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2. Problématique : l’effacement du corps maternel

2.2 Le paradoxe du corps présent/absent

Il peut paraître au premier abord saugrenu ou du moins paradoxal de proclamer que le corps maternel est en voie de disparition, alors que ce dernier semble au contraire s’exalter sur la place publique. Effectivement, le culte contemporain du ventre rond – exprimé entre autres par les médias et l’actuelle mode de vêtements maternels ajustés – suggère que la femme grosse, symbole de bonheur et d’épanouissement3, est très loin de l’extinction mais semble plutôt bien se

porter. D’autant plus que nous assistions actuellement à une recrudescence de la natalité, un « boom des naissances des années 2000 »4. Mais il faut savoir que cette omniprésence du corps

maternel fascinant s’accompagne simultanément de sa mise en absence, de sa dévalorisation, exprimée notamment par les regroupements de femmes qui dénoncent « le mythe ou l’arnaque de la grossesse épanouissante » et militent « pour une réduction du temps de grossesse »5. Le

statut du corps maternel dans la trame sociale contemporaine est effectivement représenté de deux principales manières, qui ne sont pas contradictoires mais plutôt complémentaires tel les deux faces de Janus : le corps consacré s’accompagne du corps condamné, le corps extrême du

1 « The notion that a man might create a human being by himself, without a woman, is an ancient one embodied in both the legend

of the golem of medieval Jewish mysticism (a clay creature that had been given life,) and the homunculus or diminutive man alchemists attempted to create. Boys’ urine, blood and sperm were along the ingredients alchemists prescribed for the creation of a little man ». Gena Corea, The Mother Machine, op.cit., p. 260.

2 Irina Aristarkhova, « Ectogenesis and Mother as Machine », loc.cit., p. 44; Gena Corea, The Mother Machine, op.cit., p. 283. Toutefois, il

ne s’agit pas toujours, selon nous, d’effacer la mère, mais plutôt son corps. La présence maternelle s’exprime sous d’autres formes (définition génétique du lien maternel, désir d’enfant, projet parental, éducation de l’enfant, etc.).

3 « La femme enceinte, devenue icône du bonheur et de la plénitude dans les médias, prend plaisir à mettre en scène son gros ventre.

[…] Les femmes montrent un certain empressement à pourvoir “exhiber un gros ventre”. Certaines usent même de stratégies pour que l’on puisse voir très tôt en elles de “futures mères”. […] Les femmes cherchent ici la reconnaissance d’autrui à travers le changement du corps, elles attendent dans le regard de l’autre une légitimation de leur état ». Béatrice Jacques, Sociologie de

l’accouchement, op.cit., p. 2 et 23. Voir aussi Robbie Davis-Floyd, Birth as an American Rite of Passage, op.cit. Pour un exemple probant de la

grossesse miraculeuse comme évènement heureux et épanouissant « permettant aux parents de voir la vie en rose », voir « Neuf mois pour venir au monde. 30 questions sur la plus belle aventure de la vie », Science & Vie hors-série, no 234, mars 2006, p. 22.

4 Béatrice Jacques, Sociologie de l’accouchement, p. 2.

5 Cécile Denayrouse, « La grossesse serait-elle une publicité mensongère? Des femmes enceintes remettent en cause ce qu’on leur a

raconté durant des années », Tribune de Genève, 3 juillet 2009 ; voir aussi Johanne Perreault, « La face cachée de la maternité », Le Soleil, 4 juin 2009. Dans le même sens, la littéraire Carol A. Stabile rapporte le tollé qu’a causé la photo de la comédienne Demi Moore, enceinte et nue, sur la couverture de la revue Vanity Fair (août 1991). « What repelled and shocked viewers obviously was the vast expanse of white, pregnant belly. Why, in an era of infinitely representable nudity, did such a comparatively modest photograph elicit such a response? ». Dans « Shooting the Mother: Fetal Photography and the Politics of Disappearance », Camera Obscura, 10 (1-28), 1992, « Imaging Technologies, Inscribing Science », p. 190.

corps chétif. Cette double représentation du corps limité/libéré renvoie spécifiquement à ce que l’anthropologue David Le Breton dénomme le « paradoxe du corps présent-absent »1.

