré comme le siège de la féminité4. La philosophe des sciences

et techniques Nelly Oudshoorn rapporte en ce sens : « By the late nineteenth century, medical scientists had extended this sexualization to every imaginable part of the body: bones, blood vessels, cells, hair, and brains. Only the eye seems to have had no sex»5. Dans la même veine, le

sociologue Thomas Laqueur relate, dans son ouvrage majeur Making Sex, que : « Women’s bodies in their corporeal, scientifically accessible concreteness, in the very nature of their bones, nerves, and, most important, reproductive organs, came to bear an enormous new weight of meaning »6. La représentation naturalisée du corps féminin et maternel le place à l’avant-plan,

devenant source d’obsession analytique, tout en le dénigrant et le réduisant à un simple organisme passif digne d’intervention. Avant de creuser cette conception du corps maternel présent/absent dans l’obstétrique/gynécologie, examinons d’abord comment s’effectue l’expansion de ce domaine.

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