D’une part s’exhibe le culte occidental du corps : régimes d’amaigrissement, culturisme, chirurgie esthétique, sports extrêmes, corps « plastinés » de Body Worlds2, hypersexualisation des

jeunes et moins jeunes, industries cosmétique et pornographique florissantes, en plus des nombreuses séries télévisées hyperréalistes dévoilant « sous tous les angles des flots de sang, des corps en bouillie, des têtes ou des poitrines qui explosent, des membres coupés à la tronçonneuse »3. Ces différents exemples semblent tous azimuts indiquer que le corps est plus

que jamais une figure à l’avant-scène socioculturelle.

Mais d’autre part, de façon peut-être plus subtile, le corps est socialement effacé, nié, évité, refoulé. Retraçant la longue histoire occidentale d’occultation du corps, David Le Breton démontre aisément la conception du corps pesant et importun, notamment en soulevant les nombreux malaises qui émergent des interactions sociales et manifestations corporelles. Dans la mesure où l’homme occidental démontre « implicitement sa volonté de ne pas ressentir son corps, de l’oublier autant que possible »4, l’importance du corps dans l’expérience subjective tend

à s’estomper. En effet, le corps ne semble se manifester que lors d’un malaise, d’une crise ou d’un excès (douleur, fatigue, blessure, sexualité, règles, gestation, etc.)5. En tient pour preuves la

réticence communément partagée à toucher – ou d’être touché par – un inconnu (entraînant immédiatement des excuses), ou bien le malaise vécu lors d’une expression corporelle « incivilisée » et gênante (bruit, odeur, éclat de sanglots). Ne sachant jamais très bien comment aborder le corps, vivant inévitablement un embarras lorsque le corps (le sien ou celui d’autrui) est imprévisiblement mis en évidence, les individus occidentaux contemporains6 vivent donc

généralement un rapport incommode et effacé à leur corps mystérieux et insaisissable1.

La science et la technique modernes sont épistémologiquement fondées sur cette absence du corps, tel que rappelé par les sociologues Mary Kosut et Lisa Jean Moore : « the

1 David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, op.cit.

2 L’exposition controversée Body Worlds/Le monde du corps, de l’anatomiste Gunther von Hagens, a fait le tour du monde en exhibant

l’anatomie de corps « plastinés » et découpés. Voir http://www.bodyworlds.com/en.html (consulté en mai 2007).

3 David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, op.cit., p. 205. 4 Ibid., p. 127.

5 Ibid., p. 128. Dans le même sens, Robbie Davis-Floyd rapporte que : « America is a “noncontact culture” with low rates of touch as

compared to “contact cultures” such as those around the Mediterranean. Although touch rates for retrieving or punishing were the same in all cultures (Greece, USSR, US), touch rates for soothing, holding, and play were significantly lower in the US ». Dans Birth as

an American Rite of Passage, op.cit., p. 148.

6 Évidemment, ce terme est pris au sens large, sans toutefois nier toutes les nuances et variantes du rapport au corps en fonction du

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“scientific revolution” of modernity was predicated on the denial of embodiment »2. C’est-à-dire

que la conception embarrassante du corps est à la source de la différenciation moderne corps/esprit, nature/culture, objet/sujet, où l’esprit rationnel détache le corps de l’individu qui l’incarne et tente de civiliser3, de culturaliser cet objet naturalisé afin de saisir l’insaisissable. Du

fait de cet espace vacant, de ce vide symbolique à propos du corps, la science et la technique opèrent un pouvoir central dans sa construction symbolique et propagent ce savoir désincarné. Conçu comme un support accessoire, secondaire à l’être, le corps est pris pour objet central d’analyse scientifique qui le voit comme puissant mais défaillant, à la manière d’une machine. La science et la technique occupent donc une place cruciale dans ce portrait du corps-machine imparfait, en tentant sans cesse d’intervenir sur lui, de le perfectionner, voire le surpasser. Ce faisant, elles radicalisent l’effacement du corps déjà existant en le rendant davantage étranger au sujet.

Médicalisé de la conception à la mort (et même de la pré-conception au stade post

mortem4), le corps humain est constamment défini et interprété selon ces paramètres scientifiques,

et ainsi rendu sujet à intervention technoscientifique, qui pour sa part occupe une place sans cesse grandissante dans l’accomplissement de la vie subjective. « De la conception in vitro au prélèvement d’organes, la médecine et la biotechnologie relaient les processus organiques, elles les orientent selon leur volonté. Loin de seulement les étudier et les accompagner, elles les modélisent »5. On n’a qu’à penser aux technologies de reproduction, ou encore à la chirurgie

plastique et au Viagra®, pour comprendre dans quelle mesure la technoscience construit – au sens figuré et au sens propre – le corps contemporain, ainsi que l’identité et le lien social. Modifiable au gré du sujet, le corps est vécu dans sa dimension objective, c’est-à-dire comme objet différencié du sujet, non pas dans sa relation intrinsèque à l’être comme dans d’autres cultures1. Grosso modo, c’est davantage l’attitude « j’ai un corps » que « je suis un corps » qui prime

dans notre société. Et cette objectivation du corps a pour effet d’en faire un alter ego objet d’obsession et d’amélioration. Par la même occasion, le corps devient facultatif, constitutif du

1 David Le Breton, ibid., p. 130.

2 Mary Kosut et Lisa Jean Moore, « Introduction: Not Just the Reflexive Reflex. Flesh and Bone in the Social Sciences », dans Lisa

Jean Moore et Mary Kosut (dir.), The Body Reader, op.cit., p. 4.

3 C’est-à-dire de soumettre le corps au processus de civilisation afin de contrôler et « humaniser » les manifestations du corps

« naturel », animal ou pulsionnel. Voir Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1991.

4 Notamment dans les cas de « mort cérébrale » où le corps est mainetneu en vie afin d’entretenir ses organes et ainsi pouvoir les

greffer dans un autre corps. Voir Sarah Franklin et Margaret Lock (dir.), Remaking Life and Death, op.cit.; Céline Lafontaine, La société

postmortelle, op.cit.

sujet seulement lorsque celui-ci choisit d’en faire une priorité individuelle. Dans ce contexte, le corps n’est donc plus nécessairement une figure de proue des interactions sociales.

Or, soyons clair : en affirmant l’effacement du corps, il ne s’agit pas de dire que le corps est transparent, sans profondeur ni secret; le corps demeure inévitablement présent puisqu’il est une immanquable modalité de l’existence, la condition première de notre rapport au monde. Toutefois, il est constamment mis en absence, écarté de l’être qui l’incarne, devenant contrôlable, optionnel et remaniable. En témoigne à plusieurs égards la pensée occidentale moderne qui génère des conceptions unidimensionnelles du corps, tel que souligné par la chercheure en

Cultural Studies Jyotsna Agnihotri Gupta :

In different discourses the human body has been perceived differently and rather narrowly, as for instance, by Marx as the economic body, by Freud as the sexual body, in scientific and medical discourse as the mechanical body, by modern day reproductive scientists and biologists as the hormonal body, in population discourse as the fertile body and so on, rather than the body as a whole, constituting an individual2.

C’est en ce sens que Le Breton définit le « paradoxe du corps présent-absent » et affirme que notre société repose sur une « anthropologie résiduelle »3 qui exprime un « adieu au corps »4. Et

c’est seulement dans un tel contexte qu’on peut penser, voire créer, une maternité sans corps maternel.

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